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La lecture en ZEP

Cette enquête dans une ZEP met en évidence le rapport complexe à la lecture d’élèves de CE2 dont les parents ne savent pas lire.

Nous avons tenté de définir le rapport à la lecture d’élèves scolarisés en ZEP en nous appuyant sur une série d’entretiens menés auprès d’une classe de CE2 d’une école dite difficile d’un quartier de Montpellier dont la population est en grande majorité issue de l’immigration maghrébine.

La façon dont la famille a présenté l’écrit à l’enfant joue un rôle très important et il ressort de notre étude que des enfants en difficulté sociale voient la lecture comme un savoir salvateur qui pourra les faire sortir de leur condition, les faire évoluer au sein de la société.

La lecture, entre école et plaisir

Le rapport à la lecture observé en milieu défavorisé présente tout d’abord une dimension scolaire dans le sens où le mot lecture renvoie automatiquement à l’acte de classe et non à une pratique personnelle. Ces enfants entendent par le mot « lecture » une discipline scolaire correspondant à une plage horaire imposée durant laquelle ils font de la lecture orale mais aussi de l’explication de texte ou encore des fiches de lecture. Preuve en est que pour eux la lecture « ça sert à apprendre à lire ! » Rares sont les enfants qui comprennent « lecture » en tant qu’acte de lire, moment d’intimité ou d’évasion.

Le rapport à la lecture est également social car si ces enfants ont une représentation si fonctionnelle de la lecture ce n’est pas parce qu’ils n’aiment pas lire mais parce que, pour eux comme pour leur entourage, il y a urgence. La plupart de ces élèves rencontrent l’écrit seulement après leur entrée à l’école. Il n’est donc pas étonnant que pour eux « lecture » rime irrémédiablement avec école. De plus la grande majorité de leurs parents ne sait pas lire le français et pour eux le but premier de l’école est d’apprendre à lire à leurs enfants afin qu’ils ne rencontrent pas les mêmes difficultés qu’eux. C’est pour cette raison que la lecture est perçue par les enfants comme une discipline on ne peut plus sérieuse qui ne peut être vue comme une distraction, comme un loisir.

Cependant il serait faux d’affirmer que les enfants que nous avons interrogés ne lisent jamais pour le plaisir. Seulement, la lecture plaisir est perçue comme une activité qui se démarque totalement de la lecture « scolaire » et qui passe au second plan. Ainsi pour Ouafa : « parfois quand tu rentres chez toi tu demandes à ton père qu’il t’achète des, plein de livres, et après il te les achète, des romans et tout ça, et après tu les prends, quand, quand, quand t’as pas de devoirs tu les lis ». Ces paroles mettent en avant l’existence, dans l’esprit des élèves, de deux manières d’appréhender la lecture. En fait, ils font une différence entre faire de la lecture et lire un livre. La première lecture est un travail (ça sert à apprendre !) et les enfants ne manquent pas de préciser que l’on ne pratique la « seconde lecture » que lorsque l’on a terminé ses devoirs. Lire un livre apporte peut-être des sensations nouvelles mais ce n’est pas quelque chose de sérieux. Et le sérieux c’est primordial quand on apprend à lire pour s’en sortir, « pour avoir un métier plus tard », en bref pour vivre comme tout le monde au sein de la société.

Conflits d’appartenance

Pour mieux comprendre pourquoi certains de ces élèves réussissent et d’autres échouent, écoutons-les parler de leurs parents. L’acte d’apprendre se situe dans un système d’identification. Nicole Mosconi, dans le collectif Formes et formations du rapport au savoir [[MOSCONI Nicole, BEILLEROT Jacky, BLANCHARD-LAVILLE Claudine (2000), Formes et formations du rapport au savoir, L’Harmattan.]] , fait la différence entre « rapport au savoir théorique » et « rapport au savoir pratique ». Les élèves des milieux populaires développent le plus souvent un « rapport au savoir pratique » puisque c’est celui que leurs parents utilisent et valorisent. Une fois à l’école, ces enfants sont obligés d’acquérir un savoir qui n’est pas celui qu’ils ont rencontré jusque là dans leur famille. Non seulement ils sont en position de faiblesse par rapport aux enfants de milieux plus aisés, formés dès leur enfance au savoir commun dispensé à l’école, mais ils se sentent également obligés de choisir entre leur culture d’origine et la culture scolaire.

Le savoir est, de plus, lié à la structure psycho-familiale dans le sens où l’enfant identifie le maître comme figure de la continuité parentale ou comme dérivée. Si cette figure s’avère, aux yeux de l’enfant, trop différente, il doit, consciemment ou inconsciemment, décider quel savoir adopter, ce qui peut créer des conflits identificatoires chez certains élèves.

Certains enfants issus de l’immigration échouent à l’école parce qu’ils se sentent tiraillés entre leur culture d’origine et la culture qui leur est inculquée en classe ; l’enfant qu’ils sont dans sa famille s’oppose à l’élève qu’ils doivent être à l’école. Le fait de se sentir « supérieurs » à leurs parents, de se sentir en mesure de leur enseigner des choses, inverse les rôles et peut leur donner envie de ne plus progresser à l’école de peur de perdre leur statut d’enfant au sein de la famille.

Pour le moment les enfants interrogés expriment une certaine fierté à pouvoir aider leurs parents. C’est le cas de Mohamed : « Et ben moi je lis toujours, mon père il me dit : « lis les lettres et explique moi ». Je lui explique toujours même si c’est le travail de mon père. » Ou encore d’Attika : « Moi aussi des fois ma mère elle me dit « regarde, c’est quoi cette lettre » et je regarde, je lui lis et après je lui explique qu’est-ce que ça veut dire et tout. »

Mais, lorsqu’un enfant dont les parents savent lire s’étonne du rôle que tiennent ses camarades au sein de leur foyer, le réflexe de défense de ces derniers laisse entrevoir une gêne qui risque d’augmenter à l’adolescence, à mesure qu’ils comprendront que leur place dans la famille n’est pas tout à fait « traditionnelle ».

Marwa : Parce que sinon et ben quand on est grand, on sait pas lire et tout et on sera obligé, quand on sera grand on sera obligé d’encore y aller à l’école. D’aller à l’école comme les papas et les mamans qui ne savent pas écrire.
Animatrice : Il y a des papas et des mamans qui vont à l’école ?
Marwa : Oui, comme mon papa.
Mohamed : Ton père il sait même pas lire ?
Marwa : (en colère) Et ben c’est pas la peine de te moquer, et ben ça existe !
Atika : Moi aussi ma mère elle va à un truc là à la maison pour tous pour apprendre à lire. Elle y va tous les vendredis après-midi, et les mardis après-midi.

Projet des enfants, demande des parents, rôle de l’école

Ce n’est donc pas dans le plaisir proprement dit que les élèves trouvent leur motivation mais dans l’envie et le besoin d’aider leurs parents dans certains actes quotidiens lorsque ceux-ci ne savent pas lire. Pour ces élèves, l’écrit n’est pas absent de la maison, mais il est méconnu et ses diverses formes d’utilisation le sont encore plus. Les parents ne lisent certes pas de romans mais sont tout de même confrontés au courrier, aux affichages de prix et aux panneaux de signalisation. Quand leurs enfants commencent à déchiffrer, ils deviennent le relais qui unit les parents au monde de l’écrit et à la société tout entière. Ainsi donc certains enfants ont un projet pour eux mais celui-ci englobe toute leur famille et il en est d’autant plus motivant. Dans le cas d’un grand nombre des élèves qui ont pris part aux entretiens, le pouvoir signifiant de l’écrit est apparu et il se crée quelque chose qui les motive et leur donne envie d’apprendre.

Il apparaît ici que la motivation, si elle n’est pas toujours antérieure à l’apprentissage, peut en découler directement. Les enfants interrogés étaient déjà motivés par leur milieu social et très certainement par les demandes de leurs parents ; cependant, et même s’ils ne l’ont pas clairement exprimé, le fait qu’ils soient à présent capables d’aider leurs parents, et que ces derniers fassent appel à eux, leur montre certainement ce que la lecture peut leur apporter. Ils se trouvent donc dans cette interaction où les effets produits par leur capacité à lire motivent leur apprentissage et leur donnent encore plus envie de lire. L’école leur a montré ce que pouvait leur offrir le monde de l’écrit, même si l’utilisation qu’ils en font est pour la grande majorité exclusivement utilitaire, et on peut espérer qu’ils seront pris dans une spirale qui leur donnera l’envie d’aller plus loin et leur permettra de découvrir des formes plus culturelles de la lecture, nécessaires à leur réussite scolaire ultérieure.

Un enfant qui n’a pas rencontré l’écrit avant l’école, à plus forte raison si le français n’est pas sa langue maternelle, a toutes les chances d’avoir plus de difficultés qu’un autre élève pour apprendre à lire. Sa motivation ne lui viendra que de l’école et le plaisir qu’apporte la lecture ne lui aura pas été transmis dans une sphère intime. Le fait de savoir déchiffrer à voix haute sera perçu par son entourage comme une preuve de sa capacité à lire et l’enfant risque de se limiter à cela. Cependant, aucun enfant ne saisira mieux l’importance de l’apprentissage de la lecture qu’un enfant qui a vu ses parents souffrir de leur illettrisme et qui a compris combien il est handicapant de ne pas savoir lire. De plusieurs facteurs dépend la réussite, ou l’échec, de chaque élève et c’est en grande partie le rôle de l’école de tenir compte du rapport au savoir et du rapport à la lecture de chaque élève afin d’offrir à chacun les mêmes chances de réussir.

Amélie Mellier, Étudiante en 3e cycle, Université de Montpellier 3.