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La démocratie au lycée

Cet ouvrage est dans la continuité des précédents de Robert Ballion qui travaille depuis de nombreuses années sur le fonctionnement des lycées. À partir d’une enquête pour le ministère réalisée en 1995 dans quatre-vingt-douze lycées répartis dans douze académies, il nous dépeint un état des lieux relatif à l’exercice par les élèves des droits et devoirs qui leur ont été reconnus officiellement par décret en date du 18 février 1991. Décret qui, tout en se référant à la loi d’orientation de 1989, était une réponse concrète, et adroite, au mouvement lycéen de l’automne 1990.

Mouvement aux causes multiples (surcharge des classes notamment de seconde, crise économique qui fait que le budget de l’Éducation nationale a été réduit de 1985 à 1988, crise des banlieues dont est originaires une partie des « nouveaux lycéens », conséquences des « 80 % chevènementistes ») qui, pour l’auteur, constitue un « tournant » dans l’évolution récente des lycées. Et réponse adroite car, pour la première fois, un gouvernement reconnaît aux lycéens un « statut de citoyen qui va imposer sa suprématie à celui de l’élève » (p. 147).

Mais, en sociologue averti, et afin de contextualiser les résultats de son enquête, l’auteur brosse d’abord, dans une première partie, un portrait des « usagers » (élèves et parents) des lycées qui se sont succédés depuis 1945 et même avant ! Ainsi l’usager contraint (p. 20), soumis aux dispositions administratives édictées par l’institution, a-t-il laissé place à l’usager abstrait (p. 23), utilisateur du service public – c’est alors l’apogée des associations de parents – puis à l’usager averti (p. 32) qui peut choisir son école. Mais si l’usager abstrait était le « citoyen d’une démocratie représentative » en ceci qu’il pouvait revendiquer un « droit à l’École » et exiger l’égalité des chances, l’usager averti devenait un « consommateur d’école » et adoptait un comportement de « client » individualiste. Bien sûr, tous n’étaient plus égaux devant l’École, certaines familles étant plus « averties » que d’autres ! Certains établissements commencèrent à devenir des ghettos et se développa la question : « À quoi sert l’école ? » (p. 57) : il ne restait plus à celle-ci, devenue un « prestataire de services » dont on n’attend plus qu’il donne sens à l’avenir – d’où le développement des violences, de l’absentéisme et de la baisse du travail – qu’à essayer d’impliquer l’élève dans la production et la gestion de sa situation. D’où l’émergence de l’usager actif, « citoyen d’une démocratie de proximité » (p. 58) et du modèle de la communauté, sollicité pour établir le lien social. L’État se met en retrait, tandis que l’établissement et les élèves sont mis en avant (émergence du projet d’établissement et du projet de l’élève).

Dans une deuxième partie, l’auteur analyse les changements apparus depuis une quinzaine d’années concernant l’état d’esprit des jeunes lycéens. On remarquera en particulier que la plupart adoptent « une attitude prudemment réformiste qui les amène à n’envisager que des aménagements de ce qui existe pour rendre la société meilleure » (p. 122). Et l’auteur d’ajouter que le « pouvoir » professoral n’a donc pas à craindre l’évolution institutionnelle actuelle qui vise au contraire à « donner aux jeunes qui se voient dépouillés de leur pouvoir sur le monde, la possibilité de reprendre, par l’expérience vécue, le contrôle de leur existence » (p. 123).

La troisième partie, « la démocratisation de la vie lycéenne », est le coeur de l’ouvrage . R. Ballion y consacre plusieurs pages au phénomène de la violence à l’école. Il regrette notamment qu’on ne sache traiter les phénomènes de violence dans les lycées (et collèges) parce que, soit on qualifie de violences des actes qui ne sont que l’expression d’une adolescence normale, soit les enseignants ont surtout peur du chahut qui attente à leur « image narcissique ». En fait, « enseigner, éduquer, former est devenu un véritable métier [qui] implique la mise en oeuvre et la maîtrise de capacités techniques qui ne se limitent pas à la connaissance d’une discipline ».

Cependant, cette focalisation sur la violence depuis une demie décennie a eu un effet positif : faire comprendre aux professionnels de l’Éducation nationale qu’ils devaient sortir de la routine et de l’inertie pédagogique.

Ce que depuis cinquante ans les promoteurs de l’école nouvelle s’évertuaient à faire comprendre en vain !

L’auteur aborde ensuite la question des délégués (et les difficultés de la mise en uvre), puis celle des droits des lycéens et leur traduction concrète pour déplorer qu’on reconnaisse ainsi pleinement « citoyens » des élèves qui devraient encore n’être considérés que comme des « apprentis-citoyens ». Car écarter les adultes de certaines des structures mises en place, c’est les pousser à se retrancher dans une fonction répressive dans le même temps où on interdit aux élèves la « démarche essais-erreurs » caractéristique de toute situation d’apprentissage (p. 184).

La quatrième partie est consacrée à la présentation très complète de l’enquête qui est le prétexte du livre. On y relève entre autres la différence marquée entre adultes et élèves quant à l’objectif prioritaire à assigner à l’éducation : « développer les capacités intellectuelles » pour les premiers, « bien préparer à un futur métier » pour les seconds ; ce qui n’empêche pas les jeunes de souhaiter aussi très majoritairement que le lycée soit un lieu où on apprenne à « vivre en société », et où « les activités culturelles et de loisir devraient être importantes ».

En terminant son livre, R. Ballion opère une classification des établissements en lycées « forts », « moyens » et « faibles » selon leur taux brut de réussite au baccalauréat et constate que c’est dans les lycées « faibles », et les LP, que les activités socio-éducatives sont les moins nombreuses, et même en déclin, et qu’on a le plus de mal à trouver des candidats délégués, même si c’est aussi souvent là que les enseignants travaillent en équipe. Évoquant « une logique d’exclusion » actuellement en jeu (p. 273), il conclut qu’il serait paradoxal que ce progrès dans la production du service éducatif que représente le mouvement de démocratisation dans les établissements scolaires du second degré, non seulement ne bénéficie pas prioritairement à ceux pour qui ce changement s’impose avec le plus d’urgence, mais, qui plus est, contribue à maintenir, voire à accroître, « les écarts différentiels qui traduisent, dans le champ scolaire, l’inégalité de l’accès aux biens sociaux et la situation d’exclusion des plus démunis » (p. 274).

Cet ouvrage, même si on peut regretter parfois une écriture un peu « lourde » se présente donc comme une mine pour connaître un peu mieux l’esprit dans lequel travaillent aujourd’hui les lycéens, et les pistes sur lesquelles il conviendrait de davantage s’engager pour renforcer le mouvement de démocratisation naissant, et porteur d’espoir pour l’avenir « politique » – au sens plein de ce terme – de notre pays. À ce titre, il intéressera particulièrement les personnels des lycées, qu’il pourra conforter dans leur opinion, ou au contraire choquer.

Patrick Hubert