Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

L’élève rapaillé

Nous pouvons identifier quatre acteurs dans le processus d’enseignement-apprentissage avec les TIC à l’école ; la direction, le personnel enseignant, les élèves et les technologies nouvelles. Quel est le rôle de chacun et comment les technologies peuvent-elles contribuer à transformer l’école et la pédagogie ?

Nous suggérons que, pour réussir l’intégration des TIC à l’école, il faut adopter une vision anthropocentriste plutôt que technocentriste et une approche systémique plutôt que spontanéiste. Le rôle de la direction est d’initier et de piloter le changement. Le rôle du personnel enseignant est de transformer la pédagogie. Il le fera s’il y trouve son compte dans ce processus d’innovation technico-pédagogique. Mais surtout, cette pédagogie émergente, induite par les technologies nouvelles doit répondre aux besoins inédits des élèves du futur millénaire.

Technocentrisme ou anthropocentrisme ?

Au cours de la précédente vague technologique en pédagogie, les gestionnaires et les pédagogues se sont singulièrement préoccupés du potentiel purement technique des nouvelles technologies et n’ont pas porté une attention suffisante aux impacts de ces outils sur l’organisation scolaire ainsi que sur les méthodes pédagogiques et les relations entre le personnel scolaire, les élèves et le savoir. Trop souvent on a mesuré le niveau d’intégration des technologies en pédagogie à l’aune du ratio ordinateur/élève (1/21). Aujourd’hui l’unité de mesure est le nombre d’ordinateurs branchés à Internet.

On en conviendra, les quelques milliers d’innovateurs des années quatre-vingt n’ont pas essaimé dans nos écoles. Les collègues de l’innovateur n’ont pas désiré spontanément chambarder leur pédagogie. Ils n’ont pas convenu d’emblée que la réussite d’un projet d’innovation était due à la technologie, même si cette dernière était très présente dans le projet.

Une approche systémique

Pour réussir l’innovation pédagogique avec les technologies, nous suggérons que l’équipe-école commence par réfléchir à son action éducative, au rôle de l’école dans la nouvelle société du savoir et des technologies et aux nouveaux besoins de formation des élèves. L’équipe-école doit se donner une vision anthropocentriste et une approche systémique afin de répondre à ces nouveaux besoins.

L’innovation selon une approche systémique repose sur le principe que l’école est constituée d’un ensemble de sous-systèmes interdépendants de sorte qu’une modification de l’un des sous-systèmes aura des répercussions sur tous les autres, démultipliant ainsi les effets d’innovation. Informatiser la bibliothèque, par exemple, aura en effet sur l’ensemble de l’école. C’est pourquoi nous recommandons d’envisager une variété d’interventions inter-reliées. C’est là l’origine du « Plan d’école » demandé par le ministre de l’Éducation.

On ne devrait pas avoir pour projet ou pour  » Plan d’école  » d’intégrer les technologies de l’information à l’école mais plutôt de transformer la pratique pédagogique de l’école afin qu’elle réponde mieux aux besoins de formation des élèves. Dans ce contexte, les TIC sont des partenaires intellectuels extrêmement puissants.

Le rôle de la direction d’école

Si elle est mal introduite dans l’école, la technologie constituera davantage un obstacle qu’une solution. Il est important de procéder selon un modèle de changement planifié adapté au milieu scolaire. Quand on innove, on se bute à des contraintes de toutes sortes. Pour certaines équipes-écoles, les contraintes constituent des limites à leur action, pour d’autres, elles ne sont que des défis à surmonter.

« Piloter une innovation, c’est : prendre en considération les pratiques actuelles ; accepter qu’il n’y a pas d’innovation sans transformations des pratiques ; chercher à mieux s’outiller dans le domaine de la gestion du changement ; reconnaître et accepter que l’incertitude suscite des résistances et des angoisses ; aborder l’innovation non comme un but en soi mais comme une démarche collective. » (Pelletier, 1996).

Nous suggérons de confier la planification du projet d’innovation pédagogique avec les TIC à un comité de coordination formé de la direction et de représentants de tous les personnels de l’école. La direction de l’établissement doit promouvoir le principe d’un leadership coopératif et elle doit participer à la mobilisation du personnel autour des objectifs mis de l’avant par le comité.

Le comité de coordination doit réaliser le « Plan d’école ». Ce plan doit répondre à deux questions : « À qui profite la technologie ? », « Comment la technologie peut-elle profiter aux élèves, aux enseignants et aux enseignantes ? ».

Pour que la technologie profite au personnel enseignant

Le personnel enseignant adoptera la technologie s’il y trouve une solution à ses problèmes et s’il vit des expériences gratifiantes (enrichissantes) avec ces outils. Par ailleurs, les enseignants et enseignantes sont prudents et avec raison. Ils et elles savent mieux que quiconque que tout ce qui bouge à l’écran n’est pas nécessairement enrichissant pour l’étudiant. Voyons quelques écueils pédagogiques que présentent les technologies et où la médiation du maître s’avère indispensable. Francis Meynard avait l’habitude de dire que, sans l’aide du maître, le microprocesseur est un micro-professeur.

Mémoriser

On a actuellement tendance à sous-évaluer l’importance de la mémoire. On est ainsi passé de la pédagogie du « par coeur » à la pédagogie du tout à l’écran. Sous prétexte que l’on peut facilement trouver toute l’information désirée sur divers supports technologiques, il ne serait plus requis de mémoriser. Internet et le cédérom seraient devenus des prothèses cognitives. « C’est une erreur » (Aubé 1996). La connaissance se construit notamment sur l’accumulation de notions et d’expériences élémentaires sur lesquelles le cerveau s’appuie pour réaliser des raisonnements complexes par analogie, induction, déduction, etc.

Conceptualiser

Les technologies de l’information renforcent l’idée que les connaissances existent complètement par elles-mêmes, à l’extérieur de l’individu, comme un site Web à visiter, plutôt que comme un processus dynamique en construction dans la tête de celui qui apprend. Elles évacuent le principe de relation pédagogique et donnent l’impression que l’interaction des apprenants est superflue dans l’élaboration des savoirs. En cette époque de « zapping » et de « rapping », il n’est pas étonnant qu’un outil comme Internet soit réduit au « surfing » sur le Web.

Faire exécuter un travail de recherche par des automates informatiques prédispose mal à l’acquisition de stratégies personnelles de résolution de problèmes. Le pédagogue a pour devoir d’informer l’élève de ces contraintes, des limites de ces outils et de la façon de les utiliser pour développer le sens critique et la capacité d’analyse.

Il faut briser l’isolement actuel des enseignants et des enseignantes et leur donner les moyens, c’est-à-dire le temps, la formation et les outils pour s’entraider. À n’en pas douter les technologies de l’information et les inforoutes offrent de ce point de vue des opportunités inégalées. Le réseau d’entraide québécois « Small School Network » et le programme de coopération France-Québec sur les inforoutes en éducation en sont des exemples éloquents.

Structurer

Organiser, regrouper, structurer les connaissances permet de donner du sens et contribue à développer le jugement de l’élève. Le nivellement des données sur le Web, comme l’exprime Michel Aubé, affecte la valeur même des connaissances qui se retrouvent toutes sur le même pied, sans distinction de statut entre le cas particulier et la généralisation, ce qui crée un flou conceptuel que le monde virtuel risque d’accentuer.

Pour que la technologie profite à l’élève : intégrer, « rapailler »

« Sur le plan de leur développement cognitif, les élèves d’aujourd’hui ont des acquis plus nombreux, mais ces derniers sont souvent moins bien intégrés. » (Roy, 1996). L’école doit redevenir un lieu de savoirs intégrés et médiatisés où il y a davantage de liens entre les personnes et entre les savoirs et où l’élève apprend à se « rapailler ».

L’école informatisée et branchée doit mettre l’élève au centre de ses préoccupations et favoriser la création de liens solides entre les adultes et les jeunes. Certaines écoles forment des groupes stables confiés pendant plusieurs années aux mêmes enseignants. Le jumelage d’élèves plus âgés et d’élèves plus jeunes au laboratoire d’APO est aussi une façon d’élargir les fratries.

Médiatiser, signifier

Deux choses contribuent à construire l’intelligence : l’exposition à une grande variété de stimuli et la médiation qui aide à décoder ces stimuli et à comprendre le sens de ce qui nous entoure. Selon Josée Roy, la quantité d’informations à laquelle l’élève s’expose augmente et les occasions d’apprentissage médiatisé diminuent : mères sur le marché du travail, pères absents, fratries réduites, etc.

Nous devons utiliser les technologies non pas seulement pour donner accès aux connaissances, mais aussi pour offrir des opportunités de médiation et de structuration des savoirs. La communication télématique offre un support interactif de médiation… courrier, « Chat », forum. L’innovateur technologique devrait tirer profit de ces opportunités pour accroître médiation et signification.

Motiver, intéresser

Sur le plan des attitudes envers le savoir scolaire, les élèves d’aujourd’hui font preuve d’une attention plus mitigée. Plus éveillés et plus curieux, les élèves sont plus critiques et plus exigeants. L’école est en concurrence avec de nombreux autres lieux de savoirs et de culture et les contenus qu’elle propose portent sur des apprentissages compartimentés et segmentés semblant avoir plus ou moins de sens pour l’élève (638 objectifs spécifiques en 4ème année, soit 3,8 objectifs d’apprentissage par jour). Les TIC offrent certainement des outils puissants de structuration, d’accès et de présentation dynamique de l’information et une opportunité de motiver les élèves.

Socialiser, collaborer

Selon Josée Roy : « les enfants et les adolescents d’aujourd’hui ont certaines habiletés sociales à acquérir afin d’apprendre à vivre harmonieusement en groupe. L’élève d’aujourd’hui a besoin des autres pour se développer mais il a des rapports conflictuels avec ses camarades. Il a plus souvent recours à la violence à l’école. »
À la condition d’assurer la formation appropriée aux enseignants et enseignantes, les technologies nouvelles peuvent offrir de puissants moyens de travail coopératif et de résolution de problèmes où les élèves apprendront à collaborer, à planifier le travail et à le segmenter en divers sous-problèmes, à se partager les tâches de recherche de l’information. Puis, ils apprendront à mutualiser le résultat de leurs investigations dans un rapport multimédia interactif accessible, s’ils le désirent, à l’ensemble de la communauté sur les inforoutes.

Responsabiliser, guider

« La connaissance ne se construit pas dans l’isolement. Elle est plutôt le résultat de transactions complexes entre sujets connaissants où interviennent des stratégies de validation réciproque, l’autre devenant un point de référence critique des conceptions élaborées. » (Aubé, 1996). Les enseignants et les enseignantes jouent dans ce processus un rôle indispensable que les technologies devraient favoriser.

Bande de mangoustes

Les TIC sont de puissants outils de travail intellectuel et elles offrent une voie de solutions pour résoudre les problèmes actuels de l’école, mais elles seront inutiles dans nos classes si nous refusons de transformer notre pédagogie. Certains croient que la pédagogie contemporaine, immunisée contre tous les venins technologiques, va pouvoir « intégrer », c’est-à-dire « déglutir », les nouvelles technologies comme elle l’a fait avec bien d’autres serpents technologiques… « J’ai des nouvelles pour vous : le boa-ordinateur va, d’ici dix ans, dévorer et digérer complètement votre mangouste pédagogique » (Meynard, 1989). Pour bien saisir le sens de cette fable, je vous invite à relire Francis.

Robert Bibeau, Ministère de l’éducation du Québec.