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Face à l’imprévu : formation, improvisation ou bricolage ?



— Bonjour

— Bonjour Monsieur

— Bonjour… Installez-vous et sortez vos affaires… Qui a les cahiers de la classe ? … Le cahier d’appel ?

— Moi monsieur !
Les élèves de 4e rentrent dans la classe accueillis par l’enseignant, la récréation est terminée, ils viennent en cours de technologie assuré par un professeur stagiaire. Ils s’installent à leurs places qui semblent être habituelles. Un élève plus agité que les autres se met à crier :

—  Youssen : Monsieur je me suis fait pincer les fesses par la table là !
La vidéo montre que l’enseignant a perçu cette manifestation, mais il continue à regarder de son bureau les élèves s’installer et manipule le cahier d’appel. Quelques secondes plus tard, Youssen assis à une place reprend son sac et le jette sur la table à côté sur laquelle un autre élève, Olivier vient de poser son cartable.

—  Olivier : Eh oh, c’est ma place là !

—  Youssen : Ferme-la, c’est la mienne !

—  Olivier : Monsieur il m’a pris ma place !

—  Youssen : Eh ! Y a pas écrit Olivier sur la table là hein !

—  Olivier : Y a pas écrit Youssen non plus ! Y en a marre de nous prendre tout. T’es pas chez toi ici !
L’enseignant décide alors de réagir et de prendre parti pour Youssen. En abrégeant ses propos, il élève fortement la voix suffisamment pour qu’une grande partie des élèves se figent dans leur installation et se taisent. Il reproche vertement à Olivier de tenir des propos inacceptables, lui ordonne de se taire et de s’assoir à côté.

Ayant souvent présenté ce passage dans le cadre de mes recherches, je peux émettre l’hypothèse, comme c’est le cas à chaque projection face à des collègues novices ou confirmés, que les lecteurs de ce petit passage relatant un imprévu (je définirai plus loin ce concept) approuvent, désapprouvent, voire soient enchantés ou choqués par la réaction de cet enseignant. Ce que l’on remarque, c’est que la position adoptée par les observateurs est rarement neutre et qu’elle se fait pratiquement toujours en rapport avec la réaction que chacun aurait eue dans cette situation. Ce qui ressort des analyses des discussions qui en découlent, c’est que les arguments de ces simulations d’actions reposent sur les valeurs que chacun construit, sur des logiques profondes que chaque enseignant met en œuvre. Les imprévus et surtout leurs traitements sont la plupart du temps révélateurs de valeurs, d’habitus, de conceptions, de représentations que les enseignants véhiculent et font évoluer au cours de leur carrière en termes d’identité professionnelle, de leur vie entière en termes d’identité personnelle. Dans le cadre de cet article, je vais prendre prétexte de l’analyse de cette situation pour faire part de quelques résultats d’une recherche que je viens de terminer sur le traitement des imprévus par les professeurs stagiaires en technologie. Recherche qui s’est trouvée rapidement liée au modèle des gestes professionnels d’ajustement (Bucheton, 2008), travaillé et conçu par l’équipe du LIRDEF (Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Didactique de l’Enseignement et de la Formation) à l’IUFM de l’Université Montpellier 2.

Des résultats troublants

Les résultats obtenus d’un précédent travail sur la formation initiale des enseignants de technologie dans l’académie de Montpellier montraient qu’au-delà de la nécessité de concevoir un dispositif de formation plus adapté aux particularités de la discipline (Jean, 2008), la préoccupation centrale des professeurs stagiaires, était le nombre d’imprévus surgissant en classe. Ce qui posait particulièrement problème était la façon de s’adapter aux perturbations apportées tout en gardant le cap des objectifs qu’ils s’étaient fixés.
Les résultats que j’avais obtenus alors m’avaient interrogé, puisqu’entre 50 et 85 % du temps de classe étaient consacrés au traitement de ces imprévus. Ce nombre me semblait important et pourtant les analyses fines effectuées à partir de plusieurs dizaines d’heures d’enregistrements de situations de classe ne laissaient aucun doute. Au vu de ces chiffres, était-il judicieux de travailler avec ces professeurs stagiaires essentiellement des préparations, des prescriptions, alors qu’une telle proportion de temps était consacrée à traiter ce qui n’était pas prescrit ? Tout en gardant à l’esprit tout de même qu’il soit possible de diminuer le nombre d’imprévus en travaillant les préparations. Il n’était pas question bien entendu d’abandonner cette part du travail des enseignants qui consiste à planifier et à préparer leur cours, mais plutôt de prendre en compte une activité improvisée, qui prenait une telle proportion de temps.
Mais il est peut-être temps de préciser de quoi je parle. Qu’est-ce que j’appelle un imprévu ?

Le concept d’imprévu

Il ressort des articles sur le thème trois caractérisations de l’imprévu : dans certains cas, l’imprévu est considéré comme un outil, alors que d’autres l’utilisent comme un objet structurant intégré dans une méthode ou en tant qu’élément de formation. Quatre articles ou ouvrages dans l’ordre chronologique de leur parution semblent caractéristiques de ces trois approches.
En juin 1954, le psychologue John C. Flanagan, de l’université de Pittsburgh, publie un article sur ses travaux dans le numéro 4 de la Revue de Psychologie Appliquée. Dans une approche liée à la sélection et au recrutement de personnels, il définit une technique dite des « incidents critiques ». Perrenoud (1999) aborde la notion en distinguant imprévus relatifs et imprévus radicaux. Dans Les savoirs cachés des enseignants, Huber et Chautard (2001) abordent l’imprévu comme un système de régulation des apprentissages. Enfin Marcel (2004) étudie à l’école primaire les différences de gestion des imprévus entre enseignants novices et enseignants expérimentés.

Un triptyque « imprévu/phénomène/évènement

Suite à une revue d’articles scientifiques traitant des imprévus dans différents domaines, dont l’enseignement, je définis un imprévu comme « toute action, réaction d’élèves, de l’enseignant, d’un élément du monde intérieur ou extérieur à la classe, qui sort de la planification de l’enseignant. » Donc, un imprévu n’est pas obligatoirement dramatique, ou tragique. Ce peut être le cas, mais ce n’est pas là sa caractéristique principale. En revanche l’évolution de la situation elle, peut prendre ces dimensions.
L’exemple évoqué en début d’article montre tout d’abord deux imprévus survenant dans cette situation en relation avec la définition donnée, ainsi que deux traitements différents accordés à chacun. Dans le cas du premier imprévu « Monsieur je me suis fait pincer les fesses par la table ! », l’enseignant perçoit l’imprévu, mais décide de l’ignorer sciemment. Il s’avère que ce choix conduit à l’abandon de l’élève à perturber la situation si l’on suppose qu’il en avait l’intention à travers son intervention. Le second imprévu concernant la dispute à propos de la place est traité différemment, Ce traitement particulier réside dans une transformation. L’enseignant transforme l’imprévu en ce que j’ai appelé « périphénomène » (Jean, 2008), c’est-à-dire qu’il lui donne une relative importance en le portant à la vue de toute la classe à la différence du précédent qu’il avait neutralisé sous forme de déni.
Dans le premier cas, l’enseignant laisse à l’imprévu son statut de phénomène simplement perçu, dans le second cas, il le transforme en « périphénomène » afin de lui faire prendre de l’importance. Dans les deux cas, le choix semble se faire selon une logique d’efficacité supposée. Les résultats des recherches révèlent entre 70 % et 85 % d’imprévus transformés par les enseignants de technologie, donc relativement peu sont ignorés sciemment. Ce qui ressort, c’est qu’en dehors des nuances relevées dans les résultats des transformations des imprévus, les traitements accordés aux imprévus perçus tournent autour d’une transformation ou d’un déni. Les nuances quant à elles s’expliquent par des combinaisons de gestes professionnels d’ajustement (Jean, 2009), pour reprendre le cadre du modèle développé par le LIRDEF (Bucheton, 2008).
Mais cette explication ne fait intervenir que deux éléments du triptyque annoncé. Le troisième élément mis en évidence par les dizaines de situations analysées est « l’évènement ». Ce concept pris dans le sens de Ricoeur, Romano, Lalloz ainsi que d’autres philosophes, se présente comme inimaginable par les enseignants, car sortant du champ des possibles des acteurs. L’évènement est incompréhensible, inenvisageable et l’on peut aisément supposer que l’expérience grandissante, un enseignant puisse voir son champ des possibles grandir, donc le nombre d’évènements diminuer. On peut remarquer au passage le caractère relatif d’un évènement. Ce qui fait évènement pour un novice peut n’être qu’un simple imprévu pour un expert. Un évènement totalement incompréhensible rend les traitements inexistants : dans ce cas l’enseignant se fige dans son action. Il peut être également mal compris : dans ce cas la réaction semble inappropriée à la situation. Il est intéressant de noter que la compréhension d’un évènement lui fait perdre sa caractéristique évènementielle. Il devient alors un simple imprévu traité si sa compréhension se fait pendant l’action. Si sa compréhension se fait à postériori, le traitement qu’il a accordé apparait alors à l’acteur comme inapproprié et sa prochaine survenue aura alors le caractère d’un simple imprévu.
Je ne développerai pas ici les déclinaisons repérées de l’imprévu tel « l’imprévu-prévu » relativement fréquent et dont la dénomination image assez bien le concept, ou bien la structure d’imprévu fondateur et d’imprévu secondaire (Jean, 2008) que l’on retrouve la plupart du temps.

Traitement des imprévus et formation

Des passages ou des transformations relient les trois éléments de ce triptyque. La formation dans ce cas apparait comme un accélérateur ou un « facilitateur » des déplacements entre ces trois éléments, ainsi que comme un outil d’extension du champ des possibles des enseignants. Ce triptyque imprévu/phénomène/évènement est non seulement au cœur de l’activité des enseignants de technologie, mais cette recherche élargie au collège montre que ce triptyque est également central à d’autres disciplines. La prise de connaissance de la grande proportion de temps consacré au traitement des imprévus et la mise en évidence de modèles dynamiques et explicatifs tels le triptyque ci-dessus ont amené tout naturellement l’idée d’utiliser ces concepts en formation initiale. Non pas en termes de théories ou de conseils, mais en termes de dispositifs de formation en situation utilisant l’analyse de pratiques, ou de dispositif de simulation. Je propose d’illustrer le cheminement de ce choix par deux exemples vécus que chaque conseiller-tuteur et chaque formateur peut constater et vérifier.
Il y a quelques années, j’étais tuteur d’un professeur stagiaire que j’allais visiter régulièrement dans sa classe de technologie. Tout se passait relativement bien sauf dans une classe de 3e, dans laquelle j’avais repéré un imprévu, deux élèves ayant provoqué, par deux fois, une collision entre eux et l’enseignant. Ils traversaient le laboratoire en faisant en sorte que leur chemin croise celui de ce jeune enseignant. Sans violence excessive, on imagine le petit choc qui en résultait. Ce jeune stagiaire s’était excusé platement alors qu’il aurait pu attendre la même chose de la part des élèves desquels il n’avait reçu que petits rires moqueurs. Malgré le conseil de ne pas s’excuser, mais d’exiger l’arrêt de ce jeu stupide dont il avait pris conscience, sa réaction restait la même. La semaine suivante s’étant entrainée le soir chez lui devant la glace à simuler des réactions, il s’excusait à nouveau. Il est à présent un professeur de technologie confirmé sans problème particulier, il se reconnaitra dans ces lignes, car je lui ai demandé l’autorisation de citer cet exemple. J’ai souvenir d’autres exemples allant dans le même sens.
Trois réflexions me viennent de cette situation. La première part du constat que les élèves lassés ont arrêté ce petit jeu assez rapidement. Il serait un peu facile de conclure sur un jugement de valeur du conseil du tuteur ou de la réaction spontanée du stagiaire. Le lecteur se doute que d’autres enjeux, notamment d’éducation, étaient en œuvre ici. La deuxième réflexion réside dans le constat qui est fait ici : il ne suffit pas d’expliquer à un collègue une façon d’agir pour qu’il agisse ainsi. Alors que penser ? Et bien peut-être que la solution réside dans l’analyse de pratiques que nous utilisons la plupart du temps sous forme de dispositifs divers, connus, reconnus, adossés à des travaux de recherche et dont les protocoles sont pensés réfléchis selon des cadres théoriques choisis en conséquence. Le caractère technologique de telles recherches, qui fondent les activités de notre composante Travail, Formation & Développement du LIRDEF prend alors toute son ampleur. C’est parce que ce type de recherche est technologique que l’objet de recherche est scientifique (l’imprévu dans ce cas précis) et que la visée en toile de fond est l’amélioration de la formation. C’est parce qu’elle est technologique qu’elle se structure sous la forme de boucles itératives liant alternativement recherche et formation, l’une nourrissant l’autre et inversement. La recherche ayant un enjeu scientifique permet de proposer, dans une visée praxéologique, des modèles, des théories, voire des dispositifs dont la formation se saisit et qu’elle met en œuvre. Cette dynamique permet de disposer de données de situations de formation ou d’éducation que la recherche peut analyser et ainsi progresser en termes d’enjeux scientifiques, d’amélioration ou de création de dispositifs.
La troisième réflexion prend appui sur le conseil que j’avais donné alors. Ce conseil reflétait ce que j’aurais fait à sa place en cet instant dans cette situation. Ce conseil est de même nature que la projection et la réaction que vous lecteur avez échafaudées dans les deux situations évoquées ci-dessus. Ce qui m’amène au deuxième exemple. En tant que formateur d’IUFM, j’ai régulièrement la charge de formation de tuteurs. Après la projection d’une vidéo présentant un imprévu et le traitement accordé par un professeur stagiaire en situation de classe, je demande aux conseillers pédagogiques/tuteurs d’écrire dans un délai de cinq minutes, le conseil qu’ils estiment être le plus important à donner au jeune enseignant qu’ils viennent d’observer en tant que tuteur. Le résultat du dépouillement des réponses formulées montre qu’en moyenne, sur 12 conseillers pédagogiques/tuteurs, deux à trois conseils sont relativement proches sans être totalement sur le même domaine. Qu’en déduire ? D’une part, certainement pas que le conseil est inutile, mais qu’il faut en relativiser la teneur et l’efficience. D’autre part, qu’une formation de conseillers pédagogiques-tuteur est indispensable pour que leurs actions nécessaires et indispensables aient une portée maximum. Enfin, que ce n’est pas dans la seule logique du conseil que peut se penser et se construire une formation professionnelle d’enseignants digne de ce nom. Les enseignants expérimentés doivent également jouer un autre rôle que celui de montreurs d’expérience ou de donneurs de conseils, car imiter quelqu’un est autrement difficile qu’on peut se l’imaginer, avec beaucoup plus de risques qu’on pourrait le croire. Ce qui m’amène à penser à une grande idée de formation récemment dévoilée, dont les origines remontent au moyen âge (lire l’article de Richard Étienne dans un numéro précédent), ce qui en montre le caractère innovant, je veux parler du compagnonnage. Une formation par « compagnonnage » ne permet pas de comprendre les évènements.
Permettra-t-elle d’analyser les traitements des imprévus ? Autorisera-t-elle divers points de vue sur les gestes professionnels d’ajustement convoqués dans ces occasions ? Pourra-t-elle intégrer l’analyse des pratiques de transformations d’imprévus en « périphénomènes » ?

Conclusion

Que penser d’une telle formation lorsque ces évènements toucheront des questions sensibles ? Quelles valeurs, quelles idéologies, quelles conceptions adosseront alors les pratiques des jeunes enseignants sur des traitements d’évènements qu’ils auront prélevés chez d’autres collègues puis imités telles quelles ? Depuis des années nous nous sommes efforcés dans la formation initiale d’intégrer les théories universitaires dans les pratiques du terrain. Maintenant qu’elles vont être d’un coup de crayon totalement séparées, pouvons-nous raisonnablement imaginer que les jeunes enseignants vont le faire de façon naturelle, sur le tas ? Je laisse le lecteur répondre à ces questions…

Alain Jean, IUFM Université Montpellier II – LIRDEF, équipe d’accueil 3749
(Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Didactique, Éducation et Formation)
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Bibliographie

Bucheton, D. (2008). L’agir enseignant : des gestes professionnels ajustés. Toulouse : Octarès. (lire ici la recension de ce livre et l’entretien avec Dominique Bucheton)
Etienne, R., Bucheton, D. (2009). Des gestes professionnels à l’agir des enseignants : un fil d’Ariane pour tisser la formation des enseignants et de leurs formateurs ? In D. Bucheton (dir.). L’agir des enseignants, des gestes professionnels ajustés. Toulouse : Octarès, p. 255-267
Flanagan, J.-C. (1954). « The critical incident technique ». Bulletin psychological, 51, 4, july 1954, p. 327-358.
Huber, M. et Chautard, P. (2001). Le savoir caché des enseignants. Paris : L’Harmattan
Jean, A. (2008) Le traitement des imprévus par les professeurs stagiaires de technologie en formation initiale à l’IUFM. Quels gestes professionnels d’ajustement ? Quelle utilisation pour leur professionnalité ? Thèse autorisée à publier dans l’état.
Jean, A., Etienne, R. (2009). « La gestion des imprévus par un professeur stagiaire ». In D.Bucheton (dir.). L’agir enseignant : des gestes professionnels ajustés. Toulouse : Octarès.
Jean, A. (à paraître). « L’analyse des imprévus et des événements dans le cadre de la cohérence entre théorie et pratique ». In J. Desjardins, M. Altet, R. Étienne, L. Paquay, Ph. Perrenoud. La formation des enseignants: entre recherche de cohérence et refus de la pensée unique. Bruxelles : de Boeck Université.
Marcel, J.-F. (2004). « Les pratiques enseignantes de gestion des imprévus ». Psychologie & Education, 56, p. 31-51.
Perrenoud, P. (1999). « Gestion de l’imprévu, analyse de l’action et construction de compétences ». In Education permanente. 140, pp. 123-144.