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L’A.A.A. : l’apprentissage assisté par l’adulte

Vygotski fut sans doute le premier (vers 1930) à souligner la nature « sociale », c’est-à-dire coopérative, interpersonnelle, interactionnelle, du développement des fonctions psychiques supérieures. Pour lui, toute fonction psychique existe d’abord sur un plan social ou interpersonnel et ensuite sur un plan psychologique ou personnel (intrapsychique). En d’autres termes, « ce que l’enfant sait faire aujourd’hui en collaboration, il saura le faire tout seul demain ». Cela signifie que l’intervention de l’adulte n’est pas seulement un facteur facilitant la progression intellectuelle de l’enfant mais qu’elle en est une composante essentielle. L’échange avec autrui -et notamment avec l’adulte expert- constitue le support essentiel (ou le moteur principal) du processus d’acquisition et de l’accès aux savoirs. À l’école, « la collaboration systématique entre le pédagogue et l’enfant est la force la plus puissante » qui dirige et construit la prise de conscience, l’attention volontaire, la démarche réflexive de l’apprenant et sa conquête de l’abstraction. C’est en fait le couple enfant/adulte (expert et éducateur) qui résout d’abord les tâches cognitives et non l’enfant seul. Puis il y a « une seconde naissance » des capacités cognitives et des compétences (en sciences, en mathématiques, en lecture-écriture) quand l’enfant devient capable de réussir les tâches de manière autonome.
Cela nous conduit à vouloir placer la collaboration et la relation d’aide entre l’adulte et l’enfant au centre de l’action pédagogique, au centre des activités d’enseignement/apprentissage à l’école. Vygotski nous aide à refuser la (fausse) question, la (fausse) alternative : l’enfant ou les savoirs au centre du système scolaire ? Ce qu’il faut mettre au centre, c’est l’association, la coopération entre le pédagogue et l’enfant apprenant, l’activité cognitive conjointe, ce que l’on peut appeler l’apprentissage assisté (aidé) par l’adulte (l’A.A.A.) : un « jeu à trois », enseignant – élève – savoir.

Avec ou sans grand-mère, une lecture à partager

L’observation des enfants apprentis lecteurs entre 3 et 7 ans le montre bien. Très souvent c’est la lecture à deux qui est la première expérience, puis la première habitude, de l’écrit. L’enfant se fait d’abord lire « des histoires » et « des livres » avant, ou afin, de se les lire à lui-même plus tard. Dans de nombreuses familles, on connaît, de façon plus ou moins implicite, les vertus de cette pratique lecturale et culturelle, celle de la littérature enfantine, qu’on pourrait appeler « méthode de la grand-mère ». Elle réunit un adulte lettré (pas nécessairement une grand-mère !), un enfant pré-lecteur et un livre qui plait aux deux acteurs (j’allais dire « aux deux lecteurs »). Chaque moment de lecture à deux comporte trois séquences : l’adulte lit à haute voix et l’enfant suit, accompagne cette lecture, il regarde le texte, suit les mouvements du doigt ou des yeux du lecteur ; un dialogue s’engage autour de l’histoire lue ( le récit écrit) et l’enfant réagit, raconte une partie de l’histoire ; l’enfant prend des initiatives pour (commencer à ) lire, il répète une phrase, anticipe la fin d’un énoncé, reconnaît un mot, compare les fragments écrits.
Au cours de cette première période d’acquisition de lecture-écriture (phase d’expérience), l’enfant prend une première habitude (ou on lui donne cette habitude) : celle de lire par personne interposée et de solliciter, d’interpeller un lettré. Deuxième habitude, il s’intéresse aux pratiques des lettrés, il les observe et les questionne : « Qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce qu’il y a dans ton livre ? dans ton journal ? ». Troisième habitude, il imite les activités des lettrés, il « fait comme », il fait ses premiers essais de lecture et d’écriture « tout seul » devant des lettrés : « Regarde, moi aussi je lis », « Regarde, qu’est ce que j’ai écrit ? »
Tous ces comportements sont les prémices ou les préludes de la « vraie lecture ». Lorsqu’ils sont fréquents, ils établissent « un rapport amical » à l’écrit (comme le dit Emilia Ferreiro) et annoncent une probable réussite en lecture au C.P. Ils constituent la base pratique (ou pragmatique) de l’acquisition des connaissances et des compétences en lecture-écriture.
Dans ces trois types d’expériences avant l’enseignement officiel et systématique de la lecture-écriture au C.P. , c’est bien l’association adulte/enfant qui est première. L’enfant apprenti lecteur (ou pré lecteur) commence à s’approprier les pratiques de l’écrit grâce à ces trois sortes d’activités partagées : il « lit », il observe et questionne, il imite.
L’adulte, dans le même temps, utilise trois types d’aide pour commencer à former l’enfant apprenti lecteur :
– il lit pour et avec l’enfant ; il lit « à sa place » et l’implique dans les activités de lectures (livres, albums, revues),
– il se montre en train de lire et d’écrire, stimule la curiosité de l’enfant et répond à ses questions concernant l’usage de l’écrit,
– il encourage les premières tentatives de lecture et d’écriture de l’enfant (la lecture et l’écriture « tâtonnées ») et propose « un retour » ou un complément à chaque essai : « je vais te montrer comment je fais pour lire », « je vais t’écrire Y » …
Plus tard, quand l’enfant accède au savoir-lire de base, on observe le même phénomène : l’acquisition de la lecture écriture se réalise d’abord à deux, avec un guide ou un tuteur (un pédagogue), avant de devenir un processus individuel et une pratique autonome. L’enfant progresse et réussit grâce à deux relations d’aide , « deux méthodes qui ont fait leurs preuves », qui devraient être obligatoires dans tous les C.P. : la lecture partagée et l’écriture partagée.

Des comportements et des réflexions

La lecture partagée peut pendre plusieurs formes :
– l’enfant suit la lecture du texte faite par le maître (ou l’adulte) à voix haute,
– l’adulte lit le texte puis l’enfant relit (Précision relire n’est pas réciter ; c’est montrer chaque mot à « la bonne place » et commencer à se servir du décodage),
– l’adulte lit le texte en « laissant des trous » ; l’enfant complète (« bouche les trous ») en identifiant quelques mots ou groupes de mots,
– l’enfant essaie de lire-comprendre l’énoncé silencieusement, l’adulte lui donne (« souffle ») tous les mots qu’il ne réussit pas à décoder-identifier, puis l’enfant relit silencieusement le petit texte,
– l’adulte lit le début (la première partie) du texte et l’enfant continue en lisant la fin (ou la deuxième partie),
– l’enfant lit le texte silencieusement puis le relit à voix haute, l’adulte « bouche les trous » en disant les mots non reconnus ou mal compris par l’enfant.

De même, il y a plusieurs façons de pratiquer l’écriture à deux (ou écriture partagée) :
– l’adulte (souvent le maître) produit un texte écrit devant l’enfant qui observe, l’adulte explique ce qu’il fait ou comment il fait, l’enfant peut le questionner,
– l’enfant écrit des mots ou de courtes phrases dictées par l’adulte (il produit des écritures dites inventées ou provisoires ou approchées), puis l’adulte écrit à son tour chaque mot et chaque petite phrase en faisant quelques commentaires. Exemple : « Tu vois, papillon ça commence comme papa ; au début, j’écris pa. »,
– l’enfant produit un énoncé (par exemple, dans un atelier d’écriture) puis l’adulte réécrit devant/avec lui en faisant quelques commentaires,
– l’enfant dicte à l’adulte un énoncé personnel (par exemple, une « histoire », un compte rendu d’évènement, un message pour Untel) ; l’adulte écrit sous la dictée en associant l’enfant à la rédaction.

Dans ces diverses situations de lecture et d’écriture partagées les interactions de tutelles (ou de tutorat) entre l’adulte et l’enfant jouent un rôle capital sur deux plans : celui de la mise en place des comportements, des pratiques de lecture et de scripteur, celui de la réflexion sur l’écrit et la communication écrite. La réflexion sur la structure et le fonctionnement de la langue écrite apparaît d’abord dans les dialogue construits par l’adulte avant d’être reprise – ou prise à son compte- par l’enfant : « Et après le chat, qu’est ce que j’écris pour continuer l’histoire ? », « Ah ! papillon ça commence comme papa … »…

C’est à deux -en coopération avec l’adulte- que l’enfant apprend à lire et écrire tout seul. Et, d’une manière plus générale, c’est à travers des activités intellectuelles partagées avec l’adulte, à travers des tâches cognitives co-réalisées et des situations problèmes co-résolues avec l’adulte pédagogue, que l’enfant apprend, comprend et réussit à l’école.

Gérard Chauveau, INRP et laboratoire ERTE, Paris V.