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L’école, le désir et la loi, Fernand Oury et la pédagogie institutionnelle. Histoire, concepts, pratiques

Le livre est organisé en trois parties logiquement articulées. La première, la « biographie intellectuelle d’un pédagogue artisan », décrit avec précision et nombreux détails la vie de Fernand Oury, son enfance enracinée dans le milieu ouvrier de l’automobile naissante, ses premiers contacts avec l’enseignement lors de la débâcle de 1940, la découverte des « écoles casernes » qu’il contesta rapidement. Sa rencontre avec la psychanalyse (Fernand Oury fut psychanalysé par Jacques Lacan) lui permit d’inventer, de découvrir, dans le sens de la mise à jour d’un trésor, la pédagogie institutionnelle.

La seconde partie, les « traumatismes de la naissance (1961 – 1966) » concerne la querelle théorique et pédagogique qui opposa Oury à Freinet et entraina la fondation du courant de la pédagogie institutionnelle. Cette partie est là encore précise et renseignée. Elle s’appuie sur des témoignages directs qui donnent à voir les personnes. La querelle qui amena la rupture entre les deux hommes, les jeux de pouvoirs, de jalousie, certainement aussi la confrontation de deux fortes personnalités, sont décrits avec une précision qui, parfois, peut égarer le lecteur peu au fait des enjeux pédagogiques qui se jouaient alors. Mais la lecture patiente fait découvrir des débats fondamentaux dont on ne connaît plus la force en notre période de réforme scolaire. S’affrontaient pourtant deux pédagogies fort proches l’une de l’autre : l’une voulait conserver le caractère originel de la pédagogie coopérative, issue de l’école des campagnes ; l’autre affirmait que la massification demandait une évolution et une adaptation à la ville et à des écoles dont on a peine à imaginer, de nos jours, l’organisation quasi militaire dès les petites sections.

Le trépied pédagogique sur lequel s’appuie la pédagogie institutionnelle affirme clairement la filiation : Techniques, Groupe et Inconscient. Le corpus des techniques est celui de la pédagogie Freinet qui compta tant pour Oury. Le groupe, de la même manière, occupe une place conséquente et tient compte de la dimension de la classe : la responsabilisation, la prise en compte du sujet apprenant, le traitement des conflits et du désir, de la pulsion, amènent naturellement à la prise en compte de l’inconscient dans la classe, le troisième pied. Oury, dont le frère Jean fonda la psychothérapie institutionnelle, affirmait dès 1957 le caractère « thérapeutique » des classes Freinet (la scission n’avait pas encore eu lieu). Le groupe, pris en compte, peut « réparer » un environnement peu propice aux études, des comportements antisociaux comme on disait à l’époque. Il permet au sujet de grandir dans l’apprentissage. Il ne s’agit évidemment pas d’un mode thérapeutique dans le sens de la cure, mais bien d’une prise en compte du fait psychologique et du fait groupal dans la classe, de la relation entre les différents sujets, du traitement du désir et du transfert.

C’est dans la troisième partie de l’ouvrage que les auteurs s’appliquent à définir les « concepts et pratiques de la pédagogie institutionnelle ». Cette partie est fondamentale : quels apports le corpus de connaissances nouvelles sur l’inconscient offre au pédagogue ? Rappelons qu’en ce début des années 60 Freud est mort depuis à peine vingt ans, et les études sur le groupe et l’inconscient sont encore très récentes et axées sur le traitement des névroses de guerre. Le auteurs rappellent quels furent les apports conceptuels de la psychanalyse et de la psychothérapie institutionnelle. L’inconscient comporte deux pôles, l’un est pulsionnel et correspond à la recherche de la réalisation immédiate du désir. Mais cette réalisation se heurte au groupe et au désir de l’autre. Un second pôle est par conséquent législatif, et permet de différer cette réalisation en limitant ce désir afin que le sujet puisse s’inscrire dans l’intersubjectivité. L’instance législative transforme la pulsion en désir, la régule.

On retrouve là une problématique essentielle à laquelle se heurte l’enseignant de nos jours : comment faire vivre le groupe et le sujet dans l’apprentissage, les désirs de chacun se heurtant à la réalité de l’ensemble ? Il s’agit de prendre en compte la dimension interpsychique de la classe pour que chacun se trouve en situation suffisamment sécure pour exister en tant que sujet apprenant.

C’est là où l’édifice de l’institution prend toute sa valeur et sa légitimité ; les institutions sont « des opérateurs de triangulation et de médiation » qui ouvrent la relation binaire – on dirait maintenant frontale – en y apportant du symbolique. Elles deviennent des opérateurs fondamentaux permettant « la croissance collective et individuelle des sujets à l’intérieur du groupe classe », des « régulateurs de l’ensemble des échanges sociaux, intellectuels et affectifs de la classe ». En d’autres termes, les institutions sont des « pièges à désir » qui permettent la rencontre avec la loi de l’espace-classe.

Les institutions sont passées en revue, non pas sous la forme d’un memento, mais sous l’angle de la compréhension du fait psychique qui s’y déroule. Le Conseil devient « l’œil du groupe, cerveau du groupe, rein du groupe, cœur du groupe, organisme du groupe… », reprenant la métaphore couramment admise du groupe comme corps : corps constitués, corps enseignant, corps d’armée ou tête pensante… Le conseil devient, en traitant les conflits de basse intensité, en régulant les désirs, un moment d’épuration, une « remontée de chiotte » disait Oury ! L’enseignant qui met en place un conseil dans sa classe sera sensible à l’image utilisée ; il trouvera la justification de sa pratique et l’appareil conceptuel qui lui permettra de la faire évoluer.

On comprend mieux la fonction thérapeutique de la classe institutionnelle. Dans celle-ci, elle est dévolue au groupe. Les auteurs citent Winnicott : « Le traitement de la tendance antisociale n’est pas la psychanalyse. […] C’est la stabilité nouvelle fournie par l’environnement qui a une valeur thérapeutique. […] C’est l’environnement qui doit donner une occasion nouvelle à la relation au moi puisque l’enfant a perçu que c’est une carence de l’environnement dans le soutien du moi qui a suscité la tendance antisociale ».

L’ouvrage de Raymond Bénévent et Claude Mouchet est passionnant, mais aussi fondamental à de nombreux titres. Il permet de comprendre ou d’entrevoir les enjeux de querelles anciennes qui, si elles ont baissé d’intensité, ont laissé des traces encore visibles dans le morcellement des associations pédagogiques. Il établit la modernité d’une pratique pédagogique pourtant ancienne, en fournissant un corpus théorique sur le sujet dans le groupe, sur le groupe et les effets du groupe dans nos classes, sur l’émergence du sujet apprenant parmi ses pairs.

Jean-Charles Léon