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La culture littéraire au lycée depuis 1880

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Voici un livre qui constitue une très dense et très riche contribution à l’histoire de la discipline du français au lycée. Violaine Houdart-Mérot mène son étude sur une longue période, de 1880 à nos jours : elle couvre ainsi l’ensemble de l’histoire de cette discipline, qui s’institue au lycée à partir de la réforme de Jules Ferry, en s’émancipant progressivement du bloc des humanités classiques. Elle confronte les contenus, les exercices prescrits, les finalités et les valeurs affirmées dans les textes officiels aux sujets de devoirs ou d’examen et surtout à un corpus de copies du baccalauréat, de devoirs et de compositions des diverses branches ou filières de l’enseignement secondaire au cours de son histoire (environ cent cinquante copies analysées sur le plan de l’invention, de la disposition, de l’écriture et des valeurs qui y sont véhiculées). Ainsi, elle cherche à mieux mesurer à travers ces travaux, cette  » acculturation réelle  » des élèves dont parle André Chervel, à mieux cerner la réalité des pratiques, le jeu des relations qui lient le savoir à enseigner, les élèves et le maître (p. 12), leurs liens ou leurs distances par rapport aux prescriptions officielles et aux savoirs savants de référence. On aura d’ailleurs la surprise de découvrir dans ce travail, des copies d’élèves célèbres, celles de Rimbaud et de Proust. Par ailleurs, Violaine Houdart-Mérot contourne en partie l’absence de traces de l’explication de textes, épreuve exclusivement orale au baccalauréat jusqu’en 1960 environ, en étudiant des cahiers d’élèves. Ainsi, l’analyse des cahiers, des copies et celle des annotations des enseignants, menée avec virtuosité est un élément passionnant et extrêmement éclairant de cette étude.

En introduction, Violaine Houdart-Mérot rappelle les valeurs et les contenus du modèle rhétorique de l’enseignement, modèle qui perdura jusqu’à la fin du xixe siècle et contre lequel l’enseignement républicain se constitua. Il s’agit d’une culture du loisir studieux, réservée à une élite, qui vise, par là, l’étude de la langue et de la littérature, la formation globale de l’enfant. Dans cette conception, que les Jésuites ont reprise aux Anciens en la christianisant, le beau, le bien, le vrai coïncident, apprendre à bien parler et à bien écrire revient à apprendre à bien penser et à bien vivre. La théorie de référence est celle de l’imitation, l’art est imitation de la nature, et l’enfant se forme par imitation des modèles classiques, ceux de l’antiquité ou ceux de l’âge classique. On élève donc l’enfant à l’écart du monde, on l’instruit principalement en latin, langue des anciens et de l’église, et les exercices procèdent du principe de la traduction : du latin au français et inversement, ou d’un langage dans un autre dans les amplifications. Le genre historique domine et on y remarque le goût des biographies de personnages historiques ou des grands écrivains, goût d’ailleurs repris à l’antiquité. On observe une lente introduction du français dans cet enseignement, à partir de 1850, introduction qui ne va pas sans grandes résistances.

Durant la période de constitution de la discipline, de 1880 à 1924, ce que la confrontation des instructions officielles et des devoirs d’élèves met en évidence de façon frappante, c’est le décalage important entre les prescriptions et la pratique : dans les devoirs en français, on observe la persistance de la tradition rhétorique, tant dans le choix des sujets que dans l’écriture des élèves. Pourtant, les textes officiels mettent en avant un changement important dans la conception de la culture et de son enseignement, la littérature française est réellement introduite dans les programmes, on remplace la pédagogie de l’imitation par celle qui prône l’exercice du jugement, on fait appel à la réflexion de l’enfant et à ses capacités d’invention dans la composition française et particulièrement dans la dissertation. On y recherche aussi la sincérité et la simplicité dans l’écriture. Les modèles scientifiques, notamment ceux de l’histoire et de l’histoire littéraire influencent l’exercice de l’explication de texte, qui devient l’exercice central de cet enseignement. Enfin les valeurs républicaines viennent s’ajouter aux valeurs humanistes plus traditionnelles et concourent à la visée éducative de formation de l’homme et du citoyen.

Mais les indices de la persistance de la tradition rhétorique sont nombreux et influent sur les nouveaux savoirs. Les connaissances d’histoire littéraire sont marquées par le biographisme, déjà important dans la tradition rhétorique mais aussi dans la critique littéraire de Sainte-Beuve. On trouve encore des sujets conformes à la tradition rhétorique, narrations, lettres, et nombreux sont ceux qui sont traités selon une logique d’amplification plus que d’esprit critique. Dans beaucoup de compositions françaises, les analyses portent indifféremment sur l’homme et sur l’écrivain, ou même sur les personnages de théâtre. La rencontre d’une tradition ancienne d’écriture imitative, d’une exigence scientifique nouvelle de preuve et d’une nécessité scolaire de vérification des connaissances se manifeste dans les très nombreuses citations que l’on trouve dans les copies. Les explications de texte sont centrées sur l’explication du vocabulaire, la recherche des intentions de l’auteur et la composition, modèle possible pour l’écriture. On en retient aussi la dimension esthétique ou morale. En règle générale, le type de critique qui domine dans tous les devoirs est une critique d’admiration. Enfin les valeurs qui se manifestent dans les copies sont encore largement celles du XVIIe siècle, esthétique du juste milieu, caractère universel de la littérature, primat de la vérité et de la morale, etc. Ainsi Violaine Houdart-Mérot conclut-elle : La critique d’admiration se heurte à l’exigence de sincérité, l’imitation entre en conflit avec l’invention, les valeurs classiques cohabitent mal avec la méthode expérimentale et inductive et l’histoire littéraire s’accommode difficilement d’une conception de l’œuvre comme leçon de morale. (p. 86.)

Durant la seconde période considérée, de 1925 à 1960, qui correspond à l’unification progressive du système d’enseignement, la visée humaniste de l’enseignement du français est encore plus forte que dans la période précédente : les instructions officielles renforcent le rôle éducatif de l’enseignement du français. Plus que jamais, le beau, le bon, le bien coïncident. La culture littéraire et la culture scolaire sont en osmose. Pourtant, un nouveau rapport à la littérature se met lentement en place. La composition française s’émancipe très progressivement de ses modèles rhétoriques. Les devoirs d’élève mobilisent désormais des savoirs sur les uvres mais aussi des connaissances de critique et d’histoire littéraires : des citations de manuels sont maintenant faites au détriment d’ailleurs de passages d’uvres. Les valeurs romantiques d’individualisme, de valorisation du sentiment personnel ainsi qu’un mode d’écriture qui s’en inspire sont perceptibles dans les travaux d’élèves. Violaine Houdart-Mérot y voit l’influence des débuts de la critique thématique, liée à l’étude du romantisme. Si le XVIIIe siècle est encore présenté comme un siècle utopiste et dangereux jusqu’en 1960, son image change à partir de cette date. Le XVIIe siècle perd de sa prédominance. Les premiers commentaires de textes écrits font leur apparition. On observe l’émergence d’une nouvelle conception du texte littéraire, conçu, non plus comme une imitation, mais comme une interprétation du réel. Pourtant, la conception de l’explication de texte favorise toujours la recherche des intentions de l’auteur et l’interprétation à découvrir est celle qui est donnée par l’enseignant. L’explication par ailleurs procède d’une démarche très intuitive. Si on recommande de ne pas séparer le fond et la forme, celle-ci est encore comprise dans sa sujétion au fond. Certaines interprétations des textes manifestent le souci de les situer parmi un courant littéraire, à la façon des Lagarde et Michard. Le discours explicatif ou descriptif sur la littérature prend plus de place et entre en concurrence avec les leçons de morale tirées des textes, toujours présentes dans certains devoirs. Violaine Houdart-Mérot, en constatant que ce n’est, en définitive que vers 1960, affirme que la révolution culturelle décrétée en 1880 est finalement, avec le temps, passée dans les pratiques scolaires. (p. 153.)

Les années soixante-dix marquent une forte rupture dans les conceptions de l’enseignement du français. Et ce sont les instructions de 1981 qui témoignent le plus vivement de la crise des valeurs dans la culture littéraire. La dimension éthique de l’enseignement recule, le savoir se complexifie, des modèles savants issus de la linguistique, de la philosophie ou du courant de la pragmatique, s’introduisent dans le savoir scolaire. D’une certaine façon, la connaissance et la maîtrise de notions prennent le pas sur la connaissance d’un héritage patrimonial, qui pose problème. L’appel à la réflexion critique et à la culture personnelle de l’élève culmine dans les devoirs de cette période, et aboutit à une impasse car on finit par ne mesurer que ce qui est acquis en dehors de l’école. La rhétorique ancienne fait sa réapparition à côté de notions de rhétorique moderne, et si on abandonne un moment l’histoire littéraire, on la réintroduit vite.

La fiction romanesque devient un élément central de la définition du texte littéraire. L’analyse des copies montre une évolution des savoirs, mais aussi des conceptions de la culture littéraire qui apparaissent comme très diverses voire opposées. Certaines manifestent une adhésion à une tradition humaniste, d’autres l’assimilent à une instruction à finalité utilitaire, ce qui est plutôt le cas des élèves de la filière technologique. De nouveaux outils d’analyse sont bien assimilés par les élèves mais ils ne leur facilitent pas souvent l’accès à l’interprétation des textes. La représentation de l’exercice de l’examen méthodique qui remplace l’explication de textes, n’est finalement pas bien installée. Et les élèves qui, à l’écrit, tentent une écriture critique conforme aux instructions ont du mal à en maîtriser la complexité, là où ceux qui s’inspirent davantage d’une tradition de paraphrase un peu distanciée s’en sortent mieux. Violaine Houdart-Mérot analyse avec beaucoup de pertinence une contradiction entre les conceptions littéraires affichées et l’exercice du commentaire composé au bac, conçu comme une démarche d’interprétation d’un texte extrait de tous ses contextes. Un recentrement littéraire s’opère, durant les années 1987-1988, renforcé en 1994 par le retour à un programme d’uvres qui réintroduit une culture commune. Mais si la culture littéraire intègre maintenant l’idée de la compétence de lecture de l’élève, la discipline est en crise, car la littérature est devenue un objet problématique.

En conclusion, Violaine Houdart-Mérot montre que la conception de l’enseignement de 1880, inspirée par l’histoire littéraire n’a pas su se forger des modèles pour l’apprentissage de l’écriture et a laissé perdurer longtemps, clandestinement en quelque sorte, la tradition rhétorique. C’est pourquoi elle préconise, compte tenu des enjeux actuels de démocratisation de la culture, une conciliation entre une culture du commentaire et une culture rhétorique pour s’interroger aujourd’hui sur les nouvelles formes que pourrait prendre un art du discours. (p. 245.)

Ainsi, si l’on peut regretter dans cette étude une analyse insuffisante de l’enseignement rhétorique au XIXe, de ses dérives et de ses liens avec une conception monarchiste et catholique, un examen un peu rapide de la transposition didactique de l’histoire littéraire dans l’enseignement tout au long du siècle, on ne peut que recommander chaleureusement à tous les enseignants de lettres la lecture de cet ouvrage foisonnant, tant ses analyses nous paraissent importantes pour la connaissance de l’histoire de la discipline et de ses problématiques, pour l’attention à accorder à l’appropriation de cette culture par les élèves, pour la recherche de nouvelles orientations du français au lycée.

Isabelle de Peretti


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