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Éviter la haine et permettre à l’école d’évoluer (I)

Mais d’abord, que disent ceux qui haïssent les pédagogues ? Il est difficile d’en juger à la lecture du dernier opus de J-P Brighelli. On voit bien quels sont ses objets de détestation, mais sa vision politique est confuse. Il condamne l’action de l’État et il en appelle à l’État. Cette contradiction ne peut se lire qu’à la lumière de celui qui est à l’origine de la pensée dite « républicaine », Jacques Muglioni, ancien doyen de l’inspection générale de philosophie, décédé en 1996. Il pose trois axiomes. L’Éducation nationale est une institution autonome car elle ne procède pas de la société, elle la précède. L’enfant, lorsqu’il passe les portes de l’école, cesse d’être un enfant pour devenir un élève. Les savoirs disciplinaires sont des constructions, dont seuls les enseignants maîtrisent l’architecture ; ils doivent en exposer la logique, en commençant par les fondements dont le « b-a ba » est le symbole. Chacun jugera de la pertinence de ces axiomes. Mais ils sont évidemment gratifiants pour les enseignants qui ont tout intérêt à adhérer à un système de pensée qui les dispense de rendre des comptes à la société, aux parents, aux politiques, aux élus locaux, aux partenaires associatifs…

Mais pourquoi les enseignants craignent-ils de devoir rendre des comptes à d’autres qu’à leurs pairs ? Quand je dis « les enseignants », je ne raisonne pas en termes d’individus, mais de corps, ou de corporation. Ils ont une responsabilité considérable, former l’avenir d’une nation, un pouvoir considérable puisqu’une remarque peut bouleverser, en positif ou en négatif, l’avenir d’un enfant. Toute responsabilité, tout pouvoir suppose une instance de légitimation. Le CRPE, le Capes, l’agrégation… constituent-ils des instances solides de légitimation ? Ces concours sanctionnent essentiellement des savoirs académiques au moyen de notes. Les savoirs sont remis en cause ; à l’heure de Wikipédia, ils n’apparaissent plus comme constitués mais comme des constructions et les pédagogues affirment qu’ils ne suffisent pas à définir une compétence professionnelle. La docimologie nous apprend que les notes sont très relatives. Les enseignants étaient précédemment en position de force, comme le rappelle opportunément D. Sallenave quand elle évoque ses parents instituteurs. Ce n’est plus le cas. La profession est fragilisée.

C’est d’ailleurs, plus généralement, le cas de toutes les professions intellectuelles. Elles perdent de leur prestige, de leur capacité à se distinguer, à mesure que le niveau global de la population monte. Elles ont donc tendance à faire cause commune avec des enseignants dont le prestige est mis en cause.

Dès lors, que faire ? La solution des anti-pédagogues, le rétablissement de l’autorité morale des enseignants par une instance dont la pertinence est par avance récusée est évidemment une impasse, comme en témoigne le ralliement de Brighelli, en désespoir de cause, au « collectif Racine » des « marinistes ». Mais il serait tout aussi vain de tenter d’imposer des solutions pédagogiques à qui n’en veut pas. Selon la formule de B. Charlot, « les expériences réussissent toujours » parce qu’elles sont portées par des enseignants qui y croient, qui se forment à leur mise en œuvre, et qui sont en relation avec des experts qui répondent à leurs questions. La méthode globale, la syllabique ou la méthode des pieds aux murs sont, dans ces conditions, également efficaces, et leur généralisation est également vouée à l’échec. Car la réciproque du théorème de Charlot est vraie. Ajoutons que les leçons de morale, du type « vous vous accrochez aux cours magistraux parce que vous êtes incapables de vous remettre en cause » sont aussi insupportables qu’inefficaces. Et je comprends la hargne que peut susciter une récente triple page du Monde qui tient ce discours avec l’OCDE pour instance de légitimation.

Il est de plus absurde d’imaginer que notre école est un isolat. Elle a parfaitement répondu aux objectifs que lui avait fixés De Gaulle, confirmés et précisés par Chevènement et Monory : continuez de produire une élite de l’élite, les 2 à 3 % qui font Polytechnique ou l’ENA et qui seront les cadres dirigeants de demain, faites-nous une classe moyenne, de bac-2 à bac +3, et pour les autres, 10 à 20 %, débrouillez-vous. La commande sociale et politique est en train de changer, avec la condamnation du « décrochage », un terme assez absurde d’ailleurs, mais c’est un autre sujet.

Nous devons donc imaginer un nouveau système éducatif, qui permette l’innovation, et la prise en compte de la difficulté scolaire, et un nouveau système politique de dialogue avec la société civile pour que l’Ecole puisse penser ses rapports avec son environnement sans renoncer à ses logiques propres.

(A suivre)

Pascal Bouchard,
journaliste (ToutEduc.fr), écrivain (Je hais les pédagogues, Fabert, 2013)