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«Imposer le silence aux enseignants, comme leur anonymat, a un effet minant pour la démocratie.»

Pouvez-vous nous raconter ce qui vous est arrivé? Qu’avez-vous dit ou fait précisément?
J’ai d’abord pris contact avec Sylvie Plane après son analyse de l’article 6 quarter permettant la fusion écoles-collège dans le Café pédagogique. Après un échange à partir de son analyse et de mon expérience de terrain, nous décidons d’écrire une tribune, en forme d’appel aux sénateurs, aux maires et citoyens pour qu’ils regardent de près cet article qui pour nous, pose problème. Nous voulions savoir si cette inquiétude était partagée, c’est pourquoi nous avons demandé à des personnalités du monde de l’éducation de signer l’appel sur la base de notre texte. L’adhésion a été large jusqu’à rassembler les différents syndicats avec leurs représentants nationaux.

Le Monde a souhaité la publier. Par la suite, c’est France Bleu Hérault qui me contacte pour venir parler de cette tribune. Radio locale très écoutée, elle était sensible à l’angle du texte « contre la disparition d’un service public de proximité ». Lors de cette interview, j’ai la volonté d’être mesuré. Je démens être en guerre et rappelle l’objet de l’appel des soixante-dix directrices et directeurs d’école : que les sénateurs s’emparent de cette question.

De ce point de vue, avec Sylvie Plane, nous avons réussi l’appel. D’ailleurs, il y a quelques jours, les sénateurs ont fait une lecture extrêmement critique de la loi qui a abouti à la suppression de l’article en question.

Suite à cela, je suis convoqué sur « ma manière de servir » par le DASEN. Il s’ensuit un entretien d’une heure où nous discutons des limites de la liberté de parole, de la manière de se présenter en public, de neutralité. Un représentant du personnel est présent. Nous constatons une différence de point de vue.

Trois jours plus tard, je reçois une lettre recommandée chez moi, une lettre d’admonestation m’informant qu’elle serait versée dans mon dossier administratif au motif que lors de l’interview et pendant notre entretien, je n’aurais pas levé une ambiguïté. Je suis élu et enseignant. Or, selon le DASEN, présenté comme directeur par le journaliste, je dois faire preuve de neutralité. N’étant ni en service, ni dans un contexte lié au service, selon mon avocat, je ne suis plus soumis à cette obligation de neutralité. Par contre, je dois faire preuve de retenue, une certaine réserve, ce qui est le cas. Mes propos sont mesurés et sans polémique, ni attaque.

Sur l’ambiguïté qui m’est reprochée, on peut trouver sur le site du ministère de la Fonction publique la réponse à ce cas de figure : « Les fonctionnaires investis d’un mandat politique ou de responsabilités syndicales disposent d’une plus grande liberté d’expression. » Rien n’est plus clair. En me présentant comme élu et enseignant, le journaliste relate des faits, rien de plus.

Où en êtes-vous aujourd’hui?
Avec mon avocat, Me Luc Moreau, nous avons saisi le ministre de l’Éducation nationale dans un recours par voie hiérarchique comme le prévoient les textes qui régissent la fonction publique. Nous constatons que la lettre de l’administration est une sanction et que cette sanction n’est pas fondée, ni en procédure, ni en droit. Nous saisissons aussi le Défenseur des droits. Nous attendons les retours.

Avez-vous connaissance d’autres situations de ce genre?
Je crois qu’entre liberté d’expression, action de contestation, devoir de neutralité et de réserve, les situations sont tellement différentes que chacune doit être jugée dans son contexte. Lorsque j’ai fait remarquer que des enseignants avaient des propos très durs sur les réseaux sociaux, il m’a été répondu que ces derniers n’avaient pas la même audience. Pareillement, la tribune dans le Monde n’a pas posé problème, alors que je suis présenté avec ma fonction d’élu et de directeur. Il y a donc des contextes d’interprétation. Ici, l’audience semble être le principal critère. Mais comment juger les propos de Brighelli sur l’école comme étant une « fabrique des crétins » alors qu’il était en fonction et présenté comme enseignant au lycée Thiers de Marseille ? Il a toujours cherché la polémique avec les ministres en place, notamment ceux à gauche. Est-ce qu’un livre édité donne droit à plus de latitude ? Ou est-ce un style d’interprétation des contextes qui change avec les ministères ?

Ces situations semblent se multiplier actuellement. Peut-être de manière plus importante que sous Nicolas Sarkozy, quand de nombreuses sanctions ont été prononcées.

Dans un article du Monde de l’éducation de décembre 2006, avant les années Sarkozy, le directeur de « l’école des cadres » de l’Éducation nationale (École supérieure de l’Éducation nationale), Jean David, pose clairement l’esprit « nouveau » du corps de direction de l’Éducation nationale : « développement de pratiques managériales et appropriation d’une culture de l’évaluation et du résultat ». Et un peu plus loin, il dit : « Ce qui prévaut encore dans la formation des cadres de l’Éducation nationale, c’est une logique de reproduction, une machine à fabriquer de l’obéissance, avec toujours une question derrière, celle de la docilité. » Ces propos de cet ancien directeur de la formation des cadres de l’Éducation nationale m’interrogent toujours.

Pour vous, quelle est la limite entre liberté d’expression de l’enseignant et obligation de réserve?
Comme je l’ai dit et comme le rappelle mon avocat, il faut voir les propos dans leur contexte. Le devoir de neutralité doit être total dans le cadre de notre service. C’est notre éthique d’enseignant ! Comme le rappelle la Charte de la laïcité, l’enseignant ne doit pas montrer ses opinions politiques, religieuses ou philosophiques en service (classe, conseil d’école, formations…) pour protéger les élèves et les parents. Il faut être strict sur cela. Notre liberté d’expression à l’extérieur de l’établissement n’est permise que parce notre intégrité, notre neutralité et notre honnêteté intellectuelle sont totales à l’intérieur de l’école. C’est le sens de la Charte de la laïcité que nous enseignons aux élèves chaque année et qui puise ses références dans les textes d’Emmanuel Kant. Qu’est-ce que les Lumières ? Ne devons-nous pas être exemplaires pour les futurs citoyens ?

Imposer le silence aux enseignants, comme leur anonymat, a un effet minant pour la démocratie. C’est aussi la liberté de la presse qui est visée. Comment la presse peut-elle donner au public une représentation de la réalité quotidienne sans interroger ses acteurs présentés comme tels ? Peut-on faire parler un agriculteur d’agriculture, sans le présenter comme tel ? Un médecin ? Une infirmière ?

Plus prosaïquement, qui imagine que j’aurais été sanctionné si j’avais défendu bec et ongles le texte de loi ? Dans ce qui m’est reproché, les conséquences devraient être les mêmes.

Sur le devoir de réserve, il est évident que nous devons être mesurés dans nos propos, chercher le vrai et le juste dans nos dires, être honnête dans l’expression de ce que nous ressentons dans la classe. Le ton doit inviter, à mon sens, à s’informer, à réfléchir et s’instruire. C’est pour cela que l’appel vise à faire prendre connaissance d’un amendement passé inaperçu. Élever le débat public comme on cherche à élever nos élèves.

Propos recueillis par Cécile Blanchard