Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Entre dire, faire et apprendre : accompagner la professionnalisation

Même si l’on dit parfois qu’il s’agit d’un métier impossible, être enseignant s’apprend, se vit d’une multitude de façons différentes et pourtant, s’identifie aussi à certains actes fondateurs, caractéristiques, essentiels. Le métier s’enseigne aussi et on ne compte plus les formations et leurs réformes successives. Je voudrais d’abord, dans ce propos, souligner que ce métier comme histoire, patrimoine, collectif et identité articulant le passé et le futur, se transmet et qu’il y a des enjeux considérables autour de cela. Il s’agit bien sûr de façons de faire, de savoirs professionnels, de modes de relation, de représentations, de valeurs, tout ce qui fait que travailler ce n’est pas seulement avoir un emploi mais vivre un travail, faire face aux difficultés personnelles et collectives et y développer un certain art de vivre, un plaisir, un équilibre. Ainsi pour parler de l’apprentissage dans et par les situations de travail, il faut sans doute ne pas avoir une vue trop étroite du travail en le cantonnant à un répertoire d’actes, à un type de contexte ou à un modèle d’acteur. Les « référentiels », les dites « bonnes pratiques » et toutes les mises en pièces du travail pour l’objectiver, le gérer, le transformer, ou le modéliser ne sont que des représentations souvent réductrices et parfois trompeuses de sa réalité à laquelle se confrontent les professionnels et que découvrent les novices. C’est bien pourquoi ce sont les métiers qui sont enjeu de transmission et pour lesquels les professionnels donnent temps et énergie pour accueillir, initier, conseiller ceux qui, malgré leur inexpérience, en sont l’avenir. C’est dans cette perspective que l’on aborde la question de l’accompagnement de la professionnalisation des enseignants et ce sont les modalités de ce « développement professionnel assisté » que l’on va envisager.

« Faire » et apprendre

La formation des novices s’effectue d’abord par implication dans les situations de travail, par « immersion » comme on dit parfois. C’est le processus sans doute le plus traditionnel et le plus répandu, y compris dans nos sociétés très scolarisées, de développement des compétences. En effet, dès que le sujet est en position d’agir, cela rend possible deux dynamiques :
– un apprentissage à partir des actions effectuées, des effets constatés et des anticipations envisagées. Bien sûr on apprend à tout instant, à la fois en confirmation (de ce que nous savons déjà) et en transformation (à partir des difficultés rencontrés, des problèmes, des erreurs, en un mot de ce qui est imprévu, inédit et pour un novice ce domaine est fort vaste) ;
– une définition de soi comme professionnel, où chaque élément a sa part :

  • la dimension personnelle, subjective, le soi comme instance de personnalité qui en intègre les différents aspects ;
  • la dimension sociale comme modèle de discours, de pensées et d’actions en lien avec un collectif, un patrimoine, une histoire, des valeurs, une culture qui relient aux autres et aux institutions dans lesquelles on intervient.

Pour cela, ce qui est essentiel, c’est la confrontation aux situations et le pouvoir d’agir dans celles-ci. C’est le modèle de l’apprentissage sur le tas, dont on peut souligner l’efficacité, rappeler les limites : couteux en temps, risqué pour les personnes et pour les résultats, fortement dépendant des situations (puisque on apprend dans et par les situations on y apprend ce qui s’y trouve et parfois des éléments qui, pour s’y trouver, n’ont sans doute pas intérêt à être appris). En fait, cet apprentissage, souvent présenté comme un face à face du débutant et de la situation professionnelle, « bénéficie » de nombreuses médiations discrètes qui font que si l’on apprend tout seul, il y a un cadrage social des situations et des apprentissages, qui fait que l’on est à la fois moins seul qu’on ne croit et moins démuni qu’on ne le sent. L’enjeu est alors de « faire » et si possible de « réussir ». Or les normes de réussite sont souvent multiples et c’est un effet de la compétence de pouvoir les rendre compatibles, les mettre en synergie : mettre la classe au travail, assurer une intervention didactique pertinente, prendre en compte la diversité des niveaux des élèves ou les difficultés de certains, garantir un climat serein et agréable, être disponible et attentif et incarner l’autorité… « Entre les murs » a familiarisé avec ces contraintes multiples qui traversent à tout instant la classe et assaillent l’enseignant, au point de pouvoir mettre en péril sa préparation, sa position, sa légitimité. L’apprentissage sur le tas, par la centration sur l’action, fait du résultat la mesure de valeur de celle-ci et met le novice sous l’emprise de la réussite. Or cette dernière est parfois un chemin bien court pour découvrir la richesse du métier. Certes, le novice y parviendra, partiellement du moins, à condition qu’il en ait le temps, qu’il parcoure la diversité des situations, que tout cela soit supportable pour lui et pour l’environnement dans lequel il intervient.

« Dire » et apprendre

Mais les novices, et tout particulièrement les enseignants, n’agissent pas seuls. Les autres professionnels et les acteurs de la situation éducative sont présents et interviennent dans cet apprentissage. D’abord en donnant un cadre à l’action professionnelle débutante :
– cadre matériel et institutionnel fournissant des repères pour l’action même s’ils laissent parfois un peu démuni au moment de s’y engager ;
– cadre relationnel et social qui situe le novice dans un groupe, une histoire, une culture.

Ensuite en réunissant les professionnels qui, entre eux, ne cessent de parler du travail et, à travers cela, de témoigner des différentes façons de le faire, d’y vivre, de s’y positionner. Depuis les récits des uns faits aux autres dans les situations les plus informelles jusqu’aux ateliers d’analyse des pratiques et autres débriefing en passant par les conseils de « vieux routiers » et les prescriptions multiples des experts de toutes catégories, les professionnels ne cessent de parler du travail et le métier ne cesse de se dire dans une polyphonie parfois reconnue, parfois déniée. Or ces discours, porteurs de l’expérience d’autrui, vécue pas les uns, proposée aux autres, sont autant de soutiens pour l’apprentissage par l’action professionnelle : il serait naïf de penser que ces discours constituent des « prêt à agir » pour ceux qui les énoncent ou ceux qui les écoutent, mais ils viennent enrichir le patrimoine de représentations de chacun, pour aider à se présenter différent à la prochaine séquence. Chaque expérience transforme et les récits comme les actes y apportent leur contribution. Tous ces discours ne disposent pas du même statut : entre celui de l’inspecteur, du conseiller, du chef d’établissement, du collègue expérimenté, du pair qui confie son expérience ou de la parole de souffrance de celui qui est en difficulté, aucun de ces discours n’est le même. Mais, l’apprentissage sur le tas est aussi apprentissage dans les mots qui ne cessent d’accompagner l’action et celui qui la découvre. Parler c’est continuer à penser le travail après l’action, une fois que les urgences, les difficultés de celle-ci s’éloignent et que le résultat du « faire » est connu, au moins partiellement. Cela permet de penser ce qui a été fait, de le confronter à d’autres actions de soi, d’autrui ou même des actions hypothétiques que l’on peut imaginer pour l’occasion, comme un développement possible des actes effectifs, disponibles pour une action future. C’est bien pourquoi « dire » est une des modalités des apprentissages, et non seulement le fait d’écouter et tenter de comprendre les « dires d’autrui » (prescriptions, proscriptions, conseils, souvenirs, récits…) mais encore ceux que l’on fait soi-même, prenant ainsi cette distance avec notre propre expérience pour pouvoir la communiquer. Et encore davantage si l’interlocuteur, par incompréhension réelle ou feinte, par talent ou par méthode, questionne le discours tenu, pour aider le locuteur à parler et donc penser plus loin que ses actes et ce qu’il en sait.

Apprendre par l’expérience : engagement et dégagement

La dynamique qui vient d’être esquissée est celle du développement conjoint[[Car si le débutant construit son expérience, cela constitue aussi une expérience pour celui qui l’accompagne.]] d’expériences professionnelles qui se transforment à l’occasion de chaque action, donnant sa part à l’oubli, à l’incorporation et à la conceptualisation. Car le mouvement est bien double :
– engagement dans l’action pour « faire une expérience » vivre cette confrontation toujours pour partie inédite avec une situation qui présente son originalité, ses difficultés et met à l’épreuve les ressources que le sujet mobilise sur l’instant ;
– dégagement de l’action pour resituer ce qui s’est passé, le comprendre après l’avoir agi, retrouver des ressources, par exemple des connaissances ou des savoirs-faire maîtrisés mais non mobilisés « sur le moment », développer des analyses, imaginer des alternatives, découvrir d’autres façons de faire et parfois même se mettre à la place d’autrui, c’est-à-dire autant la dynamique de réflexivité que l’on trouve au cœur de nombre de dispositifs que celle d’interaction.

La fonction tutorale

On ne voudrait pas ajouter à ces propos de lourdes prescriptions pour ceux qui s’engagent dans cette aide aux débutants, énumérant les multiples qualités indispensables, les innombrables tâches à accomplir, prescrivant des façons de faire, de dire, de penser. Si les métiers se transmettent c’est bien que les hommes et les femmes qui les vivent ont à cœur d’y accueillir les novices et de préserver ce qu’ils ont construit. On peut toujours rappeler qu’il est bien d’accueillir les arrivants, de les aider à comprendre ce que l’on voit et plus encore ce que l’on ne voit pas, de donner des exemples, des recettes, des conseils, du soutien et que l’humour, la solidarité et l’estime ont sans doute autant d’influence formative que les objectifs et les pratiques d’évaluation. Il faut sans doute tout le métier pour faire un professionnel, et quand cela manque, il est bien rare que d’autres ne pourvoient pas à ceux qui font carence. On dira donc d’abord que le tutorat est une fonction qui peut être individualisée mais aussi largement partagée au sein d’une équipe ou avec d’autres acteurs.

Mais pour être répartie, la fonction n’en est pas pour autant diluée. L’intérêt d’une médiation dans ces processus est d’abord de les rendre possibles quand ils sont en difficultés, quand la parole n’a plus sa place, quand l’action se défait ou se réduit sous les avalanches de prescriptions, quand les sujets ne parviennent plus à se confronter aux situations, quand la répétition et la conformité tiennent lieu de réflexion et la langue de bois de discours professionnel. Il s’agit d’abord, de manifester comment chacune est une version vivante du métier, ni parfaite, ni experte, ni exemplaire mais un parmi tous ceux qui le vivent et le transforment et de ce fait, attestent que malgré sa difficulté, sa complexité il est le cadre d’un développement possible et d’une socialisation effective. C’est sans doute aussi de pouvoir porter le débat sur ce qui dans l’expérience du sujet, dans la situation vécue ou dans le contexte rencontré, va de soi ou ne se pose pas : pouvoir rendre présentes ces autres façons de faire et de penser légitimes et ressources du collectif pour chacun. C’est également manifester l’acceptable et l’inacceptable du travail et témoigner des débats de valeurs intriqués dans les actes. C’est enfin porter au cœur de l’expérience de l’un le témoignage de l’expérience de l’autre et refaire, à chaque instant, la trame et la chaîne de ce qui fait le métier comme à la fois d’ hier, d’aujourd’hui et de demain.

Philippe Astier
Université Lyon 2