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Enjeux des ateliers philosophie au cycle 2

Parmi les discussions à visée philosophique mises en œuvre à l’école primaire de St Just (Ain) durant l’année 2003-2004, l’une a porté sur la question suivante : « Qu’est-ce que l’autonomie ? ». Nous avions décidé en conseil des maîtres que la même question serait soumise à discussion dans chacune des classes des trois cycles de notre école. Le thème unique pour tous les élèves n’a concerné que deux séances (thèmes de l’autonomie et de la solidarité), les autres thèmes étant choisis de façon indépendante dans chacune des classes.
Dans ma classe de Grande Section – CP, j’ai lu l’album : « Je sais faire ! » de Susan Winter et l’écoute de cette histoire a donné lieu à un premier temps d’échange entre élèves. Lors d’une séance ultérieure, je leur ai proposé de dessiner des situations « où ils pensaient être autonomes » et des situations « où ils pensaient ne pas encore être autonomes ». Parmi toutes les interventions orales qui ont suivi, je reviendrai sur celle-ci : « je suis autonome quand je peux aider un copain dans son travail ». Ainsi les élèves prennent conscience qu’ils peuvent développer leurs capacités en les mettant au service des autres.

Éducation à la citoyenneté et éducation à l’autonomie

L’élève prend conscience qu’il grandit et devient autonome (qu’il « se régit selon ses propres lois ») lorsqu’il se trouve confronté à l’Autre dans cet étonnement que suscitent à la fois sa ressemblance et son irréductible singularité. Il découvre sa capacité d’autonomie lorsqu’il a la possibilité d’aider un camarade : en situation de tutorat, il apprend à se passer progressivement de l’appui de l’enseignant. Il perçoit alors la nécessité de mobiliser les savoirs et savoir-faire pour aider un pair à apprendre. À ce titre la construction de l’identité, qui suppose l’accès progressif à l’autonomie, est indissociable de l’éducation à la citoyenneté.
François Audigier souligne que toute entreprise d’éducation à la citoyenneté suppose un travail d’élucidation des valeurs que l’on porte et de construction identitaire individuelle, processus qui constitue l’une des conditions de la construction de sujets autonomes.
« La question est de savoir comment l’école peut, dans la mesure de ses moyens, contribuer à cette construction de l’identité individuelle, comment elle peut […] apprendre aux élèves à la fois à « vivre ensemble » – donc à admettre l’existence d’autrui, l’obligation de respect, la réciprocité – et à dire « je » – c’est-à-dire à être ce « je » qui revendique d’exister, d’être reconnu, accepté, qui a besoin de s’affirmer en manifestant ses goûts, ses sentiments, ses opinions ».[[François Audigier, L’éducation à la citoyenneté, INRP, 1999 [ Commander
cet ouvrage ] ]]
L’élève ne pourra s’engager dans cette épreuve que constitue l’apprentissage s’il ne bénéficie pas de cette reconnaissance préalable. En classe, le maître peut permettre à l’élève de développer son estime de soi s’il lui accorde – dans certaines situations – son pouvoir d’enseigner. La considération de l’enseignant pour l’élève naît de la confiance qu’il lui donne : « je fais le pari que tu peux faire quelque chose en même temps que tu apprends à le faire », de la même façon que l’on apprend à marcher en marchant… Cette reconnaissance est encore accentuée lorsque le maître donne à l’élève la responsabilité d’aider les autres à apprendre.
Où la question de l’entraide peut-elle être évoquée ? Le conseil de coopérative représente le lieu où le Vivre ensemble (régulation des conflits, présentation des projets…) se construit. La question des difficultés d’apprentissage peut également être discutée avec les élèves : il est souhaitable de leur permettre de se questionner sur ce qui a été compris, sur ce qui n’a pas été compris et sur les dispositifs à mettre en œuvre pour aider ceux qui ont des difficultés.
« L’expérience de l’altérité est celle de la vulnérabilité de l’autre et solidairement du sentiment de ma responsabilité envers lui »[[Emmanuel Levinas, Ethique et infini, LGF, 1982 [ Commander cet ouvrage ] ]].
L’atelier philosophie peut constituer ce lieu où la question de l’éducation à l’entraide et plus généralement l’éducation à la pédagogie sera évoquée avec les élèves.

Éducation à la citoyenneté et éducation à l’entraide

Comme le souligne François Galichet, le rapport tutoral à autrui m’oblige à l’appréhender dans ses réactions, résistances, et réticences les plus singulières. La question de l’inégalité peut alors être posée dans le cadre d’une discussion à visée philosophique.
En ce qui concerne le tutorat entre élèves, « on peut décrire l’attitude didactique par un certain nombre d’habitus caractéristiques, comme par exemple :

  • écouter et observer avant d’expliquer ;
  • recherche du détour, de la variation plutôt que de la répétition en cas d’échec ;
  • souci constant de la dévolution (faire faire plutôt que montrer ou expliquer) ;
  • recherche de l’évaluation constante de son action ;
  • construction de dispositifs : apprendre quelque chose à autrui, c’est le placer dans une certaine situation qui lui permet un maximum de réponses ou réactions différentes »[[François Galichet, L’éducation à la citoyenneté, Anthropos, 1998 [ Commander
    cet ouvrage ] ]] .

L’organisation de la scolarité en cycles est susceptible de favoriser la mise en œuvre de situations d’entraide pédagogique. Nous avions également institué des situations de tutorat entre des élèves de CLIS et des élèves de Cycle 2 : les élèves de CLIS bénéficiaient de l’aide de camarades tuteurs dans les classes où ils étaient intégrés et dans le cadre d’activités décloisonnées hebdomadaires en production d’écrits (les élèves de Cycle 2 étant alors accueillis en CLIS). L’organisation de « marchés de la connaissance » dans des classes coopératives permet également aux élèves de développer leurs compétences en apprenant un savoir ou un savoir-faire à des pairs ou à des adultes (enseignants de l’école, parents invités) dans un domaine qu’ils ont choisi. Le processus dialogique explicatif entre élève tuteur et apprenants constitue un domaine dont l’étude est à approfondir ; en outre, ces situations de mutualisation des savoirs nécessitent un retour réflexif (« Qu’avons nous appris, compris ? » ; « Comment ai-je expliqué ? » ; « Comment ai-je appris ? »). Cette réflexion sur l’acte d’apprendre participe certainement à sa démocratisation et à la prise en considération des partenaires de l’acte pédagogique. En effet, il ne s’agit pas, pour les élèves, de choisir les contenus d’apprentissage qui sont fixés par les programmes nationaux, mais de discerner quelles sont les modalités d’apprentissage qui leur permettront au mieux d’acquérir des savoirs et de pouvoir expliciter ces modalités au groupe et à l’enseignant. Le tutorat est, à cet égard, une situation privilégiée : il permet ainsi de découvrir ses stratégies d’apprentissage en les utilisant pour aider l’Autre et en les confrontant à celles de ce dernier. « Comprend-il mieux lorsque je le guide pas à pas dans ses recherches par un questionnement, lorsque je réalise un schéma ou lorsque je lui demande d’en réaliser un ? Lorsque je fais le bilan de cette séance, est-ce que je suis capable de dissocier ma démarche de tuteur de sa démarche d’apprentissage et ainsi de les identifier ? »

Entraide et altérité

Cependant, c’est bien cette relation entre autonomie et entraide, telle qu’elle a été approchée lors de notre atelier philosophie, qui doit être envisagée : l’autre n’est pas autonome, il le devient parce que je n’accepte pas le scandale que représente l’inégalité vis-à-vis de l’accès au savoir et parce que je mets tout mon courage pour l’aider. Pourtant, il ne deviendra pas autonome si, sacrifiant à une question d’efficacité et de réussite rapide, je ne lui offre pas d’autre alternative que celle d’adhérer à ma stratégie d’apprentissage personnelle en vue de l’appliquer ensuite. L’entraide suppose une éducation à l’altérité qui suscite le respect et l’intérêt mutuel. Or, l’éducation à la citoyenneté est sans doute consubstantielle à cette éducation à l’altérité. Aristote marquait déjà ce lien en associant étroitement citoyenneté et philia, c’est-à-dire l’amitié et en affirmant qu’il ne pouvait y avoir de cité viable et solide sans amitié entre ses membres. Toutefois, l’autre doit pouvoir se délier de la situation duelle pour accéder à l’autonomie et construire son identité. Si la classe constitue en début d’année une société parce que ses membres ne se sont pas choisis, elle est susceptible de devenir une communauté – communauté de chercheurs lors des ateliers philosophie et communauté d’entraide en vue de dénouer les inégalités et de mettre en évidence les talents et les compétences de chacun afin de favoriser leur développement.

Jean Dassin[[Voir l’article de Jean Dassin dans DIOTIME n° 23 (février 2005) : « Les ateliers de philosophie et la pédagogie coopérative à l’école primaire », consultable sur le site : http://www.ac-montpellier.fr/ressources/agora ]], Formateur au Centre IUFM de Bourg-en-Bresse (Ain).