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Enseigner l’histoire : douter et comprendre (1)

Cahiers pédagogiques : Où en est la mobilisation face à la loi de février 2005 ? Comment expliquer son succès ?
Claude Liauzu : Nous avons réussi à mobiliser les enseignants : outre les signatures obtenues en trois semaines (que nous avons limitées à 1 000), les syndicats, les associations démocratiques, l’Aphg demandent l’abrogation. En outre la presse a largement informé et sensibilisé l’opinion. À l’étranger aussi il y a eu beaucoup de réactions : USA, Allemagne, GB mais aussi Danemark, bien sûr les anciens pays colonisés et pas seulement l’Algérie. Les Coréens sont très attentifs !
Le 18 octobre le ministère a dû déclarer que les programmes ne seraient pas modifiés, le président Chirac dit qu’il s’agit d’une « grosse connerie 1 », M. Douste Blazy, pompier pyromane, se défausse sur une commission d’experts. Ce n’est pas notre rôle et aucun historien ne peut accepter de jouer dans cet opéra-bouffe cacophonique ! Notre exigence demeure : abrogez !

Pouvez-vous nous présenter l’évolution de la place de la colonisation dans les programmes d’histoire : comment est-on passé de la « mission civilisatrice de la France » du début du xxe siècle à la prise en compte des violences coloniales ?
L’enseignement a conservé longtemps, jusqu’à la fin de l’empire, l’empreinte coloniale, avec deux thèmes : le patriotisme de la « plus grande France » et l’œuvre civilisatrice. C’était moins une histoire officielle qu’une idéologie dominante et peut-être plus forte encore chez les enseignants !
Pour les « hussards de la République », l’émancipation par les lumières des campagnes de la métropole était aussi le modèle du devenir des populations d’outre-mer. C’est ce qui explique les réticences de la gauche, des syndicats enseignants envers le FLN en particulier, perçu comme trop musulman.
Il faudrait dépasser ce stade des luttes idéologiques et des guerres de mémoires. Cela suppose la définition d’un projet global d’enseignement, où la colonisation et les migrations auraient leur place. Un projet qui, sans abandonner « l’histoire de France » l’intègre dans une perspective mondiale, étudie les processus de mondialisation. Il faut aussi introduire les autres histoires, celles de « civilisations » comme cela avait été fait dans les années 1957. Depuis, sur ce point, il y a une régression. L’histoire anticolonialiste reste enfermée dans l’eurocentrisme et se limite à mettre un signe négatif là où l’histoire coloniale mettait un signe positif. Mais c’est toujours notre histoire alors qu’il faut connaître celle des autres.

Qu’est-ce qui fait évoluer les programmes ? Quelle est la part des différents lobbies, de l’évolution historiographique ? L’évolution de l’enseignement de la colonisation est-elle un cas particulier, comme l’est l’enseignement du fait religieux depuis plusieurs années ?
Dans la situation de guerre des mémoires coloniales, de surenchère victimaire, notre discipline, particulièrement sensible en raison de son cordon ombilical avec l’idée nationale, est soumise à des tentatives d’instrumentalisation politique et idéologique. On comprend que des groupes se réclament du devoir de mémoire, mais celui-ci pose de difficiles problèmes pédagogiques et déontologiques. Et nos politiciens s’en réclament en fonction de considérations parfois douteuses. Nous ne pouvons ni ne devons ignorer les demandes des groupes dominés, des minorités, mais notre fonction n’est pas d’être leurs porte-parole.

Les nouveaux programmes de terminale intègrent le thème des mémoires de la Seconde Guerre mondiale. À quand la prise en compte des mémoires de la guerre d’Algérie (pieds-noirs, harkis, immigrés algériens, etc.) ?
C’est indispensable, et c’est en cours. La loi, en privant de passé des millions de citoyens et de jeunes, les programmes qui ont ignoré l’esclavage, qui continuent à ignorer les migrations ne peuvent demeurer. Mais il ne s’agit pas d’opposer colonialistes et anticolonialistes comme il y a 50 ans quand il y avait des luttes politiques et armées.

L’enseignement d’une question aussi délicate et complexe que la colonisation demande du temps pour évoquer le contexte, les événements, les acteurs. Quels principes les enseignants peuvent-ils se fixer pour traiter cette question en un temps limité, à des jeunes élèves ?
Comment enseigner sans porter de jugement de valeur entre victimisation des colonisés et apologie des colonisateurs ?

Difficile ! Mais pas plus que le génocide nazi, la collaboration, les mutineries de 1917. Des recherches sont menées par l’INRP, une formation permanente devrait être organisée systématiquement. Les universités doivent faire sa place à une histoire encore marginale et l’inclure dans les programmes des concours de recrutement. Mais il faut surtout un projet cohérent : celui de Ferry Lavisse est obsolète, mais comment le mettre à jour ? En formulant des questions pour notre temps, car les historiens – comme Marc Bloch le soulignait – partent de leur temps pour remonter dans le passé chercher certaines des explications, analyser les processus qui ont constitué notre monde. Et c’est bien du monde qu’il s’agit. Il faut fournir aux élèves des repères les situant dans le mouvement qui conduit vers la « mondialisation » qu’ils vivent dans la confusion et l’inquiétude. Il y a du pain sur la planche, et il faut mettre en question certains conservatismes culturels dont notre profession est porteuse.

Avez-vous eu connaissance de situations de conflit lié à l’enseignement de la colonisation, que ce soit du côté des élèves ou de leurs parents ?
Les enquêtes de l’INRP en font l’étude : il faut prendre garde à l’opposition entre victimes de la shoah et du racisme colonial, dépasser les conflits du présent et réagir contre la multiplication des pressions. Sur ce point, la loi de février crée une situation dangereuse : elle peut être exploitée contre des enseignants par des parents d’élèves voulant imposer la « positive colonisation ».
L’enseignement de l’histoire a une fonction civique importante, participant à la formation du citoyen. Dans cette optique, n’est-il pas légitime que les représentants de la nation que sont les députés prennent leur part à la définition du contenu de cet enseignement ?
Mais quand un Jaurès, représentant du peuple, réfléchissait à l’école, il le faisait dans le respect des élèves et des enseignants et il ne donnait pas de pensée unique imposée par une loi.

Les enseignants sont fonctionnaires de la République et, en tant que tels, peuvent difficilement se cantonner à la neutralité à laquelle prétend l’historien. Comment enseigner objectivement l’histoire tout en défendant les valeurs de la République ?
Enseigner objectivement, c’est un devoir, c’est la fonction sociale de l’histoire. Mais nous savons que des boucheries ont été commises. Le Lavisse n’a pas été pour rien dans les guerres coloniales et la guerre d’Algérie. Nous ne sommes pas infaillibles, mais nous le savons et nous devons apprendre à douter, à comprendre plus que décréter des vérités. Nous avons à faire progresser la curiosité envers l’autre chez nous et chez nos élèves.

Doit-on tenir compte du public auquel on s’adresse, de l’évolution de la jeunesse dans l’élaboration des programmes, ou seulement de la recherche historique ?
Les progrès de la recherche spécialisée sont très importants : le paysage scientifique n’est plus celui de la dernière décennie. Il y a un renouvellement des générations d’historiens, qui permet une distance par rapport aux années 1950, aux conflits, à cette guerre civile qu’a été la guerre d’Algérie. Malheureusement, à peu près rien ne passe dans l’enseignement pour des raisons qu’il faut connaître pour y remédier. D’abord la précarité des doctorants qui se retrouvent sans poste, sans possibilité de publier, parce qu’il y a une crise de l’édition en sciences sociales. Il faut aussi critiquer les solutions de facilité qui consistent pour certains éditeurs à jouer la carte du spectaculaire, des images choc, de campagnes de promotion qui n’ont rien à voir avec la rigueur scientifique. Des métaphores, des images sont présentées comme des notions scientifiques. Après la « fracture du myocarde », joli mot d’enfant, il y a eu la fracture sociale, concept publicitaire redoutable, dont on peut mesurer à la lumière des feux de banlieue la vacuité comme projet, puis la fracture coloniale, titre trompeur. L’histoire de la colonisation ne doit pas être ramenée à une histoire Barnum de zoos humains. Ces simplismes quoi sont présentés comme une critique historique, restent enfermés dans un francocentrisme qui n’est que le négatif de la positive histoire de la colonisation, que son inversion. Or, ce dont nous avons besoin c’est d’une autre histoire, celle du vaste monde. Le véritable progrès à venir est l’étude des autres sociétés, des autres cultures. Qui sont aussi de plus en plus nôtres, comme notre culture est devenue celle des autres. Car toutes les sociétés, toutes les histoires sont métisses.


Parmi les ouvrages récents de Claude Liauzu : La société française face au racisme : de la Révolution à nos jours, éd. Complexe, 1999.
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