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L’analyse des pratiques professionnelles pourquoi cette expression ?

L’expression est à peine admise dans les milieux de la formation professionnelle qu’elle soulève, dès qu’on y réfléchit, un très grand nombre de questions. En effet, aucun des termes ne va de soi, pas plus que leur agencement. On peut encore se demander si l’expression « analyse de pratiques », de modes de travail qui se sont imposés, implique qu’il existe un seul type d’analyse.

Pratiques

Qu’entendre par pratiques ? Pourquoi parle-t-on de pratiques plutôt que d’actions, de fonctions, de façons de faire, etc. ? La fortune du mot est sans doute récente, au moins dans notre champ de travail. Le terme, en revanche, est connu depuis longtemps des philosophes qui l’ont utilisé pour différencier la vie active et les conduites, d’une part, de l’exercice de la contemplation, de la théorie ou de la spéculation, de l’autre. Dans le sens le plus courant, est alors pratique [[On ne saurait réfléchir à la question des pratiques si on n’avait pas présent à l’esprit les deux ouvrages de Pierre Bourdieu (Le sens pratique, Ed. de Minuit, 1980, et Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Le Seuil, 1994), les travaux de Michel de Certeau et le livre de Gérard Malglaive, Enseigner à des adultes, PUF, 1990.
]] toute application de règles, de principes qui permet d’effectuer concrètement une activité, qui permet donc d’exécuter des opérations, de se plier à des prescriptions.

Ainsi, contrairement à la perception commune et superficielle du terme, qui imposerait d’ailleurs l’identité entre connaissance pratique et connaissance commune, la pratique, bien qu’incluant l’idée de l’application, ne renvoie pas immédiatement au faire et aux gestes, mais aux procédés pour faire. La pratique est tout à la fois la règle d’action (technique, morale, religieuse) et son exercice ou sa mise en œuvre. C’est la double dimension de la notion de pratique qui la rend précieuse : d’un côté, les gestes, les conduites, les langages ; de l’autre, à travers les règles, ce sont les objectifs, les stratégies, les idéologies qui sont invoqués. Les pratiques ont donc pour nous une réalité sociale, elles transforment la matière ou agissent sur des êtres humains, elles renvoient au travail au sens large. Elles sont une réalité psychosociale institutionnelle et se déploient toujours dans des institutions, une réalité psychique qui inclut la dimension inconsciente du sujet. Les pratiques sont donc des objets sociaux abstraits et complexes et ne sont pas des données brutes immédiatement perceptibles. Elles ne peuvent se comprendre et s’interpréter que par l’analyse.

Analyser…

Le deuxième terme auquel il faut s’attacher est celui d’analyse. Sa vogue lui sert d’évidence. Il faut pourtant rappeler que le mot analyse comporte une double origine et un double usage : décomposition en éléments de la matière, et c’est alors un terme majeur de chimie, et décomposition en éléments des idées, des notions ou des concepts, et analyse est ici le propre d’une démarche et d’une méthode de pensée.

Analyser impose une opération de division, de fragmentation, de parcellisation. Or, bien évidemment, les procédures de découpe, les outils de dissection, sont alors essentiels : sans eux il n’y aurait pas d’analyse.

L’analyse implique la reconnaissance qu’un ensemble est constitué de parties qui, identifiées, permettront d’atteindre les noyaux, les insécables de cet ensemble. À l’inverse, l’agencement de ces parties permettrait de retrouver l’ensemble dans son intégrité. Or, on a bien du mal, évidemment, dans la réalité humaine, à admettre que le tout est seulement la somme des parties. Est-ce à dire alors que quelque chose échapperait à l’analyse ? La réponse est oui, sans conteste.

Professionnelles

On peut en venir enfin à professionnelles. D’abord, le mot signale que les pratiques dont il sera question sont celles-là et point d’autres : autrement dit que professionnelles, avant de qualifier quelque chose, restreint et délimite, en écartant ce qui n’est pas ; par exemple, il ne s’agit pas de pratiques amoureuses, ou de pratiques corporelles, ou de pratiques sociales, ou de pratiques cultuelles, etc. Le champ se veut restreint au professionnel. Des textes récents [[Cf. Bourdoncle R., « La professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines », Revue française de pédagogie, 94, 1991.]] ont fait le point sur l’histoire et l’usage du terme. On y renverra le lecteur. Pour le présent, nous nous souviendrons seulement que professionnelles s’attache à un métier, et qu’il s’agit toujours d’une activité de transformation dans des conditions économiques et sociales déterminées [[Les changements en cours obligeront à élargir le champ du professionnel : ainsi, on peut inclure dans notre réflexion les personnes bénévoles, ou les amateurs, ou les demandeurs d’emploi de longue durée, etc.]] ; l’activité dont il est question contribuant alors à la vie productive d’un ensemble social.

Revenons maintenant à l’analyse des pratiques professionnelles. Si les pratiques sont en effet observables, y compris parce qu’elles sont en partie répétitives, plusieurs cas de figure existent. Les pratiques peuvent être observées ou décrites par des agents qui leur sont extérieurs. À l’inverse, elles peuvent être observées, racontées ou récitées par leurs auteurs. Les pratiques peuvent donner lieu à des observations de faits et de phénomènes, ou donner lieu à des discours (que ces discours soient tenus à des tiers en direct, ou qu’ils soient tenus par l’intermédiaire de l’écriture). Il y a donc une double approche possible, dont chacune possède deux voies. Si on peut identifier deux approches et deux voies majeures du travail d’analyse, il en demeure encore une, hybride sans doute, celle où les auteurs de pratiques professionnelles parlent de celles-ci, avec d’autres auteurs comme eux, avec « quelqu’un », au rôle nommé d’animateur, d’enseignant ou de formateur [[C’est ici que la différence avec d’autres pratiques très anciennes se voit le mieux : l’introspection, l’examen de conscience, l’autoréflexion, comme on dit aujourd’hui, sont, bien entendu, des modes de travail intellectuel qui, sur certains aspects, peuvent être utilisés comme une pensée sur l’action. Cela n’en fait point pour autant un exercice d’analyse de pratiques.]].

Lorsque les pratiques sont abordées et connues par les discours, ce ne sont pas tant elles, dans leur objectivité supposée, qui sont visées, mais ce que les auteurs peuvent en dire, en percevoir, en ressentir. Ce sont les discours et les sujets discourants qui deviennent, à propos des pratiques professionnelles, l’objet même de l’investigation [[Rappelons que pour l’analyse des discours elle-même, il y a deux voies possibles : un agent extérieur peut accéder au discours par des analyses du type « analyses de contenu » ; ou bien le discours est le matériau même que travaille l’énonciateur de la pratique.]].

Une nécessité…

Qu’est-ce qui autorise à « préférer » l’analyse des pratiques faite par les auteurs eux-mêmes, et par le biais de leurs discours, à une objectivation mieux assurée par des observations multiples et armées ? Qu’est-ce qui autorise à penser qu’il y a analyse, puis effet de l’analyse au moyen du discours ?

Pour rester bref, le principe qui traverse tous les modes d’analyse est l’affirmation que le changement des conduites humaines implique la collaboration libre du sujet aux changements, ce qui n’exclut pas ses résistances ; que c’est par sa conscience, puis sa compréhension des situations et des phénomènes que le sujet accédera à une possible transformation même du réel. Il est donc affirmé que l’humain n’est pas une machine à computer ou à appliquer des protocoles car il engage dans toutes ses actions une part essentielle de sa subjectivité consciente et inconsciente et donc de son histoire individuelle et collective. Ce principe d’un matérialisme complexe, opposé au mécanicisme qui voudrait régir les sociétés et les personnes comme des rouages, affirme que le caché et le latent constituent aussi l’existence. Ainsi on voit que le travail d’analyse des pratiques doit sa fondation moderne au développement des psychologies : psychologie sociale, psychologie du travail, psychanalyse, microsociologie, etc. On perçoit les évolutions des disciplines sur toutes ces questions à travers les discours successifs de Pierre Bourdieu sur la notion de sujet ou encore dans l’extrait suivant d’un autre sociologue, Michel Berthelot : « En quoi le sens extérieurement importé par l’analyste serait-il plus juste que celui exprimé par l’acteur ? Le sujet, psychologiquement, voire psychanalytiquement parlant, ne se définit-il pas par l’aptitude à donner un sens acceptable pour lui à la réalité qu’il vit, ce que nous avons appelé à diverses reprises un sens en première personne ? A cet égard, il n’y a nulle part de texte vrai et le sens même illusoire donné par l’acteur à son histoire participe au plus profond de sa construction » (École, orientation, société, Paris, PUF, 1983).

Un tel travail n’est jamais garanti, ni dans ses résultats, ni dans sa durée ; c’est pourquoi il heurte si souvent les coureurs de performance, parce que c’est un travail de longue haleine, toujours à poursuivre, jamais définitivement achevé.

L’analyse des pratiques professionnelles, quelle que soit la diversité des modalités et des appellations, semble devenir de plus en plus nécessaire, même si on peut encore estimer qu’elle représente davantage un besoin qu’un marché. Elle est nécessaire parce qu’elle accompagne profondément la transformation du travail, son organisation et ses activités.

Aujourd’hui, nombre de postes requièrent davantage d’intelligence, de conception, de savoirs abstraits qu’auparavant. L’accroissement de la réflexion, de la réflexivité à plusieurs et en groupe constitué, la nécessité de penser ce que l’on fait, y compris pour rentabiliser les investissements, passent par une liberté et un engagement accrus et non par une robotisation accélérée. À cet égard, sous une forme ou sous une autre, l’analyse des pratiques professionnelles fait partie intégrante du travail de demain, parce que la réflexion sur sa pratique est une position « métacognitive » qui est devenue un facteur essentiel de changement.

Ainsi, à travers l’analyse des pratiques professionnelles, s’engagent des questions essentielles : aussi bien l’évolution des rapports entre théories et pratiques sociales, que la critique permanente d’une maîtrise de la réalité par des règles toutes faites, ou encore le sens de la formation continue dans son rapport avec le travail.

Jacky Beillerot, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Paris X-Nanterre.