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Inverser le courant

Dans toute situation d’apprentissage, les émotions s’invitent pour favoriser l’élaboration de la pensée et la réalisation de l’action, ou, au contraire, pour résister à la proposition pédagogique. La métacognition aide celui qui apprend à discerner dans quelle disposition il se trouve avant, pendant ou après l’activité. Mais de nombreux élèves en difficulté ont besoin d’être guidés dans leur langage intérieur pour entrer dans une telle démarche. Comment enseigner la métacognition ? Quel outil est susceptible d’entrainer les élèves à prendre conscience de leurs sentiments et de leurs impacts sur l’efficacité de leur réponse ? Il ne s’agit pas uniquement de les reconnaitre, de repérer leur intensité, leur valence positive ou négative, ce qui les génère, mais aussi de prendre en compte leur caractère réversible. Avant la présentation d’un exemple d’outil, arrêtons-nous sur cette réversibilité émotionnelle. À partir des travaux du neuropsychologue Antonio Damasio, j’ai modélisé deux boucles évaluatives des émotions-sentiments, l’une négative et l’autre positive.

La boucle négative

Tout d’abord, mis en présence d’une situation nouvelle et déstabilisante, l’organisme se prédispose à résister au changement : il est d’emblée vigilant. C’est la phase de la résistance réflexe. Ensuite, dans le cas où la situation réveille des émotions négatives, l’organisme, ainsi alerté, classe la situation dans le registre « mauvais » ou « danger ». Il engage automatiquement son processus de protection : fuite, blocage ou attaque. À ce stade émotionnel, certaines manifestations du corps sont observables : nervosité, bâillements, crampes viscérales, etc. Conscientisées, ces émotions évoluent en sentiments contraires qui accentuent l’effort de préservation de soi. L’élève se dit : « Comme la dernière fois, je ne vais pas y arriver, ils vont se moquer de moi. » C’est le stade de la résistance de rappel. Dans ce contexte de polarité négative, l’élaboration volontaire de nouveaux circuits neuronaux liés à l’apprentissage se trouve réduite, difficile, entravée et douloureuse. La manipulation des représentations et la mise en œuvre de stratégies métacognitives sont laborieuses. Les automatismes sont peu disponibles et ceux qui devraient être inhibés ne le sont pas. L’effort attentionnel volontaire et explicite est fortement ressenti. C’est le stade de la résistance de l’élaboration. Le résultat risque de ne pas être satisfaisant. La situation génère alors de nouveaux sentiments négatifs qui, par rétroaction, renforcent la polarisation initiale défavorable. Lors d’une prochaine situation comparable, les mêmes émotions-sentiments seront convoqués et contribueront à nouveau à un fonctionnement poussif. Telle est la boucle négative dans laquelle se trouvent piégés certains élèves. Cependant, une démarche métacognitive guidée peut leur permettre de sortir de ce cercle vicieux et d’activer la seconde boucle, positive et plus favorable aux apprentissages.

La boucle positive

Face à une situation nouvelle et après l’entrée en vigilance de la résistance réflexe, l’organisme peut reconnaitre une situation favorable qui réveille au contraire des émotions positives. Il classe alors la situation dans le registre « bon » et « sécurisant ». Il déploie automatiquement un processus d’ouverture propice à la prise de décision. À ce stade émotionnel, des manifestations corporelles sont repérables : mise en action, concentration, bienêtre. Conscientisées, ces émotions évoluent en sentiments favorables qui stimulent l’effort d’élaboration de la réponse. L’élève se dit par exemple : « Comme la dernière fois, je vais être aidé par les autres, je vais procéder par ordre. » C’est le stade de la stimulation de rappel. Enfin, dans ce contexte, l’élaboration est optimale, facile, fluide et plaisante. Les échanges synaptiques sont aisés. La manipulation des représentations et la mise en œuvre des stratégies métacognitives sont facilitées. Les automatismes sont disponibles et s’ils s’avèrent inadéquats, ils sont inhibés. L’effort attentionnel volontaire et explicite est conséquent mais peu ressenti. C’est le stade de la stimulation de l’élaboration. Le résultat a des chances d’être satisfaisant. Il génère alors de nouveaux sentiments positifs qui vont renforcer la polarisation initiale favorable. Lors d’une prochaine sollicitation, ces émotions-sentiments contribueront à nouveau à un fonctionnement fluide. Telle est la boucle positive dans laquelle se trouvent entrainés les élèves, en situation de réussite.

La grille

En vertu du caractère réversible des sentiments, un élève peut passer de la dynamique négative à la dynamique positive en associant consciemment des sentiments positifs à une expérience donnée. Il s’agit de relativiser une situation de malêtre global et d’identifier des facteurs spécifiques de progrès. Pour cela, un questionnement métacognitif pluriel favorisera l’émergence d’au moins un sentiment positif sur lequel s’appuyer.

Ainsi, à partir de quatre axes de questionnement, j’ai élaboré une grille métacognitive comportant quatre curseurs supports de l’évaluation de quatre sentiments : compétence, pertinence, sécurité et épanouissement. Ils concernent respectivement : la tâche, entre difficulté et facilité ; le but, entre ennui et intérêt ; les autres, entre peur et confiance ; soi, entre contrainte et liberté. Avec cette grille d’analyse, les élèves (voire les adultes en formation) constatent la variabilité de leurs sentiments et peuvent mieux comprendre le processus émotionnel dans lequel l’apprentissage les engage.

Renseignée avant la situation d’apprentissage, la grille autorise l’apprenant à déposer ses craintes ou son enthousiasme en plaçant une croix sur un curseur. Dans un cadre, il est encouragé à écrire éventuellement les raisons de son état émotionnel. Cette grille concrétise un contrôle proactif (anticipation, planification). Elle prépare également un contrôle réactif ou feedback (détection d’un conflit pendant la réalisation de la tâche). Renseignée après la tâche, la grille fait apparaitre l’évolution de l’état émotionnel, les changements stratégiques opérés, les facteurs de progrès, les points de vigilance. Par cette conscientisation, elle favorise les transferts possibles. Deux modalités sont possibles et doivent être annoncées : la grille est remplie par et pour l’élève et reste secrète ; la grille est remplie par l’élève en vue d’un échange en petit groupe, notamment en vue d’enrichir le vocabulaire et de fournir des exemples.

Mise en pratique

En théorie, la démarche est prometteuse. Qu’en est-il de la mise en pratique ? Dans le cadre de formations continues, les enseignants reconnaissent l’intérêt de la démarche. Mais à l’usage, ils pointent les limites suivantes : la complexité et le temps nécessaire à son exploitation ; le manque de mots de certains élèves, surtout les plus jeunes ; la modalité écrite pour les plus en difficulté ; le passage par l’oral parfois utile pour donner des exemples et du vocabulaire, mais qui implique un dévoilement de soi ; la difficulté à se positionner en vérité, entre les positions extrêmes tout en écartant la position neutre. À chaque fois se pose la question de la finalité de l’exercice : en aucun cas, il doit apparaitre comme un outil d’évaluation pour l’enseignant. Au contraire, c’est avant tout un outil pour les élèves qui les autorise à penser par eux-mêmes. Selon le contexte, cette grille demande alors des adaptations et un entrainement.

Béatrice Noël-Lepelletier
Maitre de conférences, faculté d’éducation, université catholique de l’Ouest, Angers


Références

Antonio Damasio, Le sentiment même de soi : Corps, émotions, conscience, Odile Jacob, 1999.

Béatrice Noël-Lepelletier, Résistance(s) à l’apprentissage : les collégiens face à l’acte d’écrire (thèse de doctorat, Nantes), récupéré sur archives BU université de Nantes : http://archive.bu.univ-nantes.fr/pollux/show.action?id=adf39fde-8e4a-4461-a035-98600508e975, 2012.

Joëlle Proust, « La métacognition et l’autoévaluation », dans Olivier Houdé, Grégoire Borst, Le cerveau et les apprentissages, Nathan, p. 207-228, 2018.