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Jules Ferry et l’enfant sauvage. Sauver le collège

Qui aurait dit, au moment de la publication il y a dix ans de Collèges de France (recensé par les Cahiers de manière nuancée cependant) et des chroniques de l’auteure dans Le Monde de l’éducation, que l’on ferait l’éloge ici même de l’ouvrage qui vient de paraitre ? Mais aurait-on pensé alors qu’une attitude suffisante et surplombante, s’accompagnant d’un certain mépris pour ces pauvres barbares des ZEP, se transformerait en un regard souvent tendre et empathique, teinté d’un humour de bon aloi qui n’est pas l’ironie facile dont sont si souvent victimes les élèves. On est loin ici des tableaux noirs des proclamés anti-pédagogistes, des caricatures de sketches ou de chansons style Fatals picards…

Certes, bien des choses peuvent déplaire, et déplaisent. Telle l’opposition facile qui affleure souvent entre le « terrain » et le « sommet ». Aucune réforme en cours ne semble convenir : « L’introduction de la morale laïque, la réforme des rythmes scolaires, l’évaluation des élèves par compétences… autant de « chantiers d’évitement » qui ne sont rien d’autres que des façons de recouvrir de papier-peint les fissures du système éducatif ». Un peu facile non ? Et puis les inspecteurs, les institutionnels, voire les formateurs sont souvent brocardés, comme si la réalité n’était pas plus complexe que ce qui est décrit. La tentation de la sacro-sainte « liberté pédagogique » et du « laissez nous tranquille » apparait plusieurs fois. Les différentes manières d’enseigner n’ont pas l’air d’avoir de l’importance eu égard à ce qui compterait vraiment : un dialogue singulier entre professeur et sa classe, comme si les dispositifs techniques, l’ingénierie pédagogique ne comptaient pas, en dehors des « trucs et ficelles ».

Mais là n’est pas l’essentiel. On peut apprécier ce livre, écrit avec beaucoup de brio, et un humour véritable, celui qui sait aussi s’exercer sur soi-même, goûter aux métaphores savoureuses (l’auteure jouant le héros de Rear Window dans les couloirs du collège…) ou déguster certains récits de cours (tel travail en classe sur les Riches Heures du duc de Berry, sans parler de l’émouvante évocation au début du livre de la projection de L’Enfant sauvage). Mais on peut surtout se féliciter qu’un livre grand public, médiatisé, nous présente une image du collège, des collégiens, de la transmission des savoirs si différente de celle complaisamment véhiculée dans ce genre « littéraire » que sont les écrits de rentrée, pourfendant l’école « en perdition ».

En effet, on trouve ici une vraie défense de l’idée de collège unique, un refus de se conformer à un pseudo-code de l’honneur des enseignants qui serait bafoué par les petits barbares qu’ils ont face à eux, des propositions souvent raisonnables, astucieuses, dans l’esprit de la mission de « passeur culturel » du professeur. Mara Goyet ose approuver l’idée d’ « élève au centre » comme une évidence qui ne s’oppose absolument à la culture et aux connaissances. Son rejet des « compétences » qui nous irrite n’est-il pas surtout celui d’un émiettement technocratique en micro-objectifs ? En tout cas, un espace de discussion parait toujours ouvert, dès lors qu’on n’a pas là un écrit de « donneuse de leçons » qui, elle, saurait comment faire et n’aurait pas de problème avec ses classes. Ce qui nous fait horreur chez les forcenés de l’anti-« pédagogisme » n’est jamais présent et c’est pour cela qu’il nous semble judicieux de recommander ce livre.

Mara Goyet a l’audace également de ne pas considérer que les enseignants sont tous admirables et dévoués. Comment ne pas apprécier ces lignes : « Certains enseignants sont livrés à des collèges épouvantables, certes. Et l’on s’en émeut. Certains élèves sont livrés, eux aussi, parfois, à des profs abominables, sans aucun sens de la transmission, désabusés et déprimés et l’on n’en a cure. » La « dignité des élèves » est toujours présente, et c’est cela qui rend ce livre digne. Ce n’est ni un traité de pédagogie, ni une analyse de fond du système, mais une chronique dans laquelle chacun peut plus ou moins se reconnaitre à tel ou tel moment, et (presque) toujours agréable à lire, quand se mélangent une culture bien maîtrisée, une rhétorique sous-jacente, mais jamais lourde (pas de pathos) qui sait récupérer le kitch et la verve moderne, et une expression authentique d’émotions et de sentiments, de la part d’une auteure qui nous dit penser tout le temps à son métier auquel elle ne parait pas avoir envie de renoncer…
Jean-Michel Zakhartchouk