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Grande pauvreté et politiques éducatives

Avant d’aborder les questions d’éducation, pouvez-vous repréciser, qualitativement et quantitativement, ce qu’on peut appeler le « noyau dur » de la pauvreté en France ? Dans ce noyau dur, quelle part d’étrangers non européens ?

Au cours des vingt dernières années, la montée continue du chômage et de la précarité a engendré l’exclusion durable d’une part croissante de la population hors de la sphère de l’activité, favorisant l’apparition d’une nouvelle pauvreté et l’enkystement dans la société française d’un noyau dur de personnes, et parfois de ménages entiers, durablement privés d’emploi. Il faut rappeler une fois encore que le chômage aujourd’hui, ce n’est pas uniquement un nombre très important de travailleurs sans emploi et qui en recherchent un, c’est aussi une situation qui se répète pour beaucoup d’entre eux. Deux types de chiffres illustrent ce constat. La moitié des travailleurs entrés en chômage lors d’un semestre donné est à nouveau en chômage deux ans après, et près de 70 % d’entre eux l’est à nouveau six ans et demi après. Selon les enquêtes sur l’emploi de l’Insee, la proportion d’actifs qui reste en chômage ou en emploi précaire trois ans de suite est passée en vingt ans de 4 % des actifs à plus de 9 %. Ce phénomène concerne principalement les plus jeunes et les moins qualifiés, groupes dans lesquels les proportions de travailleurs précarisés atteignent respectivement 21 et 11 % en 2000-2002.
La précarisation des trajectoires professionnelles est donc bien la cause principale de l’apparition de ce que nous appelons le « noyau dur » de la pauvreté. Tracer quantitativement et qualitativement les contours de ce « noyau dur » reste malgré tout chose difficile. En son sein, il faut certainement classer des personnes et ménages durablement privés d’emploi, ou ne pouvant accéder à l’emploi durable et suffisamment rémunérateur, mais aussi des personnes souffrant de problèmes de santé ou des personnes fragilisées par un accident de la vie (divorce, veuvage, etc.). Ce noyau dur contient également nombre d’immigrés. Rappelons par exemple qu’en 2001, alors que 6,2 % des ménages vivaient en dessous du seuil de pauvreté monétaire dans notre pays, 15 % des ménages immigrés étaient dans ce cas. À ces phénomènes s’ajoute la relégation des populations pauvres, et notamment immigrées, dans certaines zones urbaines ou péri urbaines dans lesquelles le chômage touche aujourd’hui plus d’un habitant sur quatre en âge de travailler.

Une question paraît évidente, mais posons-la : comment analysez-vous les liens entre grande pauvreté et échec scolaire ? Vous parlez par exemple d’une sous-estimation de l’illettrisme.

La question des relations entre grande pauvreté et échec scolaire est certainement l’une des plus préoccupantes qui soient, car elle est au cœur du mécanisme de transmission intergénérationnelle de la pauvreté. Elle a été particulièrement soulignée et mise en lumière dans le rapport du Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC) sur les enfants pauvres en France. De fait, les enfants de ménages pauvres sont beaucoup plus souvent en retard en fin de scolarité obligatoire. Les disparités peuvent être mesurées dès le cours préparatoire, et elles s’accumulent au cours du premier et surtout du second degré. Dans les ménages pauvres, les parents, souvent dépourvus de diplômes scolaires, ne peuvent apporter à leurs enfants le soutien nécessaire, et ils ne peuvent leur offrir les conditions matérielles (logement, loisirs, etc.) favorisant l’épanouissement et la réussite scolaire. Le rôle compensateur de l’école est donc ici crucial, et face aux nouvelles formes de pauvreté, le plus souvent géographiquement concentrées, il doit être évidemment réaffirmé.

Dans votre article, vous proposez, pour des politiques éducatives plus efficaces en faveur des classes défavorisées, l’hétérogénéité sociale, la concentration et le ciblage des moyens, et une forte réduction des effectifs. D’après l’expérience des pays nordiques, l’urgence n’est-elle pas à mettre sur le premier de ces objectifs (l’hétérogénéité sociale) ? Les effets de la diminution sensible du nombre d’élèves par classe n’ont-ils pas été contestés ?

Commençons par le second point. Les données recueillies dans plusieurs pays, et les travaux statistiques qui les ont analysées, ont conduit à des conclusions le plus souvent favorables à la diminution du nombre d’élèves par classe. La plus vaste expérimentation a été conduite à ce jour aux États-Unis dans le cadre du projet Star (Student/Teacher Achievement Ratio) ; elle a concerné près de 110 000 élèves, depuis la dernière année de maternelle jusqu’à l’équivalent du CE2. Les résultats de cette expérience sont sans ambiguïté : le passage dans une petite classe a un effet bénéfique pour les élèves appartenant aux minorités et aux ménages pauvres. Une étude française récente, conduite à partir des données recueillies par la Depp (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance), a confirmé ce résultat : la forte réduction des effectifs d’une classe, consécutive à son dédoublement au-delà du seuil de trente élèves, s’accompagne d’une nette amélioration des performances des élèves. Pour l’instant, nous devons reconnaître que nous ne disposons pas de résultats aussi tranchés en ce qui concerne les effets de la mixité sociale. Pour autant, cette absence de résultats ne doit pas être mal interprétée : une plus grande mixité sociale est certainement souhaitable dans de nombreux quartiers et établissements scolaires. Mais elle est un objectif beaucoup plus difficile à atteindre. Les pouvoirs publics peuvent plus facilement mettre en œuvre une politique de réduction significative de la taille des classes, prioritairement ciblée sur les catégories d’élèves les plus en difficulté, et ce dès la maternelle.
Je souhaite malgré tout ajouter un argument en faveur de la mixité sociale : un renoncement radical à une politique visant, à travers la carte scolaire, à préserver un certain niveau d’hétérogénéité sociale dans les établissements pourrait avoir des effets très négatifs sur la réduction des inégalités. Une récente étude suédoise a montré que l’abolition à Stockholm des critères de résidence dans le choix de l’établissement a eu pour effet de renforcer fortement la sélectivité du tri des élèves selon leurs aptitudes, mais également selon leur statut socio-économique et selon leur origine ethnique. Au total, la ségrégation s’en est trouvée renforcée.

Propos recueillis par Florence Castincaud.