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Freud et la pédagogie

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En quoi la psychanalyse interroge-t-elle le champ de l’éducation ? La question posée en particulier dans les années trente-quarante dans les pays germanophones, a resurgi avec l’émergence des sciences de l’éducation. C’est ainsi qu’au livre de Catherine Millot, Freud anti-pédagogue, paru en 1979, a répondu comme en écho celui de Mireille Cifali, Freud pédagogue ? Psychanalyse et éducation, en 1982.

La question reste à l’ordre du jour car les responsables de l’éducation sont de plus en plus confrontés à des phénomènes psychosociaux qui les laissent souvent démunis face à des jeunes en plein désarroi. Si l’actualité des problèmes demeure, le temps des polémiques n’est plus, comme en témoignent la sobriété et la clarté du titre choisi par M. Cifali et F. Imbert : Freud et la pédagogie. Voilà un message univoque que donnent à entendre les auteurs : Freud n’est ni pédagogue, ni anti-pédagogue mais de sa place de psychanalyste et de théoricien de la culture, il réfléchit aux enjeux de l’éducation au service de la civilisation. Et il invite les pédagogues, sans définir ce que pourrait être une praxis éducative, à mettre en uvre les moyens d’une éducation  » éclairée  » par la science du psychisme inconscient qu’il est en train d’élaborer.

Dans leur ouvrage, et conformément à l’esprit de la collection où il est publié, les auteurs font suivre leurs réflexions de trente-six textes de référence dont les plus nombreux sont signés de Freud, les autres étant de A. Aichhorn et de H. Zulliger., illustres pédagogues dits  » à orientation psychanalytique « .

Dans sa première partie, l’ouvrage s’ordonne autour de cinq chapitres aux titres judicieusement choisis :  » Modestie de l’éducation « ,  » L’interdit de penser « ,  » Les limites de l’éducation « ,  » A. Aichhorn et le transfert « ,  » H. Zulliger et la relation au maître « . Ces entrées sont d’autant plus pertinentes que l’introduction fait apparaître l’optimisme des débuts, lorsque les grands protagonistes de la  » cause  » Freud, le pasteur Pfister, Jung, s’adonnent dans leur correspondance à l’espoir que les  » lumières  » fournies par la psychanalyse vont  » éclairer  » les éducateurs de façon inestimable. Or, le mérite de ce petit livre qui propose une réflexion d’une grande densité, et des textes extrêmement variés, c’est de montrer d’entrée de jeu à la fois l’originalité et le réalisme de la pensée de Freud, sur le malaise inhérent à la sexualité elle-même et l’impossibilité de la satisfaction, sur l’importance de ne pas réprimer les pulsions sexuelles,  » ces sources de forces fécondes « , mais de les transformer, de les sublimer à l’encontre de ce que pratique la pédagogie répressive, productrice d’un surmoi écrasant et ignorante du développement organique de l’enfant.

Si Freud invite les pédagogues à renoncer à soumettre les enfants à tout  » interdit de penser  » et à réfléchir aux illusions qui sous-tendent toute volonté de transformation dans le champ de l’éducation, il les encourage, en revanche, à développer leur connaissance du psychisme de l’enfant ainsi que celle de leur propre affectivité, où se logent les identifications imaginaires et où se jouent tous les risques de dérive.

Parmi les textes plus explicitement consacrés aux rapports entre la psychanalyse comme  » pôle théorique  » (p. 39) et la pédagogie dont la tâche est d’inventer les conditions de mise en uvre du savoir de l’inconscient dans son champ,  » l’intérêt de la psychanalyse  » de 1913, la Préface au livre d’Aichhorn, Jeunesse à l’abandon, de 1925, et la Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse de 1932 retiennent justement l’attention de M. Cifali et F. Imbert.

Dans le chapitre sur A. Aichhorn, les auteurs soulignent à juste titre l’intelligence du grand éducateur des délinquants qu’il fut dans les années suivant la première guerre mondiale. À l’opposé de Zulliger qui accorde une place prépondérante au pouvoir de fascination du meneur de la communauté, il a su  » se dégager des effets massifs de l’identification au chef  » (p. 53), allant jusqu’à risquer son autorité dans les foyers qu’il a dirigés de 1918 à 1922.

Là où je taquinerai M. Cifali et F. Imbert, c’est lorsqu’ils regrettent qu’Aichhorn n’ait pas reconnu la force transformante du milieu organisé, seule aurait compté pour lui la relation éducatrice-éduqué et notamment le transfert positif. J’objecterai à cela que pour le génial éducateur viennois, bien davantage praticien que théoricien – il n’a écrit qu’un seul ouvrage – l’un ne va pas sans l’autre. Il évoque à maintes reprises les caractéristiques de l’environnement  » normal qui incite l’enfant à évoluer favorablement  » (p. 108), de même qu’il insiste sur l’importance structurante du groupe dans ses foyers de jeunes à Oberhollabrunn et à Saint-André.

Des nombreux écrits de Hans Zulliger, l’instituteur bernois qui s’inspira des découvertes relatives au psychisme inconscient pour penser nouvellement ses pratiques pédagogiques, M. Cifali et F. Imbert présentent sept extraits. On ne peut que souscrire à leur appréciation lorsqu’ils soulignent la fraîcheur de ces récits des commencements  » centrés sur des moments où l’enfant dénoue quelque chose de sa souffrance, de ses inhibitions et de sa violence  » (p. 64) et lorsqu’ils regrettent que Zulliger se soit inféodé, dans son ouvrage Horde, bande et communauté (1961) au Freud de Psychologie des masses et analyse du moi (1921), en faisant du maître meneur du groupe le support d’identifications imaginaires. Il n’en reste pas moins qu’il a su montrer dans de nombreux écrits qu’une intelligence approfondie de l’âme enfantine peut amener l’enseignant qui a étudié la psychanalyse à instaurer  » une autre attitude  » dans la classe, à libérer la parole des enfants et à apaiser bien des détresses. À ce titre, il est dommage que les auteurs n’aient pas choisi des extraits de livres comme L’angoisse de nos enfants (1965) ou Des enfants difficiles (1950) car ils témoignent à la fois de la permanence de ce qui tourmente les petits d’hommes et du savoir-être relationnel qui peut s’instaurer au fil du temps chez celui qui consent à renouer avec sa propre enfance.

En résumé, je ne puis que recommander le petit livre proposé par M. Cifali et F. Imbert : ils ont su montrer la modernité de la pensée de Freud, créatrice d’ouvertures remarquables dans le champ de l’éducation, mais aussi les dangers auxquels on s’expose à définir une éducation à partir de sa psychologie des masses. À cet égard, les renvois que font les auteurs à J. Rickman et W. Bion, par Lacan interposé, de même qu’à Fernand Oury, à la mémoire duquel le livre est dédié, sont stimulants. L’histoire socio-culturelle européenne de l’éducation ne cesse de nous concerner. En continuant de penser ses enjeux, M. Cifali et F. Imbert, dont les lecteurs des Cahiers connaissent bien les écrits, nous rappellent que la psychanalyse n’a pas fini de nous interpeller, en particulier sur son versant éthique

Jeanne Moll


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