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La géomatique en classe : quels usages pour quelles finalités ?

Un nombre croissant d’enseignants et d’élèves manipulent quotidiennement des cartes et des images numériques pour leur usage personnel mais aussi scolaire. La carte numérique et le « globe virtuel » commencent ainsi à supplanter l’atlas et la carte murale traditionnels du cours de géographie : 45% des professeurs d’Histoire-Géographie qui ont répondu à une enquête de l’Observatoire des Pratiques Géomatiques de l’Institut National de Recherche Pédagogique[[Diffusée par Internet au premier trimestre 2007, cette enquête a mobilisé principalement des professeurs intéressés par ces technologies en dépassant le cercle des praticiens « avertis » (862 professeurs, également répartis entre Histoire-Géographie et Sciences de la Vie et de la Terre, ont répondu aux 19 questions). Rapport complet de cette enquête : http://eductice.inrp.fr/EducTice/projets/geomatique ]], utilisent des logiciels de cartographie numérique, à titre « privé » (21%) ou avec leurs élèves (24%). 90% d’entre eux ont déjà consulté Google Earth (ou Google Map). Ils commencent à se familiariser avec la géomatique, cet ensemble de technologies numériques pour acquérir, représenter et traiter l’information géographique[[Nous considérerons comme géographique toute information localisée, c’est à dire référencée par des coordonnées (latitude, longitude) ou l’indication de positions relatives (distances, orientation…).]]. Ils en escomptent une « plus-value pédagogique » (renouvellement des pratiques, motivation des élèves, apprentissage de l’autonomie), mais aussi une aide à la maîtrise des compétences disciplinaires (perception visuelle de l’espace, formation aux pratiques cartographiques, raisonnement géographique). 60% estiment même que ces pratiques peuvent contribuer à une éducation à la citoyenneté. Si 80% d’entre eux envisagent d’utiliser rapidement des « globes virtuels » comme Google Earth, Google Map ou Géoportail (IGN) dans leurs classes, ils ne sont toutefois que 25% à l’envisager pour les SIG[[Les Systèmes d’Information Géographique (SIG) sont les principaux outils de la géomatique qui comprend également les logiciels de cartographie numérique, les bases de données à références spatiales, les systèmes de télédétection et de modélisation numérique, les outils de localisation et de navigation en deux ou trois dimensions.]].
Cet essor des pratiques géomatiques n’est pas sans poser de nombreuses questions techniques, pédagogiques et didactiques. À partir des éléments fournis par l’enquête et d’observations faites lors d’expérimentations pédagogiques, nous dégagerons d’abord les principaux usages et enjeux de la géomatique, puis nous tenterons de montrer en quoi ces nouvelles pratiques géomatiques sont susceptibles de renouveler l’enseignement de la géographie au collège et au lycée.

Passer de l’information au savoir géographique

Depuis septembre 2005, l’Observatoire des Pratiques Géomatiques de l’INRP[[Liste de diffusion et archives : http://listes.inrp.fr/wws/info/geomatique.]] réfléchit aux enjeux de la géomatique dans l’enseignement secondaire. Au delà des outils et des ressources mobilisés, il s’agit de connaître les contextes d’utilisation, les objectifs et les démarches pédagogiques des enseignants au regard des finalités de la géographie scolaire.
La majorité des enseignants comprend que la manipulation de logiciels SIG et de ressources géo-localisées en géographie scolaire, n’a pas pour objectif de former des cartographes professionnels, mais de servir à l’acquisition de notions de géographie. La lecture/écriture d’images et de cartes numériques peut contribuer utilement à l’initiation au raisonnement géographique. Mais ces pratiques disciplinaires doivent s’articuler à des compétences transversales, validées par le Brevet Informatique et Internet (B2i) : construction d’une culture numérique, maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication. L’enjeu va donc très au-delà du stockage et de la gestion de l’information multi-sources : il s’agit de passer de l’information au savoir géographique en développant chez les élèves leurs capacités de sélection, de visualisation, d’exploration, de traitements spatiaux : en somme de préciser, approfondir, élaborer et communiquer des savoirs géographiques.
Or l’usage scolaire actuel des globes virtuels sur Internet s’appuie principalement sur des formes spontanées et intuitives d’apprentissage par exploration visuelle, au détriment de la maitrise d’une compétence, la sélection et le traitement raisonnés de l’information. Si ces nouveaux outils interactifs ont le mérite de faciliter l’accès à une information géographique actualisée et (sur)abondante, l’apprentissage des outils de traitement de l’information reste marginal : à peine 23% des enseignants d’Histoire-Géographie de l’enquête utilisent des logiciels de cartographie avec leurs élèves et moins de 10% des SIG. Ceci n’est pas dû uniquement à des difficultés matérielles ou à une absence de formation, mais témoigne de difficultés à intégrer les outils géomatiques dans la géographie scolaire pour les transformer en outils efficaces et innovants sur le plan didactique (et pas seulement technologique). Il est donc important de concevoir et de tester des pratiques géomatiques permettant de valoriser le raisonnement en géographie.

Accompagner les nouvelles pratiques

Depuis 2007, l’équipe de recherche Eductice (INRP) conduit des expérimentations sur l’utilisation en classe de différents outils géomatiques (en ligne ou hors ligne), afin de valider des démarches pédagogiques qui renouvellent la façon de faire de la géographie à l’école. Six enseignants associés ont élaboré des études de cas sur différents thèmes. La conception d’applications et la mise en place de démarches pédagogiques ont été réalisées à partir des besoins et des usages réels « sur le terrain » de chacun des enseignants. Un protocole commun d’expérimentation permet de tester ces démarches d’innovation. Il comprend l’élaboration d’un scénario pédagogique, l’intégration de la séquence sur une plate-forme pédagogique[[La plupart de ces études de cas ont été conduites sur la plate-forme Géowebexplorer, mise à disposition par le CRENAM (Université de Saint-Etienne) : http://www2.ac-lyon.fr/enseigne/histoire/article.php3?id_article=149.]], la mise en œuvre en classe avec les élèves, une analyse des réponses et un réaménagement du scénario à partir des retours d’usages.
Il s’agissait d’échapper à l’apparente facilité d’usage et de lecture des globes virtuels, mais aussi de confronter leur utilisation à celle des SIG. Ces applications ont mis en jeu différents « niveaux » d’utilisation : de la géovisualisation au traitement et même à l’édition de l’information. L’objectif n’est pas de nier ou de décréter l’intérêt de chaque outil, mais de voir à quelles conditions on passe de l’usage spontané d’outils grand public à des pratiques pédagogiques, qui intègrent les attentes de l’institution et celles de la discipline scolaires, tout en tenant compte des atouts et des limites technologiques de chaque outil.

Un enjeu démocratique

Les outils géomatiques peuvent constituer de nouveaux outils pertinents d’intelligibilité du monde et se prêter, sous certaines conditions, à différentes formes d’apprentissage. Dans une perspective d’éducation à la citoyenneté, il convient de démythifier ces nouveaux outils « magiques », censés dire la « réalité du monde », dans leur toute-puissance de saturation de l’information visuelle multiforme. L’introduction des outils géomatiques est un enjeu démocratique : les citoyens seront, de plus en plus, en présence de cartes et d’images réalisées par informatique. La maîtrise de ces outils pourra éclairer leurs choix de citoyen. Nous prendrons deux exemples réalisés par des professeurs associés à l’INRP[[Ces deux exemples de séquences ont été montrés lors de la 2e Journée d’étude géomatique INRP : http://praxis.inrp.fr/praxis/projets/geomatique/Journee_2007.]].

Caroline Jouneau-Sion (voir son article) a choisi d’utiliser Google Earth selon le postulat civique suivant : si un outil se banalise dans la société et si la participation à la vie publique nécessite sa maîtrise, c’est à l’école de former les élèves à son utilisation. La présentation de son jeu de rôle montre, qu’au delà d’un apprentissage instrumental, la géomatique permet d’enseigner une « géographie citoyenne » en les préparant à leur futur rôle de citoyen. Car l’enjeu est bien réel : l’implantation d’une infrastructure industrielle, effectivement en débat entre de « vrais » acteurs dans un environnement local familier aux élèves. Un tel dispositif se révèle susceptible de mobiliser les élèves et de les aider à passer d’un usage spontané et ludique d’un globe virtuel à un usage raisonné et distancié. Mais, pour mener à bien l’analyse géographique, il lui a fallu scénariser l’activité pédagogique et enrichir les fonctionnalités de Google Earth au point d’en faire un « quasi » SIG.

Roger Goullier a choisi, quant à lui, d’utiliser une plate-forme SIG (Géowebexplorer)[[La plate-forme Géowebexplorer a été conçue pour mettre à disposition un outil SIG simple à s’approprier pour les élèves, directement accessible sur Internet et permettant aux enseignants de déposer et partager leurs jeux de données et leurs scénarios pédagogiques.]] pour initier ses élèves à une démarche d’investigation à propos d’un espace géographique soumis au risque d’inondation. Le jeu de rôle consiste à accorder ou non des permis de construire, en sélectionnant des informations dans le SIG. L’objectif essentiel est d’initier les élèves à un raisonnement géographique susceptible d’aider à cette prise de décision. Les élèves doivent consulter des bases de données hydrologiques pour déterminer les périodes de crues et d’étiages de l’Ain, puis délimiter les secteurs inondés et croiser ensuite ces données avec l’implantation des activités humaines, en particulier les zones d’habitat. Pour y parvenir, un élève doit être capable de faire des « requêtes spatiales » (directement sur la carte en faisant des sélections à la souris) ou de saisir des « requêtes attributaires » (en utilisant la base de données qu’il peut interroger à sa guise). Outre l’acquisition de nouvelles compétences informatiques, les élèves sont amenés à interroger l’espace considéré, à faire des hypothèses et à conduire une démarche d’investigation à partir d’indices qui ne sont pas uniquement visuels (comme c’est généralement le cas dans les globes virtuels). L’étape suivante consiste à extraire de l’espace étudié, un nouvel « objet géographique » : les zones dites « à risque ». Croisant ces zones avec d’autres couches d’information, les élèves sont enfin conduits à commenter le résultat de leur traitement cartographique qui s’affiche à l’écran. Le jeu de rôle se poursuit : faut-il aménager ces zones potentiellement inondables ou les déclarer inconstructibles ? L’enquête sur le terrain vient alors préciser ou contredire les choix effectués à l’aide du SIG. Le prélèvement de nouvelles informations enrichit alors la base de données initiale du SIG. En l’occurrence, une des terrasses alluviales, considérée comme non inondable, correspondait en réalité à une ancienne zone de décharge remblayée et végétalisée. Très instable, elle était donc impropre à la construction ! L’intérêt d’utiliser un « vrai » SIG ne réside pas seulement dans ses possibilités de simulation (jeu de rôle) ; il permet aux élèves de découvrir qu’il y a plusieurs solutions possibles à une question donnée (doit-on accorder ou non le permis de construire dans telle zone ?). En fonction des requêtes jugées pertinentes, chaque élève peut construire sa propre réponse, argumenté par la carte qu’il a élaborée. Et surtout plusieurs discours géographiques peuvent s’avérer recevables, carte à l’appui !

Ce sont deux expérimentations, parmi d’autres, qui témoignent de la forte adéquation des outils géomatiques à une éducation géographique citoyenne. Dans une démarche d’investigation et d’analyse critique, les élèves sont invités à se poser des questions et à chercher des réponses à travers les fonctions interactives du SIG, or avec la démocratisation des technologies géospatiales, l’outil SIG n’est plus un support de modélisation et de simulation réservé aux spécialistes (aménageurs, gestionnaires, décideurs) ; il devient un support de réflexion collaborative dans une démarche citoyenne participative.
La maîtrise des outils géomatiques permet de former le citoyen à partir d’outils « sociaux » (voire de l’initier aux outils professionnels de demain), tout en faisant une géographie plus concrète, plus proche de l’exploration visuelle, de la démarche d’investigation et de la résolution de problèmes.

Sylvain Genevois, Chargé d’études et de recherche, Équipe EducTice – INRP.