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J’y crois, j’y crois pas

Ils sont venus à 12, cette fois-là. Enseignants en majorité, formateurs de CFPPA, proviseurs ou aide éducateurs. 12 personnes convoquées pour participer à un stage de trois jours sur l’analyse de pratique professionnelle. Dans le courrier, nous avions souligné le mot professionnel, car certains, dans le stage précédent, en avaient largement profité pour faire… leur analyse. Analyse dont la principale caractéristique était de se transformer en thérapie sauvage, génératrice de nuits blanches et – mais est-ce un problème ?- de détourner les objectifs de la formation.
Nous, nous étions deux formateurs. Catherine avec son expérience d’animation d’équipe pédagogique, sa pratique de la vidéo confrontation et du GAP. Moi, avec mon expérience d’animateur d’ateliers d’écriture et ma pratique du GEASE, dont la rigueur méthodologique va si bien à mes habits, et mes habitudes.
Deux formateurs, c’est bien, pour un travail qui nécessite une grande disponibilité de nos personnes, qui doit alterner attention et distanciation, écoute individualisée et animation collective. Deux formateurs, c’est également deux fois plus d’expertise, un peu plus de repos sans être absent « physiquement », c’est permettre une différenciation pédagogique de fait.

Une des conditions pour analyser sa pratique professionnelle, ou celle d’un autre, est de se faire confiance. Pour que les stagiaires se rencontrent, et discutent de l’objet du stage, nous proposons en introduction d’analyser collectivement la pratique professionnelle d’une personne extérieure à notre groupe (par exemple à partir d’un récit écrit lors d’une autre session). À partir de cette première lecture collective, une discussion est engagée, et nous écrivons les commentaires sur un tableau en distinguant ce qui relève pour le groupe du jugement moral, de l’analyse, etc. Cette phase d’émergence (orientée) des représentations mentales est formidablement riche. Les distinctions entre les termes « pratique », « analyse », « jugement », « variables » ou « critères » d’analyse, « reformulation », « objet », « sujet », sont formulées collectivement, et surtout, argumentées.
Cette exploration est formalisée pendant un deuxième temps, très court, qui est consacré à une petite initiation théorique de l’APP, à ses enjeux, ses principaux outils, aux concepts clés de multiréférentialité et de confidentialité.
Puis vient la pratique. Nous pratiquerons le GAP et le GEASE, pour que les personnes aient deux outils d’analyse collective et orale, aux règles établies, leur respect garanti par un animateur ; et l’écriture parce qu’elle permet l’alternance entre un récit individuel et un regard croisé en petits groupes, entre l’introspection et une lecture qui reste dans un cercle intime, le tout empreint d’une grande liberté méthodologique.

Cet outil, l’écriture, est le plus difficile pour les éducateurs, qui se retrouvent seuls, avec leur situation problème, et avec leurs blocages (sorti de l’école, qui écrit encore… ?). Pour cela, nous procédons en plusieurs étapes. Tout d’abord en animant un atelier d’écriture à partir d’un photolangage où nous proposons la consigne suivante : « choisissez une ou deux images qui évoquent pour vous des raisons d’être enseignant ».
Après l’écriture et la lecture des textes, les enseignants sont « chauds », et nous entamons une démarche plus longue (3 heures) et plus analytique d’écriture réflexive. Elle se déroule en quatre temps :
– Écrire un récit sur une situation éducative vécue personnellement et qui a posé problème (la situer dans le temps, avec le plus de détails possibles)
– Par groupe de trois, chacun lit son récit et les deux autres posent des questions d’explicitation dans un premier temps (explorer les « trous », les zones d’ombres,…), puis formulent des hypothèses d’explication dans un deuxième temps. L’exploration doit être la plus large possible, nous proposons une grille multiréférencée pour les guider.
– Au regard de cette analyse croisée chaque auteur écrit un nouveau texte, qui porte sur le même sujet que le texte précédent.
– Enfin, les derniers textes peuvent être affichés et une lecture silencieuse est organisée, sans commentaire.

En alternance avec de nouveaux apports (ou lectures) théoriques, chacun vit donc au moins deux GAP (ou GEASE), et un atelier d’écriture (voir textes ci-contre). La dernière journée, chacun choisit d’approfondir un outil et deux groupes sont constitués. Dans le GEASE/GAP, nous apprendrons à l’un des enseignants à l’animer. Dans l’atelier d’écriture, nous serons plus exigeants sur l’utilisation de la grille multiréférencée que nous avons « bidouillée » à partir de cours de fac, de lectures diverses, de l’arène d’Yveline Fumat, du numéro 346 des Cahiers…
C’est un temps où, avec Catherine, nous devenons participants parmi les participants, même si nous jetons discrètement un œil sur le déroulement, au cas où un danger se profile. L’autonomie n’est pas chose facile, devant un savoir faire nouveau de ce type, il y a des risques « humains ». Cette enseignante expérimentée, par exemple, animatrice volontaire du dernier GEASE, a la tremblote. Elle le dira plus tard. Et on peut la comprendre, j’ai l’habitude maintenant qu’un prof se met à pleurer pendant un atelier, mais elle, non. Elle a peur que cela arrive, la libération d’un autre corps que le sien, parfois, ça impressionne.

Puis vient le bilan. Et tout le monde s’en va. Seul.
Notre travail est terminé. Mais le leur ?
Qu’en est-il du sens que le groupe des 12, et chaque individu de ce groupe éphémère, aura donné à cette démarche ? Ont-ils saisi l’importance de cette espèce d’éthique propre à l’APP, eux qui se lancent si facilement à l’abordage de pseudo thérapies de groupe, sans « protection », comme un débutant qui a su franchir un cap, trop confiant ?
J’ai donc essayé d’en savoir un peu plus sur la suite. Un petit courrier envoyé à chaque participant pour savoir si, depuis le stage, leur conception du métier avait changé, si eux mêmes avaient changé, bref : « Chers collègues, racontez-moi les suites de votre stage APP ? ».
Je suis persuadé qu’il s’est passé des choses, pour chacun d’entre eux. Ils l’ont dit, au bilan. Un peu comme il se passe des choses pendant que j’écris ce texte : ça libère, ça permet de formaliser, mais quant à savoir si quelque chose de « sérieux » s’est passé !
En tous les cas je n’ai pas eu de réponses à mon courrier.
C’est ça aussi, l’APP, un truc fluide, qu’on ne peut pas maîtriser, une méthode qui vous glisse entre les doigts, un plaisir évident au moment de l’atelier, une libération, une satisfaction éphémère, et à la fin, un doute qui vient déstabiliser les habitudes prescriptives de la formation, et du formateur : est-ce que ça marche ? Cet outil a révolutionné ma pratique de formateur de formateur, c’est un fait. Mais la pratique des enseignants peut-elle être « réfléchie » par la seule magie d’un outil révolutionnaire, dans une institution éducative qui cultive la certitude, confond l’erreur et l’échec, et dogmatise l’expertise ?
Il y a eu la croyance des enseignants et des animateurs en un principe d’éducabilité, il y a aujourd’hui la croyance des formateurs en l’analyse de pratique. Je n’ai pas peur d’utiliser le mot « croyance » pour définir l’utilisation de l’APP dans la formation, car de tous les outils dont je dispose aujourd’hui dans ma besace, s’il est le moins prescriptif et le moins pédago, il est le plus intérieur et le plus stimulant.
Alors… j’y crois ? J’y crois pas ! J’y crois ? J’y crois pas !
Bon, j’y crois.
Mais c’est bien pour me faire plaisir.

David Kumurdjian, Formateur au Centre d’Expérimentation Pédagogique de Florac


« L’examen » est un texte libre écrit par un enseignant en stage d’analyse de pratiques professionnelles à partir de la consigne : « Faîtes un récit d’une situation qui vous a posé problème ».
Après discussion et analyse orale autour de ce texte avec des collègues, ayant eux aussi écrit un récit, l’enseignant rédige un second texte : « Les difficultés du métier d’examinateur ».

L’examen

Je suis assis derrière une table, devant moi le bureau, le tableau, un rétroprojecteur. À côté de moi un professionnel, comptable dans un centre de gestion qui fait passer l’examen pour la première fois.
Ca fait trois jours que je suis là à interroger des candidats à la chaîne. Dans l’épreuve que je fais passer, ils ont à peine un quart d’heure pour montrer. Montrer quoi ? Leurs capacités ? Leur aptitude à supporter le stress ? Leur talent d’acteur ?…
Je suis mal à l’aise, conscient du côté aléatoire de la note que je donne. Je suis inquiet : les résultats du centre d’examen où passent mes étudiants sont les plus mauvais de tous les centres. Je suis en colère : le centre d’examen où j’interroge a des résultats exceptionnellement bons, alors que les étudiants ne me paraissent pas meilleurs que les miens.
Le professionnel avec qui j’interroge est indulgent, il propose des notes élevées. Je modère et je tempère, baissant en général son niveau d’appréciation, je laisse en général transparaître son indulgence dans le niveau de notation. La tension intérieure monte : celui-là n’a compris que la moitié du sujet, celui-là ne maîtrise pas l’approche par le BFR… Je continue à interroger comme à mon habitude, orientant ou guidant le candidat en difficulté pour juger si les écueils qu’il rencontre sont liés à son état émotionnel ou à de réelles carences dans ses compétences en gestion.
Rentre une candidate. Elle s’installe, donne sa question et commence son exposé, très sûre d’elle. Au souvenir, j’ai l’impression que toute la tension accumulée se cristallise sur cette personne. Dans son exposé, fait avec beaucoup d’assurance, ou plutôt de « surassurance » masquant une forte anxiété, plusieurs erreurs : mauvais calcul de la CIFI, approche peu logique… elle est brune, boulotte, peu féminine. Son assurance feinte m’énerve.
Je pose quelques questions, pas dans le but de la soutenir, mais pour mettre en relief ses lacunes. Elle fait face, reprenant ses bourdes avec assurance. Nous arrivons à la fin de l’interrogation : « merci… au revoir mademoiselle… n’oubliez pas de signer la feuille de présence. »
Nous discutons pour mettre la note. Très déterminé, j’impose à mon collègue une note très basse (me semble-t-il). Il a dû sentir la tension car il ne contre-argumente pas.
Le soir, arrive la délibération. Aux notes mises, je repère la candidate. Note de CCF [[Contrôle en Cours de Formation]] de 12 ou 13, avis du conseil des profs : favorable. Note aux épreuves finales : environ 8, trop loin pour être repêchée. Elle est ajournée.
Proclamation des résultats : elle est dans le groupe de ses camarades de classe qui ont presque tous leur examen. Lorsqu’elle apprend son ajournement, il me semble qu’elle s’en va très rapidement.
Un de mes collègues examinateur, venant d’un IREO [[Institut de formation privé]], avec qui je discute des résultats, me fait part de leur surprise d’avoir vue collée cette candidate originaire d’un IREO voisin du sien, et qui était une tête de promotion.
Ai-je commis une injustice ?
Si oui, ce que je crois, comment je me débrouille avec ça ?


Deuxième texte

Les difficultés du métier d’examinateur

Examinateur, ça devrait être un métier à part entière, indépendant du métier d’enseignant, comme pour le permis de conduire.
Comme ça, l’enjeu du passage de l’examen par mes élèves, pendant que j’examine d’autres élèves, ne serait pas présent. Ne serait pas présente la tension liée aux résultats des « miens », principal critère de l’efficacité du travail que j’ai fait dans l’année. Ne serait pas présent le manque de confiance dans le jugement de mes collègues examinateurs, donc le manque de confiance en moi en situation d’examinateur.
Dans cette hypothèse, si j’avais à choisir, je préférerais être enseignant qu’examinateur.
Supposons que je sois examinateur, j’aurais une grille « critériée » précise. Je connaîtrais très bien le sujet, l’épreuve et les habiletés minimums dont doivent faire preuve les candidats.
J’interrogerais en binôme avec un professionnel. Nous aurions pris le temps de nous étalonner entre plusieurs examinateurs et plusieurs professionnels à partir de vidéo de cas. Une part de mon travail, comme pour les goûteurs, serait de m’étalonner régulièrement avec mes collègues examinateurs.
Un jour, une candidate se présenterait devant moi au cours d’une semaine d’interrogation. Je pourrais percevoir son attitude trop sûre d’elle comme irritante. Rapidement, mes réflexes de professionnels de l’évaluation prendraient le dessus. Je saurais dépasser cette façade de fausse assurance pour l’amener à exposer au mieux ce qu’elle est capable de faire sur le sujet de gestion qu’elle a tiré.
Je lui mettrais une note, en concertation avec le professionnel, en discutant chaque point de la grille de notation. Notre étalonnage étant correct, l’écart de notes sera faible et facilement négocié.
La note mise, aura-t-elle son examen ? Je ne sais pas, mais j’aurais eu l’impression de faire mon boulot correctement.