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Enseigner la narration à l’ère numérique

« Il ne peut pas y avoir de définition définitive de ce qu’est la bande dessinée, puisqu’à chaque moment une innovation (…) peut survenir et remettre en question les canons établis » (Maigret, 2012). C’est ainsi que les dispositifs de publication numérique obligent à remettre en question les représentations de la bande dessinée sur lesquelles se fondent ses définitions. La mise en œuvre récente, dans quelques écoles d’art, de cours consacrés à la bande dessinée numérique offre l’opportunité d’interroger les représentations portées par les enseignants et leurs étudiants.

Je me suis entretenu avec les enseignants qui étaient en charge de ces cours en 2011-2012 aux Arts Décoratifs de Strasbourg (Joseph Béhé et Finzo) et à l’école Emile Cohl de Lyon (les frères Olivier et Jérôme Jouvray). Pour comprendre quels objectifs pédagogiques ils poursuivaient, j’ai cherché à identifier les représentations de la bande dessinée dont ils étaient porteurs et les ai confrontées aux témoignages des étudiants, recueillis par le biais de questionnaires électroniques et d’entretiens.

La bande dessinée traditionnelle comme référence

À Strasbourg comme à Lyon, les cours de bande dessinée numérique sont confiés à des auteurs de bande dessinée professionnels édités dans le circuit traditionnel. Il s’agit d’inscrire la bande dessinée numérique dans une filiation avec sa grande sœur de papier. Les intervenants ne tiennent pas de blog BD ni ne publient de webcomic. Les frères Jouvray ont toutefois marqué l’histoire de la bande dessinée numérique française (Baudry, 2012) avec la bande dessinée interactive Supershoes (2002), le site collectif 8comix (2011) et le projet La Revue Dessinée (à paraître en 2013). En l’absence d’une industrie culturelle instituée et reconnue en matière de bande dessinée numérique, les enseignants tirent leur légitimité de la conjonction de leur activité traditionnelle avec une curiosité et une volonté de s’interroger sur l’avenir de la bande dessinée via les écrans numériques.

Là où Joseph Béhé bénéficie des moyens d’un véritable atelier (effectif d’une vingtaine d’étudiants, matériels et logiciels informatiques) Olivier Jouvray s’adresse à 60 étudiants sans autres moyens que ceux d’un cours traditionnel. Dans ces conditions, Olivier et Jérôme Jouvray ont écarté la question des logiciels et de leur utilisation. En revanche Joseph Béhé et Finzo souhaitaient permettre l’expérimentation sans que la maîtrise technique ne soit discriminante. Ils auraient pu s’appuyer sur un outil tel que le logiciel Comic Composer, dédié à la conception de lecture guidée et animée de bandes dessinées. Les deux enseignants ont préférer opter pour Motion Composer, lui aussi édité par la société Aquafadas mais qui permet la création d’animations et de contenus interactifs pour le web et les plateformes mobiles. Il s’agit pour eux de s’affranchir de la planche de bande dessinée traditionnelle pour prendre en compte l’unité-écran et de rendre possible l’animation à l’intérieur de cette unité ainsi que la transition entre les écrans. La bande dessinée est considérée comme un répertoire de solutions narratives dans lequel puiser et que l’on peut enrichir avec d’autres solutions, empruntées à d’autres traditions, dès lors que les outils numérique permettent des les déployer et de les hybrider. A contrario, les frères Jouvray démontrent un fort attachement à la planche traditionnelle et à l’idée qu’elle puisse constituer la forme la plus aboutie pour faire de la bande dessinée.

Livre et narration numériques comme horizon

À Strasbourg comme à Lyon, les enseignants s’accordent à fournir un maximum d’exemples à chaque début de séance. Si le projet d’origine des cours s’ancre dans la bande dessinée, il apparaît nécessaire d’ouvrir le champ des possibles à des formes hybrides voire étrangères à ce champ. C’est ainsi que les frères Jouvray s’orientent vers un enseignement consacré au « livre numérique » tandis que Joseph Béhé et Finzo parlent de « narration numérique ». Cette démarche de réorientation et d’élargissement préserve la représentation traditionnelle de la bande dessinée que portent les enseignants tout en évitant l’écueil d’une essentialisation de la bande dessinée qui empêcherait d’explorer ses marges.

Malgré un cadre et des conditions d’enseignement radicalement différents, la mise en œuvre de cours consacrés à la bande dessinée numérique aux Arts Décoratifs de Strasbourg comme à l’école Emile Cohl de Lyon obéit à la même volonté de faire découvrir un terrain d’expression émergent à des étudiants qui ont choisi ces écoles pour leur réputation en matière de formation à la création graphique et narrative traditionnelle. Les professionnels de la bande dessinée et de son enseignement en charge de ces cours ont été confrontés à une contradiction importante entre la tradition dont ils étaient garants et l’ouverture nécessaire à d’autres traditions narratives. Cette contradiction n’a pu être résolue qu’en réorientant et en élargissant leur propos pour parler de « livre numérique » ou de « narration numérique ». Cet élargissement éloigne les cours de l’ambition qui aurait pu consister à (re)penser la bande dessinée à l’ère numérique.

Enseignants et étudiants en territoire étranger

Joseph Béhé et Olivier Jouvray sont chacun référent de leur cours. Aux Arts Décoratifs, en tant qu’auteur professionnel et pédagogue reconnu pour l’enseignement de la bande dessinée, Joseph Béhé s’appuie sur l’expertise technique de Finzo en matière d’outils numériques. À Emile Cohl, les deux intervenants sont légitimes pour aborder le champ de la bande dessinée, l’intérêt de leur collaboration autour du numérique réside dans l’antagonisme de leurs positions. Olivier Jouvray fait figure d’enthousiaste face à la position sceptique voire défavorable de son frère vis-à-vis des productions numériques existantes. A leurs yeux cela permet d’encourager les étudiants à la réflexion en les confrontant à « différents sons de cloches ». Ainsi dans les deux écoles la division du travail repose sur les représentations que se font les enseignants du numérique plus que sur leurs représentations de la bande dessinée.

Qu’ils évaluent le dossier de présentation d’un projet de livre numérique comme à Emile Cohl, ou qu’ils proposent des énoncés d’exercices destinés à expérimenter diverses possibilités narratives offertes par le numérique comme aux Arts Décoratifs, les enseignants témoignent de leur déception. Face à un public de jeunes étudiants qui ont grandi avec les technologies numériques, ils avaient l’espoir d’être surpris. Les critères d’évaluation restaient cependant très imprécis, tous les enseignants s’accordant à reconnaître que, hormis le sérieux, l’investissement et la clarté il s’agissait tout au plus de repérer une réflexion et une certaine originalité dans le travail remis. Enseignants comme étudiants semblent manquer d’une représentation suffisamment fine du numérique pour partager des règles d’évaluation efficaces.

De par leur notoriété fondée sur les pratiques graphiques et narratives traditionnelles, les deux écoles attirent des étudiants inégalement technophiles. L’investissement et l’intérêt constaté par les enseignants sont jugés décevants. Le faible taux de réponse à mes sollicitations est en soi un indicateur d’un investissement limité des étudiants dans ces cours. Les pratiques numériques dont témoignent les répondants apparaissent en deçà de celles communément attendues d’un public âgé de 20 à 26 ans. Malgré leur faible propension à recourir aux moyens d’expression et de publication numériques, les étudiants témoignent tout de même d’une vision positive du numérique. Il fait à leurs yeux partie de la vie de tous les jours et constitue un outil de création, voire un facteur d’innovation ou même de création. Le numérique ne constitue en tous cas pas selon eux une menace pour la création.

Comme leurs enseignants, les étudiants semblent partager une représentation assez nette de la bande dessinée au point de considérer que les cours consacrés à la bande dessinée numérique traitent avant tout d’autres médias (livre numérique, animation et illustration numérique, jeu vidéo). C’est sans surprise une représentation formelle qui prévaut chez eux pour définir la bande dessinée, fondée sur le rapport texte/image et la séquentialité. Le numérique apparaît alors comme une ouverture à des formes qui sont jugées parfaitement étrangères telles que l’animation et l’interactivité vidéoludique. Enseignants comme étudiants portent uniformément un discours attaché à l’idée que le recours au numérique doit se justifier par une adéquation entre forme et contenu, de préférence pour produire quelque chose d’impossible à concevoir avec les moyens traditionnels.

Des représentations en contradiction

L’ambition des cours de bande dessinée numérique pourrait consister à (re)penser la bande dessinée au travers de son apprentissage dans le cadre nouveau et étranger que constitue le numérique. Mais cette ambition serait en contradiction avec l’élargissement auquel les enseignants procèdent en traitant qui de « livre numérique », qui de « narration numérique ». Il faut en conclure qu’il ne s’agit pas de (re)penser la bande dessinée, mais bien la narration et ses formes à l’ère numérique, à la lumière de la tradition narrative héritée de la bande dessinée.

Ce programme pâti de l’héritage d’une représentation de la bande dessinée centrée sur sa définition formelle qui la présente comme une forme narrative indépassable. Or cette représentation de la bande dessinée entre en contradiction avec les représentations du numérique que portent enseignants et étudiants, pour qui le numérique doit apporter ou permettre quelque chose de nouveau, de différent. C’est pourquoi les résultats rencontrés ne peuvent qu’être jugés décevants, dès lors que l’objet des cours vise à produire des récits (ou des livres) numériques qui relèvent de la tradition de la bande dessinée tout en tirant parti des apports potentiels supposés du numérique. Comment conjuguer l’attente d’une production surprenante à celle d’une conformité à certains canons établis par la bande dessinée traditionnelle ?

La plupart des projets de bande dessinée numérique actuels revendiquent l’influence du feuilleton Les Autres Gens (Cadène et al., 2012). Or, l’étude de la mise en œuvre de cette collaboration d’une envergure jusqu’alors inconnue dans la bande dessinée traditionnelle (Falgas, 2013) a conclu à l’influence prépondérante de l’adoption des technologies de l’information et de la communication dans le quotidien d’auteurs de bande dessinée qui par ailleurs n’avaient pas de prédispositions ou de compétences techniques particulières pour la création numérique. Ainsi, les futurs auteurs formés dans les écoles ont-ils peut-être moins besoin d’apprendre ou même de réfléchir à ce que le numérique permettrait de faire, que de bénéficier d’un environnement qui favorise et encourage leur usage quotidien des outils numériques.

J’en veux pour preuve le succès grandissant du turbomédia dans le monde de la bande dessinée. Le terme date de 2011 et désigne une forme inventée en 2009 par Yves Bigerel (alias Balak) et promue par Alexandre Ulmann (alias Malec). Le turbomédia a depuis été adopté en 2012 par l’éditeur américain Marvel pour ses Infinite comics destinés aux tablettes tactiles, la plateforme Thrillbent.com (Waid et Rogers, 2012), le récit transmédia MediaEntity (Kansara et Tarascou, 2012) soutenu par les éditions Delcourt ou encore le magazine numérique Spirou.Z édité par Dupuis depuis avril 2013. Le turbomédia se présente sous la forme d’une succession d’images que le lecteur consulte l’une après l’autre comme un diaporama. Dans sa forme la plus épurée, les images sont fixes et leur succession par superposition autorise des effets cinétiques et cinématographiques (Charbonneau Grenier, 2013) que les auteurs n’ont de cesse d’explorer, lorsqu’ils ne s’essaient pas à l’utilisation d’images animées surgissantes ou en boucle, à l’inclusion d’événements ou de boucles sonores ou encore à la mise en œuvre de choix interactifs. L’exemple du turbomédia n’est pas cité ici pour en faire l’apologie, mais parce qu’à l’origine de cette innovation on trouve des auteurs dont la profession n’est pas la bande dessinée. Yves Bigerel et Alexandre Ulmann travaillent tous deux dans le domaine du cinéma d’animation, sont passionnés de bande dessinée mais aussi de jeu vidéo et évoluent au quotidien dans un environnement peuplé d’outils de création et de communication numérique. C’est sans doute de tels « agnostiques » que devraient former les écoles désireuses de préparer leurs étudiants à raconter des histoires à l’ère numérique.