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L’éducation a besoin d’un horizon mobilisateur (2ème partie)

Le numéro 83 de la Revue internationale d’éducation de Sèvres sur le thème « Réformer l’éducation » a été pensé et rédigé juste avant la pandémie du Covid-19 par vingt-huit experts provenant de toutes les régions du monde. Coordonnateur scientifique du numéro, nous en rédigions la synthèse finale sous le titre « Réformer l’éducation : travailler ensemble au bien commun en développant une intelligence collective ». Les propos tenus dans ce numéro se révèlent plus que jamais pertinents suite à l’expérience de la pandémie. « La civilisation se construit sur des ruptures », disait Théodore Monod, qui ajoutait que nous devons penser l’utopie, non pas comme l’irréalisable, mais comme ce qui n’est pas encore réalisé.

Les Cahiers pédagogiques nous interpellent sur trois questions fondamentales : Que signifie concrètement développer une intelligence collective et donc quels acteurs mobiliser ? Quelle vigilance développer face aux inégalités qui se sont accrues avec la pandémie ? Quels leviers utiliser, tout particulièrement en situation de crise ?

Bien malin est celui qui pourrait prétendre pouvoir répondre avec certitude à ces trois questions en étroite interaction ! La réponse n’existe pas, elle est à construire ensemble. Soyons réalistes, demandons l’impossible ! Construisons un horizon mobilisateur et marchons ensemble.

Des inégalités accrues avec la pandémie

On sait qu’à cause de la pandémie, un milliard et demi d’élèves ont été privés d’école dans le monde. A-t-on une idée des effets pervers à long terme ? Une recherche originale a été menée en Belgique par Michele Belot et Dinand Webbink[[Ces auteurs ont fait état de leurs travaux dans un article adressé au journal La libre Belgique du 17 juillet 2020, intitulé « Fermeture des écoles : quelles seront les conséquences pour les élèves ? »]]. Ces auteurs ont tenté d’évaluer les effets d’une absence d’école pendant plusieurs mois. Ils se sont souvenus qu’en 1990, les élèves de la partie francophone de Belgique ne sont pas allés à l’école de mai à novembre suite à une grève générale de tous les enseignants, alors qu’en Flandre la situation restait normale. Ils ont donc comparé, dix ans plus tard, le devenir des élèves.

Cinq résultats majeurs ont pu être dégagés :

  1. une augmentation des redoublements chez les élèves privés d’école pendant six mois ;
  2. des résultats scolaires nettement inférieurs ;
  3. des niveaux de diplôme correspondant à 0,7 année de scolarité de moins en moyenne ;
  4. plus d’étudiants échouant leur première année d’université ;
  5. un plus grand nombre d’étudiants s’orientant vers l’enseignement professionnel. Certes, les auteurs admettent que la situation de 1990 et la crise actuelle ne sont pas du même ordre, notamment parce qu’internet est apparu depuis lors et a permis certaines formes de « continuité pédagogique ». Mais a-t-elle réduit ou accentué les inégalités ?

Une autre enquête[[Cette enquête a été menée par une de mes collègues de l’UCLouvain pour la Fondation Roi Baudouin et est disponible gratuitement : Brotcorne, Périne (2020). Baromètre Inclusion Numérique. Bruxelles : Fondation Roi Baudouin (62 p.)]] menée auprès des familles pendant le confinement en Belgique, sous l’égide de la Fondation Roi Baudouin, a établi un « baromètre de l’inclusion numérique », basé sur trois dimensions : l’accès à internet ; les compétences numériques ; l’utilisation du numérique pour les services essentiels (éducation, santé, mobilité, administration, banque). Les résultats sont éloquents, surtout quand on prend la peine de décomposer la moyenne selon le type de ménages.

Premièrement, en ce qui concerne l’accès, 10 % de la population générale n’est pas connectée à internet au domicile, mais le pourcentage se réduit à 1 % pour les ménages favorisés (ayant un salaire supérieur à 3000 euros par mois), monte à 27 % pour les ménages défavorisés (avec moins de 1200 euros par mois) et grimpe à 30 % pour les femmes isolées. Deuxièmement, la vulnérabilité numérique (absence ou faiblesse des compétences numériques) touche 40 % de la population générale, nettement moins (14 %) les ménages plus favorisés, nettement plus (75 %) les ménages défavorisés. Troisièmement, les inégalités relatives aux services essentiels touchent 39 % de la population générale, mais moins (30 %) les ménages favorisés et nettement plus (56 %) les ménages défavorisés.

À travers ces résultats, on devine que les efforts, tout à fait louables, fournis en termes de continuité pédagogique ont permis à certains élèves de garder le contact avec l’école, mais ils ont aussi encore accru les écarts entre les enfants de familles plus et moins favorisées.

Une vigilance et une mobilisation indispensables

Comme le signale Alain Bouvier dans ses chroniques d’une très grande pertinence[[Librement accessibles : https://www.horizonspublics.fr/]], la pandémie a au moins permis aux enseignants, du moins à ceux qui ont pris la peine d’assurer cette continuité pédagogique, de prendre conscience de cette disparité et de faire preuve de beaucoup de créativité et d’autonomie, ne se sentant pas bridés par les « statuquologues », néologisme qu’il a créé pour désigner tous ceux, trop nombreux dans le système éducatif, qui revendiquent que l’on ne peut apprendre qu’en classe et qu’en dehors de la forme scolaire classique, il n’y a point de salut.

Sa grande peur est de voir ceux-ci reprendre la bride et vouloir à tout prix une vie « normale ». Mais celle-ci n’est-elle pas plutôt « a-normale » ? Non seulement les règles sanitaires risquent d’accentuer encore davantage les effets pervers de la forme scolaire, mais elles vont révéler le paradoxe que la distance est bien souvent plus grande dans l’enseignement en présentiel et que la présence a été bien plus ressentie positivement dans l’enseignement à distance pendant le confinement !

Des voies d’espérer sont cependant là, et il faut les saisir : les enseignants innovants et engagés sont moins prêts à se laisser enfermer dans la toile tissée par les « statuquologues » ; par l’autoformation, le recours à des collègues et amis, les formations offertes pendant le confinement, beaucoup d’entre eux ont progressé en compétences numériques ; ils ont découvert de nombreux sites avec des ressources pédagogiques ; ils ont créé ou adapté des outils ; ils ont compris l’importance de la différenciation et des feedbacks personnalisés.

Certains mêmes ont compris l’importance de la coéducation : entre enseignants, entre enseignants et ressources externes, entre enseignant et élève, entre enseignant et parents, entre élèves et autres élèves, entre élève et ressources dans l’environnement. Dans une interview, la directrice de Canopé disait que la demande de formation des enseignants s’était accrue considérablement sur deux thèmes : le numérique et la coéducation. Signe encourageant ?

(troisième partie la semaine prochaine)

Jean-Marie De Ketele
Professeur émérite de l’Université catholique de Louvain (Belgique) et titulaire de la Chaire UNESCO en sciences de l’éducation de Dakar, professeur invité à l’ICP (Institut catholique de Paris)


Pour aller plus loin :

Anne Jorro et Jean-Marie De Ketele (dir), La professionnalité émergente : quelle reconnaissance ? De Boeck supérieur, 2011

Le numéro 83 de La revue internationale d’éducation

Recension du numéro sur notre site


À lire également sur notre site :

L’éducation a besoin d’un horizon mobilisateur (1ère partie), par Jean-Marie De Ketele

Les masques vont-ils étouffer la pédagogie ?, par Philippe Watrelot

Après le virus, l’école sera-t-elle comme avant ?, par François Dubet