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« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »

1975 : professeur de français depuis trois ans, j’enseigne, sans trop réfléchir, à la manière de ceux qui m’ont enseigné. Ce jour-là, j’essaye de faire passer à une classe de troisième toute la beauté d’une scène du CID. Ils sont gentils dans ce collège breton, peu agités , on pourrait même les croire attentifs. Tout à coup dans leur regard, je perçois un vide insondable, un ennui épais, des corps absents: c’est comme un choc. Je m’imagine tout à coup des décennies plus tard, à cette même place, debout face aux élèves, engluée par la routine, sans passion, un long fleuve …. J’ai désespérément cherché une aide pour sortir de là et j’ai rencontré le CRAP, sans doute au hasard d’une salle des professeurs.
Tant de souvenirs qui remontent à la surface, il faut faire un choix…

Ce furent Les Rencontres de Préfailles, mes premières où nous avons dormi dans d’immenses dortoirs de colo, sans intimité, sur des matelas qui avaient déjà bien servi. Dominique Guy essaie de me faire aimer les mathématiques : cette séance de pédagogie patiente et inventive sur le nombre d’or, au vent et au soleil m’a bien revigorée. Je ne comprends toujours rien aux mathématiques mais j’admets qu’on puisse les aimer et les dispositifs de formation du CRAP, aussi riches qu’une broderie au fil d’or, ne cessent de m’émerveiller.

michele_amiel_petit.jpgMa première assemblée générale du CRAP dans le sous-sol de l’INRP, la séance de travail est présidée par Jean-Pierre Astolfi. De manière ironique, je susurre à mon voisin : «  Tiens, je me vois bien animer un atelier aux Rencontres ! » Et Astolfi de reprendre au vol et de lancer tout haut : «  et pourquoi pas : quel thème proposes-tu ? » Jeunette inexpérimentée dans le métier et le CRAP, Je n’avais jamais rien animé, jamais pris aucune responsabilité dans l’association et me voilà propulsée animatrice. «  Neuf mois pour écrire un roman avec les élèves » : l’atelier sera d’autant plus réussi que le dernier jour, une participante (elle se reconnaîtra) est partie accoucher d’un beau garçon. Ce jour d’A.G., J’ai appris la force de la confiance qui oblige ne pas décevoir la belle image qu’on a vu en moi.

L’emménagement dans les nouveaux locaux du CRAP : avec les membres du bureau, nous avons transporté les cartons, de l’Ecole des parents où nous étions rustiquement installés au 10 rue Chevreul. Un carton a requis des soins attentifs : celui des archives de Jacques George. Jacques George, figure tutélaire, l’histoire du CRAP et du SGEN, resté président très longtemps, mon père en engagement associatif. Les archives de Jacques George : j’imagine des documents de réflexion précieux, des secrets politiques, je regarde la boite avec le respect dû aux textes sacrés. A l’ouverture, sous l’œil pétillant de Jacques, nous découvrons quelques bouteilles de (bonne) bière ! Tout est là, dérision et dégustation, sérieux avec de bonnes pintes de rire.

Au CRAP, tout n’est pas simple dans les relations, et le heurt des identités peut se montrer ravageur. Pour le n° 288, « Apprendre par corps », j’écris un texte sur la manière dont j’ai appris le métier de chef d’établissement au travers de ma passion pour l’équitation et des relations souvent conflictuelles avec mon cheval qui me fait régulièrement mordre la poussière quand je commets des erreurs de tact. Les peurs fantasmées du pouvoir seront filées à travers la métaphore équestre dans de nombreux textes : « Henni soit qui mal y panse ! », «  les Cahiers sont-ils là pour guider les supérieurs dans le domptage de leurs subordonnés ? » «  On n’est pas des bœufs », » Nous sommes très à cheval sur nos principes ».  Il faudra bien une dizaine d’années au CRAP avant que les personnels de direction ou d’inspection soient perçus autrement. J’ai dû défricher le chemin, et les griffures des ronces ont été douloureuses ! Mais j’ai trouvé la clé de la communication où ce qui importe, ce n’est pas ce qu’on dit mais ce qui est entendu. Dans la foulée, je me suis présentée à la présidence.

Aujourd’hui
, proviseure honoraire depuis peu, je suis toujours au CRAP et je travaille avec toutes les instances ; je découvre encore de nouveaux territoires, j’élabore de nouveaux projets, je participe avec délectation aux groupes de travail. Je suis obligée d’utiliser les technologies de la communication, ils sont trop forts, ces crapistes. Comme les maths, je n’y comprenais rien mais je ne vais pas me laisser faire et je peux être une aussi bonne « community manager » qu’une autre.
Je dis partout qu’il faut bien que je rende aujourd’hui au CRAP tout ce qu’il m’a donné de compétences professionnelles, d’amitiés puissantes et fidèles, de distinctions fabuleuses. C’est en fait tout le contraire : c’est le CRAP qui me permet de rester debout et présente au monde.

Michèle Amiel