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Enseigner la région

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Enseigner la région ? Mais pourquoi, et quelle région, et quid de la langue régionale ? Ce livre, actes d’un colloque tenu à l’IUFM de Montpellier en 2000, permet un recul sur des questions trop souvent abordées seulement de façon passionnelle. Un regard sur quelques exemples étrangers (Écosse, Espagne, Allemagne) y aide, même s’il manque le contre-exemple belge. Et c’est un universitaire allemand qui rappelle que l’opposition entre cultures nationale et régionale s’observe en France dès la première moitié du xixe siècle, à la fois au plan culturel et au plan politique, les cultures régionales apparaissant « comme des foyers d’insécurité et comme des barrières contre l’Autorité », spécialement dans les régions périphériques à l’époque où les nationalismes prennent « un essor dramatique ». D’où la « mission culturelle de la plus haute importance politique » dont est investie l’école. Mais, sous la IIIe République, ditA.-M.Thiesse, le local est « valorisé comme propédeutique du national », la notion de patrie apparaissant comme trop abstraite pour des enfants ; l’histoire régionale vaut alors à la fois pour elle-même et comme illustration de l’histoire nationale. Les livres de lecture du XIXe siècle ont permis aux écoliers de connaître les régions, mais dans un rapport hiérarchisé avec la France entière, rappelle Christian Amalvi. Pierre Bidart nous apprend, malheureusement sans citer le texte, qu’un des proches collaborateurs de Jules Ferry, Félix Pécaut, avait proposé un enseignement bilingue au Pays Basque (p. 248).

Que cette dimension – comme d’autres – ait été récupérée par Vichy n’en enlève pas l’intérêt (n’y a-t-il pas récupération aujourd’hui par des groupes comme Chasse-Pêche-Nature et Tradition, qui témoignent peut-être d’une « identité en crise », mais ont aussi un autre rôle ?), A.-M.Thiesse ajoute que « la promotion de l’identité locale, l’attachement à la petite patrie ont été aussi des esquives du combat social », et cela vaut d’être médité. Au long de l’histoire, la dimension nationale et la valorisation de l’environnement proche cheminent parallèlement ; la perspective européenne demande plus encore que l’on cherche à articuler particulier et universel, en « refusant de traiter a priori les différences comme des infériorités, Mais cherchant au contraire à s’en enrichir » (p. 6).

Mais qu’est-ce qu’une région, ce « mot fourre-tout » ? Les découpages traditionnels (naturels, historiques, administratifs), qui ont fait l’objet de tant de monographies, communales ou départementales surtout, ne se superposent pas et semblent maintenant souvent inadaptés ; les régions administratives sont devenues des « sujets », reconnues en tant que telles par l’Europe (il y a même des régions transfrontalières), les géographes évoluent entre « région-maille » et « région-réseau », région homogène et région polarisée : cela ne peut pas ne pas influer sur la construction de la citoyenneté, qui peut se décliner « à plusieurs échelles territoriales », et sur le sentiment d’appartenance. Une relativisation s’impose, à moins que l’on n’admette que les zones dépressionnaires, comme jadis le nuage de Tchernobyl, s’arrêtent à la frontière allemande (ou belge, ou italienne – on oublie toujours le Luxembourg et la Suisse), comme on le dit souvent à la radio ou à la télévision. Que serait une « région scolaire » enseignable, cherche Micheline Cinquin ?

Restent les langues. À côté des langues régionales, il y a aussi des usages régionaux du français, avec des « fautes typantes » caractéristiques, André Valli plaide pour « un enseignement fédéré des langues romanes », de France et des pays voisins, mais, précise-t-il avec bon sens, avec « un investissement limité en temps et en travail visant une compétence limitée et partielle dans ces langues ». Philippe Martel rappelle qu’au XXe siècle, « le discours dominant (est) celui des adversaires de l’enseignement des langues régionales », à base de mépris et « d’ignorance entretenue par l’école » ; l’application de la seule loi (loi Deixonne, 1952) étant entravée par la « mauvaise volonté évidente » de l’Éducation nationale. Au-delà des Instructions officielles, que relit P. Boutan, Claire Torreilles relève qu’il n’y a pas de Groupe disciplinaire au ministère pour les langues régionales, et souhaite qu’on substitue au schéma d’assimilation – « refus du patois, apprentissage de la langue »- un processus dialectique de « conquête d’identité » – « dépassement du patois dans l’apprentissage de la langue, mais sans reniement », ce qui vaudrait aussi pour les langues de l’immigration.

Mais les distinctions entre langues, patois, parlers locaux, ne sont pas faciles à clarifier dans l’esprit des élèves ; les enseignants eux-mêmes sont loin d’être au clair, et cela pose la question de leur formation. Quant aux textes officiels, lois ou circulaires, P. Bidart en relève facilement les « errements syntaxiques ». Mais il souligne aussi une « inversion de sens » dans les années 1980, les langues régionales devenant matière spécifique, pouvant donner aux habitants « le sentiment d’une dignité égale, d’une confiance et d’une fierté retrouvée » ; paradoxalement, c’est au moment où « les langues et cultures régionales voient une partie de leurs infrastructures sociales (en particulier la transmission familiale intergénérationnelle passive) s’effacer, tout en accédant à l’espace public ». Non sans influence du débat politique, comme en témoigne l’accession du corse au rang de langue et non plus de langue régionale, avec un CAPES spécifique en 1989. Il faut donc s’entendre, dit Micheline Cellier, sur ce que signifie concrètement la langue régionale : langue parlée, langue seulement entendue et plus ou moins comprise, langue connue seulement par l’école ? Cela dépend à la fois des régions et, à l’intérieur des régions, des milieux. Avec une difficulté spécifique outre-mer, que rappelle Francis Simonis : « Nos ancêtres les esclaves ? », cette difficulté conduisant souvent les maîtres à faire silence.

« Un domaine à la fois sensible et finalement mal connu », où les animateurs du colloque voient « une porte d’entrée sur d’autres découvertes, aux antipodes aussi bien de tout enfermement particulariste et communautariste que de toute crispation sur l’idole État-Nation », en insistant sur la « nécessité de construire une conscience de soi et de tous, intrinsèquement liée à l’espace et au temps vécus ». Mais, dit Daniel Pujol après Claude Levi-Strauss, « il est important que nos écoliers, dès leur plus jeune âge, prennent conscience qu’il existe d’autres cultures à l’intérieur et à l’extérieur des frontières nationales » (p. 307).

On le voit, de quoi réfléchir.

Jacques George


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