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La figure de l’autre dans l’école républicaine

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Soit une équipe d’enseignants novateurs, en secteur très difficile, qui se défait après dix ans. Florence Giust Desprairies, psychosociologue et intervenante réputée, essaie de les aider à y voir clair. Autres interventions, dans un établissement élitiste en crise, où l’analyse institutionnelle donne les clés du malaise ou en participant à un groupe de réflexion sur la violence. Quelques observations pénétrantes : entre ces élèves « qui ne veulent plus se laisser faire » et les enseignants, ce qui existe c’est « une agressivité réciproque liée à un trop de renoncements, de frustrations et de découragements de part et d’autre ». Ce que l’élève adresse à son maître, ce sont moins souvent des injures que « des questions mal venues, considérées comme incongrues, interprétées comme cherchant à nuire ou à blesser ». C’est que « les enseignants attribuent au regard de l’élève le pouvoir de porter sur eux un jugement définitif… » [[p.105-106.]]. Car ces enseignants en crise ont en tête un modèle qu’ils ne peuvent plus vivre : ils attendent une complémentarité prof/élève qui ne se réalise plus et ils essaient de s’en consoler en définissant l’élève comme vide et dépourvu, au lieu de le percevoir tel qu’il est. Car si nous sommes remis en question par la non-maîtrise des pulsions chez certains élèves outlaws, c’est qu’elle ravive en nous notre violence difficilement canalisée et dominée. L’étrangeté de l’autre ravive douloureusement en moi ma propre étrangeté, étouffée par l’idéal de maîtrise que j’essaie d’incarner.

Comment intervient alors F. Giust-Desprairies ? : « Pour tenter d’approcher cette altérité inquiétante, je propose aux enseignants de revenir sur l’histoire de leur scolarité et sur les situations à l’origine de leur malaise, en resituant ces dernières dans des périodes de vie qui permettent de ressaisir les tensions actuelles dans leur temporalité. » [[p. 171.]] « Lorsque les maîtres approchent cette intrication complexe et douloureuse entre l’autre comme autre et l’autre en eux-mêmes, c’est aussi le rapport entre sujet de raison et sujet affectif qui est réexaminé. » [[p. 168.]], le but étant d’arriver à une « co-appartenance conflictuelle ». Excellente formule, qui définit bien une classe qui marche, face au modèle mortifère et passéiste du groupe d’enfants sages. Excellentes encore, ces questions [[L’auteur reconnaît sa dette envers Castoriaddis.]] qu’il faudrait se poser régulièrement dans chaque classe et chaque établissement : « Qui sommes-nous comme collectif ? Qui sommes-nous les uns par rapport aux autres et les uns pour les autres ? Dans quoi sommes-nous ? Que désirons-nous ? Qu’est-ce qui nous manque ? » [[p. 158.]]. Indiscutablement, le meilleur du livre est dans ces interrogations, qui s’inscrivent dans le champ de l’intervention psycho-sociologique.

Diagnostic de l’auteur : l’équipe d’innovateurs présentée au chapitre III a surtout cherché à être une équipe, sans changer sur le fond la relation avec les enfants en extrême difficulté dont ils étaient chargés. Soit ! On aimerait quand même connaître l’avis de l’équipe d’instituteurs ainsi analysée et en savoir plus sur ses innovations. Et puis, innover en équipe pendant dix ans avec des publics en extrême difficulté… belle réussite, non ? L’auteur leur reproche de n’avoir pas su « laisser émerger la différence et le conflit ». Mais le vrai problème c’est de les gérer. Quand la différence se manifeste massivement sous forme de racismes et de sexismes agressifs, il faut tout de même travailler à l’accord égalitaire entre tous. Qu’est d’autre le débat qu’une conciliation de la violence et de la parole raisonnable ? Et l’élaboration d’une loi commune n’est-elle pas aussi la conciliation du désir d’être soi et de règles communes ? Quand les enseignants essaient de contrôler la violence (celle de certains élèves et la leur) est-ce vraiment pour préserver un modèle idéal d’eux-mêmes… ou pour en préserver leurs élèves, autant que possible ? Et « dénie-t-on l’altérité » quand on essaie de socialiser en instruisant et d’instruire en socialisant ?

On sent bien là une des limites du livre : les élèves, placés hors du champ d’investigation, sont un peu le continent noir, l’incarnation pure et simple de l’altérité : ce terme confond les écarts sociaux, les environnements culturels des différentes immigrations, et des difficultés d’expression, des situations d’échec scolaire et de rejet de l’école [[Qui interroge, bien entendu, le fonctionnement « normal » de l’école. Aux Cahiers, c’est notre préoccupation. ]], ou parfois même des perturbations graves de la personnalité et de la vie familiale d’enfants et d’adolescents.

On aimerait aussi que les enseignants soient parfois reconnus dans ce livre comme porteurs de projets positifs ; qu’on lise d’eux autre chose que l’expression de leur souffrance ou de leur satisfaction devant les effets de la thérapeutique. Apparaissent uniquement des groupes en détresse et les idéologies régressives et passéistes dans lesquelles ils se réfugient momentanément (l’effet salle de profs fin décembre !) conduisent peut-être à des généralisations excessives. On le sait, la pratique d’un prof vaut toujours mieux que les propos qu’il tient en groupe – à l’exception des spécialistes en propos vertueux, qui d’ailleurs ne restent pas longtemps dans les établissements scolaires.

Les catégories politiques en arrière-plan me paraissent, quant à elles, datées et approximatives. Englober sous le terme d’« école républicaine » une école novatrice en banlieue sensible et un lycée bourgeois conservateur ne nous éclaire pas. On sait que, dans les milieux sciences de l’éduc, le mot « républicain » n’est plus un concept, mais un projectile, fort cabossé. Définition parfois excessivement polémique [[p. 107.]] et parfois très extensive : l’enseignant comme transmetteur de savoir ? Oui, il est même payé pour ça. Culture scolaire visant à l’universel ? Ça vaut mieux, non ? « Fantasme de maîtrise des situations » ? Ce fantasme, à condition qu’il ne conduise pas à des attitudes intenables, ne se trouve-t-il pas chez tous les professionnels ?

Plus loin, l’attitude dite « républicaine » est définie comme primauté de la raison abstraite. Quelque chose de juste est pointé là : je me souviens d’avoir lu dans un livre de biologie de sixième, la définition scientifique de la « fonction respiratoire » ; ces deux pages lues, je ne savais plus ce que c’était que respirer, et même si je respirais. Mais on ne voit pas trop ce que cela a à faire avec la forme républicaine de gouvernement, et on risque peut-être de jeter dans le même sac poubelle le pire et le meilleur : la sélection sociale sur des critères bourgeois (statut décrié du technique et du professionnel) et l’accès à la connaissance scientifique ; le refus de s’intéresser aux élèves concrets (on connaît le discours : « Je ne suis pas un éduc, un psy, un flic, un médecin etc. ») et le projet résolu d’une loi commune et d’une raison commune.

De même, il est un peu insuffisant de définir notre société comme « en mutation », en crise de légitimités et de repères communs. Ne pouvait-on déjà dire cela du temps de Chilpéric ? Et le concept exténué de post-modernité n’apporte pas grand-chose.

Quant au style… Distinguons entre l’inévitable complexité d’un système de concepts fouillés et subtils, et le recours, ça et là, à une sorte de Win d’église – alors que le lecteur préférerait employer ses efforts à la compréhension du fond plutôt qu’au décorticage de constructions à effets. Par exemple, le recours aux nominalisations abstraites montre en action des entités, au lieu des personnes bien vivantes [[Un exemple ? : « L’hétérogénéité fait l’objet d’une traduction totalisante par l’existence d’un point de vue supérieur à partir duquel s’ordonnent les différences. Croyances partagées de sauver l’autre et de sauver soi-même comme un tout donne vision essentialisée de l’activité comme mission » Au lieu d’une phrase unique bourrée comme un sac à dos, on lirait plus volontiers un enchaînement de phrases décomposant l’énoncé en unités accessibles.]]. De façon étonnante, cette préférence pour la formulation la plus abstraite se retrouve dans le chapitre qui évoque l’itinéraire scolaire de l’auteur en recourant le moins possible au « je ». Étonnant pari dans un ouvrage qui dénonce les approches abstraites de l’humain.

Mon conseil : abordez cet ouvrage difficile par ses évocations de situations pédagogiques concrètes, le reste viendra ensuite plus facilement. Il serait dommage de ne pas s’accrocher dans la découverte d’une pensée dérangeante et souvent perspicace.

Philippe Lecarme


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