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La littérature en classe d’accueil

Travailler des textes littéraires en classe d’accueil, avec des élèves en cours d’acquisition de la langue française, n’est-ce pas une gageure quand on connaît le statut difficile du texte littéraire en classe de langue étrangère en général, souvent évincé au profit de documents à visée communicationnelle et fonctionnelle ? On a souvent tendance à opposer et ordonner langue et littérature, la maîtrise de la première conditionnant l’accès à la seconde. Or, des années d’enseignement en classe d’accueil, m’ont prouvé que, quel que soit le degré de maîtrise du français des élèves auxquels on s’adresse (ENA, ex-ENA, élèves nés en France mais dont la langue parlée à la maison n’est pas le français), que ce soit dans une perspective de FLE, FLS, FLSco, ou FLM, le travail avec des textes littéraires est indispensable, parce qu’ils sont suffisamment riches pour permettre aux élèves de développer leur maîtrise de la langue française, d’acquérir une culture et de construire leur vision du monde et d’eux-mêmes.

D’ailleurs les programmes en vigueur rappellent la place de la littérature. Dans le document officiel sur le FLS[[Le FLS, collège repères, CNDP, 2000]], c’est « une des voies d’accès privilégiées à une autre civilisation » et parce que l’on remarque qu’elle est la « grande absente des manuels de FLE, elle est le plus tôt possible abordée dans les cours de FLS ». Dans le Socle Commun, le pilier 1 sur la maîtrise de la langue et le pilier 5 sur la culture humaniste insistent chacun sur « la fréquentation de la littérature d’expression française », « instrument majeur des acquisitions nécessaires à la maîtrise de la langue française » et « qui contribue à la connaissance des idées et à la découverte de soi. »

Compétences orales et écrites

Travailler avec des textes littéraires n’est nullement incompatible avec l’apprentissage du français : on peut travailler toutes les compétences requises, les compétences communicatives d’abord (compréhension orale/production orale/production orale en interaction/compréhension écrite/production écrite), puis les compétences linguistiques, car le lien souple mais solide entre langue et littérature n’est plus à démontrer. C’est l’occasion idéale de mettre en évidence l’opposition langue/contrainte et littérature/liberté et de faire comprendre aux élèves la nécessité de maîtriser les lois qui organisent cette langue pour pouvoir ensuite se libérer de « la rection généralisée »[[Roland Barthes, leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, 7 janvier 1977]] de la langue. Les compétences culturelles peuvent aussi se travailler et à un double niveau. D’abord, l’élève s’approprie la culture scolaire française : le cours de français, « à la française en France »[[D-R Charbonneau, thèse de doctorat nouveau régime, en didactologie des langues et des cultures, intitulée « Enseigner et apprendre la littérature française, à la française, en France », soutenue à Paris 3-Sorbonne nouvelle en septembre 2OO6, direction de G.Zarate]], va lui permettre de se familiariser rapidement avec ce qui lui sera demandé plus tard en classe banale. Ensuite, il rencontre les imaginaires, les goûts et les valeurs d’un pays, c’est-à-dire son univers symbolique dans sa dimension historique (fondements et évolutions). Enfin, penser la littérature comme « un universel-singulier »[[M. Abdallah-Pretceille et L. Porcher, Education et communication interculturelle, 1996, un chapitre sur l’importance de la littérature pour l’expérience de l’altérité et de la diversité culturelle.]], singulière car ancrée dans une culture spécifique mais universelle car s’adressant à chacun, permet à l’enseignant d’offrir au nouvel arrivant des matériaux pour continuer à penser et à se construire car, comme Cécile Goï[[Cécile Goï, « Expatriation et réussite scolaire des enfants migrants en France : vers une marginalisation expansive », dans la revue Raisons, comparaisons, éducations, n°1 janvier 2008, L’Harmattan]] le rappelle, cette nouvelle langue est aussi « porteuse de l’élaboration identitaire de l’enfant » et le récit est fondamental dans la construction de notre identité (Cf. J.Bruner[[J. Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Le récit au fondement de la culture et de l’identité individuelle, Retz 2002]]).

Des parcours différents

Comment procéder ? Plusieurs principes peuvent nous guider. Notre objectif principal étant l’intégration en classe banale, il faut toujours garder un lien fort avec les programmes (liste d’œuvres proposées) et leurs modalités de mise en œuvre (groupements d’extraits/œuvres intégrales-Lecture analytique/lecture cursive). Ensuite, on veille à faire travailler tous les élèves sur le même texte mais en privilégiant des parcours de lecture différents selon les acquis de chacun dans la maîtrise du français : comme le montrent plusieurs ouvrages actuellement disponibles[[Enseigner le FLS par les textes littéraires aux élèves nouvellement arrivés en France, Les Cahiers VEI, d’Elizabeth Faupin et Catherine Théron, CRDP Nice, 2007 ou Lectures d’auteurs, de Marie Barthe et Bernadette Chovelon, PUG de Grenoble, 2005.]], on peut concevoir pour chaque texte une série d’exercices, parcourant toutes les compétences à travailler, avec, pour chacune d’entre elles, des niveaux de difficulté différents[[Voir des exemples en ligne sur le site du CASNAV de Paris.]]. De même, on n’hésite pas à combiner plusieurs supports, quand cela est possible : cassette audio/vidéo, DVD, œuvres en lecture facile et version originale. L’approche comparative semble ici particulièrement appropriée : le travail de N.Auger[[N. Auger, Comparons nos langues, CRDP Languedoc-Roussillon]] peut tout à fait être transféré aux textes littéraires, aux méthodes de travail, aux modalités des différents exercices pour la littérature dans les systèmes éducatifs qu’ont fréquentés nos élèves, aux universaux thématiques[[O.DUCROT et J – M SCHAEFFER, dans l’article sur les genres littéraires du Nouveau Dictionnaire des Sciences du Langage : certaines déterminations génériques, qu’il s’agisse de modes thématiques (le mythe, la légende, la tragédie, l’épopée,…), de tonalités affectives (le lyrique, l’épique, le dramatique), ou de formes simples (le conte, le trait d’esprit, la geste, …) se retrouvent dans les littératures les plus diverses et dans les traditions les plus hétérogènes, sur des topoï (motifs) littéraires, des personnages-types/fonctions,…)]]. Il s’agit moins de chercher à combler, tant bien que mal, un manque de culture littéraire française que de rendre conscient l’écart dynamique, qui existe toujours, entre le pôle de production d’un auteur et le pôle de réception de son lecteur, pour faire comprendre aux élèves la nécessité de s’interroger, de dialoguer, conditions sine qua non pour que s’opère une véritable rencontre. Dans le même ordre d’idée, on veillera constamment à des « pauses réflexives » : pourquoi faisons-nous cela ? Dans quel but ? Comment ? En fait, faire cours en classe d’accueil, c’est aussi « défaire » le cours, c’est-à-dire en dévoiler la mécanique et les objectifs, rendre visibles tous ses implicites et ses présupposés qui sont censés être partagés.

La littérature, parce qu’elle n’est que « représentation » du réel, permet, en douceur, d’aborder la question de la subjectivité et du relativisme culturel, pour sortir de soi et aller vers l’autre.

Quels textes et œuvres utiliser ? Tous les textes cités dans les programmes de français, selon l’âge et la classe banale d’intégration des élèves. Des textes simples et accessibles d’un point de vue linguistique, surtout au début, mais riches et complexes du point de vue de leur contenu, susceptibles d’intéresser les élèves : il faut absolument distinguer le degré de maturité des élèves de leur niveau de maîtrise linguistique du français. Les œuvres du patrimoine culturel français, des récits fondateurs aux œuvres contemporaines, permettent de travailler sur la notion de « communauté interprétative »[[J. Bruner, op.cité.]], sur l’origine et la construction de valeurs communes autour desquelles les hommes souhaitent se rassembler. Les textes porteurs de charge affective très forte auront une dimension cathartique non négligeable[[S. Boismare, L’enfant et la peur d’apprendre, Dunod, 1999 pour la première édition.]]. La littérature francophone permet de réfléchir sur l’aventure de se construire et d’écrire dans une autre langue. On peut également choisir des œuvres aux thèmes proches de la réalité des élèves, que ce soient des autobiographies ou non, récits de voyages, de découverte de soi, de l’autre, de l’école, etc. Enfin, on n’oublie pas les textes « réflexifs » qui questionnent la langue, le langage, la littérature, comme par exemple ceux de J. Tardieu, dans La Comédie du Langage. En prenant la langue et le langage comme centre d’intérêt, ils les mettent à distance : cette distance est proche de celle des ENA avec le français, qui, pour eux, n’est ni transparent ni évident, et ils réagissent souvent mieux que les élèves francophones natifs à ces textes-là. Leur dimension ludique, un peu irrévérencieuse rassure les élèves et leur montre qu’ils ne sont pas les seuls à se poser des questions sur cette langue. C’est le moyen de favoriser une prise de « conscience linguistique »[[M. Yaguello, Alice au Pays du Langage, Seuil,1981]] et métalinguistique, pour une meilleure maîtrise de la langue.

Si l’on travaille sur des textes littéraires en classe d’accueil avec pour premier objectif de préparer les élèves à ce qu’ils feront en classe banale, on s’aperçoit vite que la littérature est le lieu privilégié où peuvent s’articuler et se questionner savoirs, cultures et identités. D’ailleurs, au regard de la littérature, ne sommes-nous pas tous des étrangers ? Proust dans la conclusion de Contre Sainte Beuve nous le dit : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux. »

Isabelle Nauche