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Imiter ou comprendre? Sortir le langage de l’implicite

Quatre élèves de CM1 et CM2, en ZEP, lisent Le cartable à moteur[[Éditions Lito, illustrations : Solvej Crevelier, 1987.]].
Elève : il monte dans le ciel.
Maître : oui, mais comment ?
E : dans un hélicoptère.
M : vous êtes sûrs ? Vérifiez dans le texte.
Le texte dit : « Il monte à l’assaut du ciel, comme un hélicoptère ».
Affirmation des élèves : il est bien monté en hélicoptère…

Après une nouvelle relecture de la phrase, les quatre élèves confirment que c’est bien une montée « dans un hélicoptère ». Or la comparaison utilisée dans le texte exprime clairement l’inverse: il y a bien des similitudes avec l’hélicoptère, mais ce dernier est précisément exclu. Les élèves ont pourtant déjà entendu, compris, lu, utilisé, tout à fait correctement des comparaisons avec la construction élémentaire « comme ». Mais ils sont happés par la recherche du sens et, en associant des mots « pleins » comme monter / ciel / hélicoptère, ils sont sûrs que leur réponse est bonne en raison de sa cohérence sémantique. La preuve par le texte ne fait pas vaciller l’idée initiale. La réponse est choisie sur un critère de vraisemblance, une approximation, et non sur une preuve linguistique. Pour les élèves, la syntaxe n’est pas un point d’appui fiable et le langage, objet scolaire, est peuplé d’arbitraires sur lesquels ils ont peu de prise.

Invisible et omniprésent

Dans tous les niveaux de l’école maternelle ou élémentaire, j’ai souvent été frappée par le peu d’importance que certains élèves eux-mêmes accordaient à la langue, y compris les élèves sérieux. Un élève, en atelier de langage de maternelle, me demandait régulièrement: « on travaille quand ? ». La difficulté pour les enfants, mais aussi les enseignants, de considérer la langue orale comme un objet d’attention à part entière est le premier obstacle: l’objet d’apprentissage est omniprésent, tout en étant éphémère. A la fois objet et outil d’apprentissage, la langue orale ne fournit pas un produit fini et valorisant comme l’écriture, la peinture ou le chant, ce qui crée un malentendu permanent entre parler, échanger, faire entendre, faire s’exprimer et enseigner l’oral.

Les programmes de l’école maternelle n’échappent pas à cette logique avec un enseignement de l’écrit très détaillé et rendu opérationnel par onze compétences, alors que l’enseignement de l’oral n’en compte que cinq. La priorité donnée au langage oral pour nos jeunes élèves se heurte à une guidance institutionnelle insuffisante et ambigüe, qui s’ajoute aux difficultés de conception et de mise en œuvre pratique d’un tel enseignement. En réalité, à l’école maternelle française, il existe des pratiques langagières mais pas d’enseignement de la langue généralisé.

Si ces pratiques langagières semblent tout à fait efficaces pour une majorité d’élèves, d’autres restent en panne, en particulier ceux qui ne sont pas étayés à la maison, ce qui est le cas des enfants allophones. Pour ces élèves, les prescriptions habituelles ne sont pas suffisantes et il appartient aux enseignants de développer, au-delà des recommandations, un véritable enseignement de la langue. C’est ce type de travail que j’ai engagé pendant deux ans, avec une dizaine d’élèves et leurs enseignantes, en moyenne et grande section dans une école de ZEP.

Comprendre, formuler, reformuler

Mon intervention s’est effectuée auprès de petits groupes d’élèves, sur le temps scolaire, deux fois par semaine. L’enseignement langagier reposait sur des activités tout à fait banales, issues du quotidien de la classe: comprendre / formuler des actes simples à partir d’objets ou de photos, en s’appuyant sur le geste si besoin (en moyenne section) puis comprendre / formuler des consignes (en grande section). Rendre nécessaire la verbalisation dans le cadre d’un jeu ou de tris de cartes. Reformuler un récit, à partir d’albums au départ très simples et répétitifs puis de contes plus complexes.

Tout au long des séances, les élèves sont invités à produire un énoncé, aussi basique soit-il. Au début, il leur semble étrange de s’adresser en français à des camarades qui parlent la même langue maternelle (les français à l’étranger connaissent aussi ce même sentiment!) mais passés la gêne ou l’étonnement des débuts, les enfants s’investissent réellement pour chercher et donner à entendre un énoncé ajusté à la situation. Cet effort de parole étrangère et peu familière exige des tâtonnements et le petit groupe leur offre le temps propice pour oser se lancer, se tromper, recommencer, dans un cadre où les efforts sont reconnus.

Avancer en syntaxe

Pour autant, une attitude encourageante et une valorisation de la parole de l’enfant ne suffit pas : les situations doivent offrir une stimulation linguistique adaptée à chaque enfant. Pour décrypter ce qui est pertinent dans les productions de l’élève, choisir les situations ajustées, et évaluer ses progrès langagiers, comme pour tout enseignement, il est nécessaire de disposer d’indicateurs fiables. Et la syntaxe constitue un indicateur particulièrement efficace de repérage du développement langagier de l’élève.

Je me suis appuyée sur les grilles d’analyse syntaxique établies par Philippe Boisseau[[http://www.langage-en-maternelle.fr/m5.html]], qui présentent un grand intérêt: construites à partir d’énoncés réels d’enfants, elles rendent compte, à l’école maternelle, du développement de la langue orale, bien distincte de la langue écrite.

Ces grilles permettent aussi d’ajuster les retours de l’enseignant: on parle moins de correction que de reformulations fines, utilisant une structure syntaxique un peu plus avancée, ce qui permet à l’élève de progresser pas à pas et empêche de brûler les étapes en proposant des formes trop éloignées de ses possibilités actuelles d’acquisition. Les exigences progressent dès lors que l’enfant semble prêt à jouer un jeu plus complexe: les énoncés, au départ seulement encouragés et recueillis avec satisfaction, sont ensuite reformulés, pour être enfin assortis d’une demande de répétition de ma reformulation.

S’inspirer des méthodes du FLE

J’ai constaté que pour tous les enfants, il y avait une réelle volonté de mieux parler, de mieux comprendre, et que l’effort pour y parvenir était important. Il ne m’a pas semblé mettre en œuvre une remédiation, au sens où je m’adresse habituellement, en tant que maître E, à des élèves qui ont réellement du mal à apprendre et comprendre à l’école et manifestent souvent des « résistances » aux enseignements. Les élèves n’ont manifesté ni résistance, ni sentiment d’échec. En effet, comment considérer que ces élèves auraient « échoué » à l’apprentissage de la langue française, alors qu’ils n’ont reçu aucun enseignement explicite, adapté à leur niveau initial ? Ma démarche a simplement consisté à permettre un apprentissage explicite de la langue française, inspiré des méthodes du « français langue étrangère », avec des élèves n’ayant pas connu les sollicitations et interactions « standard » en langue française. Des élèves que leur contexte familial n’a pas préparé aux prérequis implicites de l’école française, mais pas des élèves en difficulté d’apprentissage.

En fin de grande section, les élèves suivis n’ont pas encore acquis une syntaxe et un lexique très riches, mais ils sont moins passifs lors des échanges verbaux de la classe et l’enseignante[[Le rôle et l’implication de l’enseignante n’a pas été traité dans cet article, pourtant il a été fondamental dans la réussite des élèves: les rencontres fréquentes ont permis de faire le point sur les élèves mais aussi de mutualiser nos pratiques et outils. Nos échanges permettaient d’utiliser des supports ou démarches communs dans la classe et dans le petit groupe.]] a noté des progrès notables. Ils ont surtout compris que la connaissance de la langue française était une nécessité et une exigence de l’école et ont commencé à investir cet apprentissage. Cette année, à la rentrée, les enseignantes de CP m’ont indiqué que « pour une fois, ils parlent tous français ». Il reste toutefois un travail important.

Prendre en compte le bilinguisme     

Pour tous les élèves de maternelle, la maîtrise de la langue est considérée comme une priorité. Pour certains d’entre eux, particulièrement nombreux en REP, l’objectif est de développer un bilinguisme. La reconnaissance par l’école de cette spécificité impliquerait une conception renouvelée des apprentissages langagiers, notamment en considérant autrement ces élèves, non plus en terme de manque et de retard (ils ne parlent pas bien) mais en terme de développement spécifique: le jeune enfant apprend-il plusieurs langues comme il en apprend une seule?

De nombreux élèves ne peuvent faire l’économie d’un apprentissage spécifique et adapté de la langue française, ou cette économie conduit ultérieurement à des échecs massifs, ce qui est le cas actuellement. Pour eux, le flux verbal de l’enseignant reste hors de portée et l’exposition réitérée à ce flux verbal ne leur suffit pas pour progresser. Alors ils se contentent d’approximations et de prendre appui sur des indices non-verbaux. Ils prennent l’habitude d’imiter les autres ou d’utiliser le contexte pour comprendre. Et surtout, ils courent le risque de prendre l’habitude de ne pas comprendre et de ne pas apprendre à traiter les informations verbales. C’est-à-dire de ne pas développer les compétences langagières plus complexes qu’un bon élève développe, au cours de sa scolarité, sans même en être conscient. Ces non-acquisitions sont légion dans l’école d’aujourd’hui, y compris pour des élèves intelligents et motivés.

Acquérir la langue de l’école, c’est devenir peu à peu capable d’acquérir des concepts, d’entrer dans l’abstraction et le symbolique, puis d’appréhender la complexité du monde, les stéréotypes, les idéologies. L’enjeu d’un tel apprentissage va bien au-delà de la maîtrise de la langue, il s’agit de toutes les disciplines scolaires mais surtout du vivre ensemble.

Martine Lalande
Enseignante spécialisée (maître E) en RASED