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Innover au coeur de l’établissement scolaire

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Le CRAP entend « changer l’école pour changer la société et changer la société pour changer l’école ». Dans son dernier ouvrage, pour conclure, Monica Gather Thurler pose cette question « Changer les établissements pour qu’ils changent l’École : un paradoxe ? » Nos buts sont donc similaires. En quoi ce livre peut-il aider les lecteurs des Cahiers pédagogiques à comprendre et construire le sens de leur action ? Qu’apporte-t-il en termes de pensée et de stratégie éducatives ? Pour moi, c’est la posture de l’auteur qui lui permet de tenir un propos renouvelé sur le changement de l’École, ardu certes, mais qui ne saurait être taxé d’injonctif. Ensuite c’est sa volonté de comprendre de façon très fine ce qui se passe « au coeur de l’établissement » en refusant d’adopter toute vision globalisante qui renvoie dos à dos les tenants du changement et ceux qui le déclarent impossible. Enfin c’est l’originalité d’une approche culturelle du problème qui nous est posé.

« (…) Les processus d’innovation réussis sont le résultat d’une transgression au moins relative des missions envisagées initialement et (…) cette conduite est une source d’efficacité inattendue » (p. 63). Tel est le paradoxe auquel s’attaque l’auteur : partir du désordre nécessaire, de la déstabilisation inévitable qui caractérise tout apprentissage pour en faire le principe moteur du changement. Certes, elle risque d’indisposer les enseignants qui n’aiment que l’ordre et de mécontenter les administrateurs d’école qui ne peuvent supporter la transgression. Elle fait même le pari que les uns et les autres ne représentent à terme qu’une frange marginale dans ces professions. Et c’est par sa posture, compréhensive et positive, que Monica Gather Thurler rend audible son propos. Acteur majeur de la réforme de l’enseignement primaire genevois, elle n’écrit rien d’autre que ce qu’ont fait des établissements et des équipes qu’elle a accompagnés. Il ne s’agit plus de dire ce qu’il convient de faire mais d’agir pour qu’émerge une nouvelle culture et de pratiquer la maïeutique idoine. Pour cela, un seul lieu de référence dans le cadre d’une vision systématiquement systémique : « (…) l’établissement peut devenir (…) le lieu où se confrontent quotidiennement les idées et les pratiques, un lieu de travail où la quête de sens n’est pas simplement une question théorique ou idéologique, un besoin logique de cohérence ou de progrès, mais une condition de survie professionnelle » (p. 14).

Tout l’ouvrage nous convie à cette longue marche qui va d’un état présent constamment étudié dans ses origines et ses lignes de force, ce que d’aucuns appellent l’individualisme et le conservatisme des enseignants, sans que jamais la description ne se détériore en récriminations, qui ont coûté si cher à un ministre et qui, en fin de compte, ont plus entravé la dynamique de changement qu’elles ne l’ont facilitée. Tout le monde sait aujourd’hui qu’il y a un rapport au savoir chez l’élève ; à son instar, il existe un rapport au changement dans l’établissement et la cible prioritaire de l’action sera de le susciter et de le faire évoluer, ce qui a un coût que doivent être prêts à payer d’abord les politiques puis les responsables et enfin leur bras armé, les formateurs et accompagnateurs de tout poil : « Il s’agit donc forcément d’un processus de longue durée, à l’intérieur duquel l’ensemble des acteurs concernés chemine de conserve et en interdépendance, en adaptant leurs ambitions et leurs priorités aux possibilités du lieu et aux latitudes de développement qu’offre le système » (p. 120).

La modification essentielle réside dans la nouvelle culture à projet, rendez-vous manqué des années quatre-vingt-dix en France. Certes, dans son quatrième chapitre, l’auteur souligne que sa définition reste « à trouver » mais elle a ce mérite rare de nous proposer une analyse autour du projet d’établissement et de son relatif échec qui va bien au-delà de ce qu’on lit généralement. Sans doute voit-elle clair dans la pathologie des conduites à projet (Jean-Pierre Boutinet) et discerne-t-elle les différentes logiques qui sous-tendent projet éducatif et projet d’établissement. Ce qui compte c’est la volonté de conduire les acteurs, vers l’appréhension de l’établissement comme une organisation intelligente, donc une organisation qui n’écrase pas les personnes, mais joue des tensions entre les intérêts individuels et collectifs. Cette partie constitue, à mon sens, un des apports majeurs d’un ouvrage dont tous les innovateurs soucieux de changement effectif pourraient faire leur livre de chevet.

On pourrait lui reprocher un abus de langue managériale puisqu’elle suggère de pratiquer un leadership coopératif seul susceptible de déclencher un empowerment (un sentiment de maîtrise accrue sur leur agir professionnel) chez les enseignants. Pour ma part, je pense que c’est ce qui fait l’originalité de son propos : jeter un pont entre la culture anglo-saxonne qu’elle cite et traduit abondamment (cette nécessité ne constitue-t-elle pas un signe de notre enfermement franco-français ?) et la part plus individualiste qui caractérise la nôtre. Estimant qu’une innovation, à la différence d’une rénovation, ne peut s’imposer de l’extérieur, elle ne cède pas à la tentation d’une greffe contre nature d’un modèle anglo-saxon mal compris sur une mentalité latine. Elle mise plutôt sur l’éducation d’où l’importance du sixième et dernier chapitre consacré à « l’établissement comme organisation apprenante ». Un simple tableau (p. 191) peut résumer les enjeux des actions conduites (c’est l’histoire chinoise du pêcheur et du poisson remise au goût du jour et développée) : si l’on applique un modèle pensé par la noosphère (mettre en oeuvre les réformes de la Centrale), alors on apprend dans une boucle simple, et l’on peut observer des évolutions, mais il y a un fossé entre le prescrit et le réalisé ; si l’on fait davantage confiance aux acteurs et qu’on leur demande de se mettre en projet, on observe une double boucle, celle de la réflexion dans l’action qui permet aux acteurs de constater eux-mêmes les écarts entre leur projet et les réalisations en cours. Le résultat peut être décevant dans la mesure où la critique auto-évaluative désespère davantage qu’un constat extérieur. Pour sortir de l’impasse et du découragement, il convient de passer à une troisième boucle, celle que peut assurer une équipe qui se construit progressivement dans l’action et qui entre dans une spirale positive d’apprentissage collectif. Ces boucles ne peuvent exister que parce que subsistent une commande politique (nécessité d’objectifs de développement externes signifiés par la société et ses représentants), une confiance dans l’intelligence des acteurs (dévolution du pilotage à l’établissement) et une approche pertinente des apprentissages possibles de l’organisation (qui a elle aussi sa zone de prochain développement). En un mot, ce que j’appelle personnellement le ménagement, revenant par pure provocation intellectuelle aux origines de ce terme si galvaudé aujourd’hui.

Le dossier du numéro 383 des Cahiers s’appelait l’administration tue-t-elle la pédagogie ? Le lecteur perspicace aura compris que Monica Gather Thurler donne les clés pour éviter cet infanticide (ou parricide, si l’on considère que l’administration est fille de la pédagogie). Car la « politique de la culture » qu’elle nous propose (« travailler la conception même de la culture, apprendre de l’expérience par la réflexion et le débat, apprendre à négocier et à piloter le processus de changement, inciter à la coopération professionnelle par la responsabilité partagée, prendre du temps et donner du temps au temps, apprendre à demander et à rendre des comptes, développer une nouvelle vision de l’autorité et du pouvoir, basculer vers un nouveau paradigme du changement ») fournit les principaux éléments du puzzle que nous aurons à reconstituer pour construire notre projet scolaire. Mais le travail sera long et difficile pour que le militant pédagogique entende, au sens premier, ce que lui objectera, à juste titre, le militant syndical : comment faire pour que cette organisation apprenante ne se transforme pas en organisation oppressante et destructrice des libertés individuelles ? Des réponses sont déjà fournies dans le livre mais nous attendons de futures publications et communications, venant de Genève ou d’ailleurs, des témoignages et des récits qui décriront les chemins, tous différents, pour mener à bien une mission réputée impossible : changer le système éducatif tout en respectant ses valeurs démocratiques de référence !

Richard Etienne


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