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Depuis près de trente ans, c’est le même livre, à peu de choses près, qui s’écrit : l’école est en faillite, victime d’un grand complot dont les « pédagogistes » sont tantôt les principaux instigateurs, tantôt les « idiots utiles » au service de l’ultra-libéralisme mondialisé, ou de la montée de la barbarie, selon les auteurs et selon les pages du même livre, parfois. Les gouvernants sont ou bien responsables, ou complices, ou alors trop veules pour imposer le point de vue du bon sens.
Et voilà le livre d’une spécialiste des « grandes enquêtes », journaliste au Point : après les francs-maçons, les mafias en tous genres, les réseaux qui pratiquent les « vendettas françaises », voici les ennemis de la bonne école, les fossoyeurs en tous genres de la culture et de l’instruction comme thème d’investigation. De pseudo-investigation, plutôt, car il est probable que de fait, les interviews réalisés ne sont là que pour conforter une thèse de départ, laquelle est une sorte de copier-coller de Brighelli, Le Bris et, si on remonte plus loin dans le temps, de Maschino ou Despin-Bartholy (le fameux « poisson rouge dans le Perrier »). Nihil novi sub sole !
Faut-il ici démonter méthodiquement chaque assertion de l’auteure, dénoncer le confusionnisme qui met sur le même plan l’aversion de Sarkozy pour la Princesse de Clèves et le souci de technicité dans l’étude des textes littéraires (dont on peut pointer les dérives bien entendu), ou pire encore, l’hypocrisie et les incohérences gouvernementales par rapport au socle commun, et le travail sur le terrain pour rendre l’enseignement plus efficace et plus juste ? Ce qui est particulièrement affligeant, c’est ce gigantesque amalgame qui met ensemble en vrac, comme si tout cela participait du grand complot, du « pacte immoral », les hypocrisies ministérielles, les évaluations tordues (que nous ne cessons de dénoncer), le manque de courage (mais nous n’avons pas les mêmes conceptions du courage que cette dame) d’un côté, et de l’autre, les approches nouvelles, tournées vers l’avenir sans renier le passé contrairement à ce qui est affirmé, le travail multiforme des pédagogues, qui loin de partager une pensée unique, sont souvent en débat. Ce « ils » qui sert au sous-titre : « comment ils sacrifient l’éducation de nos enfants » est particulièrement honteux. C’est aussi le « ils » des « syndicats » en vrac (sauf le SNALC, encensé) ou des horribles « formateurs », sans oublier les ministres dont un seul est vraiment épargné, Jean-Pierre Chevénement. À propos des ministres de droite récents, S. Coignard leur reproche surtout au fond de n’avoir pas plus rudement réprimé les tentatives « criminelles » (le mot est utilisé) des innovateurs, ceux de la « secte pédagogiste » (p.182), omettant au passage le fait qu’ils ont diminué considérablement toute aide à ces derniers – mais probablement aurait-il fallu être bien plus radical pour plaire aux amis de Marc Le Bris, ce héros des temps modernes persécuté pendant des années par des Inspecteurs, alors qu’il « résistait » en refusant par exemple de mettre en place des conseils d’école.

Approximations, erreurs, mensonges…

Malgré tout, il faut surmonter la fatigue dont on est pris lorsqu’on constate l’écho médiatique de livres aussi peu étayés, avec autant de parti pris ; et reprendre quelques contre-vérités, à titre d’exemples du traitement de l’information exposée dans ce livre.
J’ajoute auparavant une précision importante. Il se trouve que mon nom est cité parmi les personnes ayant été interrogées par madame Coignard. Je l’ai reçue et j’ai exposé un certain nombre de faits et de convictions, pensant avoir affaire à un travail de journalisme sans idées préconçues, autour de la fabrication des élites en France – tel était le thème annoncé du livre à venir. Entretien courtois qui ne laissait pas penser à un ouvrage présentant les Cahiers pédagogiques comme « journal officiel de la pensée pédagogiste » ou se gaussant d’une phrase du regretté Jacques George dans notre hors-série numérique Quelles alternatives au redoublement, phrase tirée de tout contexte, où il prônait des progressions « spiralaires », notion que tous les enseignants un tant soit peu experts de leur discipline comprennent facilement. En fait, il s’agissait pour Sophie Coignard, en interrogeant les suppôts du diable que nous sommes, de faire semblant d’avoir mené une enquête exhaustive. Inutile de dire qu’il n’y a guère de traces de mes propos, même en substance, dans le livre. L’auteure ne manque pas de culot à envoyer une dédicace personnelle s’achevant par « et le débat continue ! » lorsqu’elle n’arrête pas de reprendre les accusations les plus violentes envers les pédagogues : khmers rouges, « chemises brunes », etc. (lire par exemple, à propos de Le Bris, le blog de Luc Cédelle)
Contentons-nous de relever un florilège d’erreurs, révélatrices d’un travail superficiel, ou des déformations qui montrent bien quel point de vue à priori a été adopté. On comprend l’éloge dithyrambique que fait de ce livre Jean-Paul Brighelli sur son blog, entre deux moqueries sur mon nom (!) et ses sentencieux avis sur le bien et le mal en matière éducative et au-delà.
Page 14 : « il ne fallait pas plus de quelques minutes pour connaitre l’appartenance de l’intéressé [l’interlocuteur dans l’enquête]. Plus il était tenu éloigné d’une salle de classe et des élèves, plus mon interlocuteur se montrait intraitable sur les principes » (traduction : être partisan « d’une pédagogie expérimentale »). Puisque j’ai été un des interlocuteurs et effectivement intraitable sur certains principes de justice scolaire et sociale, je précise qu’au moins pour ma part, je suis toujours chaque jour dans une salle de classe.
Page 40 : symbole de « l’école des fous » (sic), la préconisation par « les IUFM » des « ateliers de négociation graphique ». Certes, on trouve une citation d’une brochure du CRDP de Bourgogne à ce sujet, mais en occultant complètement la finalité de ce type de travail : améliorer l’orthographe des élèves en essayant d’autres manières qu’une succession de dictées dont l’inefficacité est patente aujourd’hui. Sans doute l’expression « négociation » était-elle maladroite et du coup a prêté le flanc à ce genre de dénigrement de mauvaise foi.
Pages 44 et 45 : les habituelles anecdotes sur l’IUFM peuplé de « créatures » (tant pis si parmi elles, il y a nombre d’enseignants exerçant dans des classes à temps partiel par exemple, qui savent tout à fait de quoi ils parlent), toutes invérifiables, comme celle d’une journée entière passée à faire apprendre à envoyer un mail, des phrases attribuées à tel formateur, mais toujours à l’oral et mettant en avis le ridicule de ceux qui les profèrent sans que jamais n’émerge le moindre aspect positif de la formation.
Page 50, on cite, de façon d’ailleurs toujours aussi douteuse déontologiquement, un texte d’élève dysorthographique, comme étant représentatif de ce qu’est devenu le niveau des petits Français. Tant pis si on peut trouver ce genre de textes depuis des dizaines d’années. La question de l’orthographe est bien trop sérieuse pour la traiter de cette façon démagogique. Mais madame Coignard fait comme si les pédagogues ne s’y intéressaient pas, comme si, par exemple, nous n’avions pas publié un dossier complet sur le sujet avec des propositions fournies, des types d’activités qui sont loin de la caricature présentée dans le livre sur ce que feraient les « chanoines bien-pensants de la « créativité ». La dictée, sous diverses formes, de toute façon, reste très pratiquée dans l’école d’aujourd’hui contrairement à ce qui est dit page 69, où la seule alternative à sa pratique semble être « les séances de créativité ludique ».
Page 51 : l’auteure reprend l’idée chère à Milner d’un « clergé » qui aurait comme crédo le refus de la culture patrimoniale et de la mémorisation. Elle fait aussi comme si la pédagogie « nouvelle » naissait dans les années 60, ignorant sa longue histoire. Sérieusement, quand a-t-elle lu tous les écrits des pédagogues en faveur de pratiques hautement culturelles ? Elle n’a effectivement rien retenu de ce que j’ai pu lui dire sur l’idée de « passeur culturel » qui échappe visiblement à son entendement…
Pages 56-57 : là se trouve un tissu de contre-vérités à propos de Roland Goigoux, soi-disant grand prêtre du « catéchisme de la méthode globale ». Celui-ci sera surpris d’apprendre qu’il est co-fondateur de l’Association française pour la lecture, lui qui s’est souvent opposé aux conceptions de Jean Foucambert. À aucun moment n’est signalé d’ailleurs le fait qu’il a été instituteur une bonne dizaine d’années. Il ne vient pas à l’idée de madame Coignard que la question de l’apprentissage de la lecture ne se résume pas à pro ou anti-syllabiques !
Pages 61-62, l’inspectrice Katherine Weinland est censée avoir prôné l’étude du mode d’emploi de la pile Volta, qui, entre nous soit dit, n’a rien à voir avec les textes argumentatifs. Zéro pointé à madame Coignard qui les confond avec les textes d’ « instructions » et de consignes. Mais l’essentiel est qu’elle aurait participé, avec Alain Boissinot et bien entendu Philippe Meirieu, au grand complot contre le patrimoine littéraire.
Page 64 : un semblant d’auto-critique : « cette haine entre les deux camps (pédagos et républicains ) est absurde et contre-productive ». Mais qu’aurait été donc cet ouvrage s’il y avait eu en plus de la haine ?
Pages 85 à 87 : madame Coignard a beaucoup de mal avec les analyses un tant soit peu complexes qui, il est vrai, heurtent les adeptes du fameux bon sens tellement préférable au savoir des sociologues. La présentation du travail de Baudelot et Establet est vraiment caricaturale et démagogique. L’auteure ne semble pas comprendre, par exemple, que des résultats moyens d’un pays peuvent baisser pour des raisons différentes, et pas forcément parce que le nombre de ceux qui ont les plus mauvais résultats augmente. Et surtout elle occulte une des conclusions majeures des deux auteurs brocardés de façon aussi malhonnête : les pays qui réussissent le mieux pour les plus faibles ne le font nullement au détriment de l’élite.
Page 156 : « plusieurs professeurs des écoles, rassemblant leurs souvenirs, m’ont assuré n’avoir pas reçu une heure de cours, en IUFM, sur la manière dont il convient d’apprendre à lire à un élève » affirme-t-on ; bien entendu, aucun travail d’investigation n’a été mené pour vérifier ces dires, dénués de toute réalité. Il aurait suffi pour cela de consulter des documents, des programmes de formation, etc. On préfère rester au café du commerce ! Et on voudrait défendre l’intelligence, la rigueur et la vérité…
Page 162 : l’enseignement du français qui obsède en général les auteurs de ce genre de livres (ils s’intéressent beaucoup moins aux autres disciplines) est présenté de façon là encore plus que caricaturale. Avec toujours les mêmes moqueries sur le « jargon »… en oubliant combien, pour les élèves, « complément d’objet indirect » ou « attribut » est au moins autant du jargon que « point de vue interne » (notion pas si difficile que cela à comprendre si on la met en mouvement dans des pratiques d’écriture et de lecture bien construites). On ne sait jamais très bien, d’ailleurs, ce qui est reproché aux « assassins de la langue » : prôner le spontanéisme et la créativité enfantine ou adolescente, ou assommer les élèves sous un langage hypertechniciste ? Ce n’est pourtant pas la même chose. Mais jamais les pratiques réelles, dont j’avais donné des exemples à l’auteure dans l’entretien cité plus haut, et qui remplissent notre revue, ne sont citées.

Dans les pages qui suivent, la critique qui est faite du « socle commun » rejoint malheureusement certaines diatribes qui se présentent sous un jour progressiste, lorsqu’on se moque du « smic éducatif » ou du travail à l’école sur des compétences « fumeuses » qui n’auraient qu’un rapport lointain avec les « compétences de base », à savoir l’autonomie ou le fait de savoir travailler avec les autres.
Le chapitre 10 sur l’Inspection reprend les obsessions de l’auteure déjà exprimées ailleurs de façon un peu redondante ; il contient à la fois de l’information ponctuelle, où l’on renvoie habilement gauche et droite dos à dos pour leur système de « copinage » (nullement propre à l’Éducation nationale, faudrait-il dire) ; et des accusations graves, jamais sérieusement étayées. On met entre guillemets un discours sur l’enseignement du français en lycée professionnel pages 188-189, sur la foi du témoignage d’un professeur d’histoire et de lettres, discours qui serait scandaleux s’il était vrai, si les propos prêtés étaient vraiment ceux-là (« les savoirs ne sont pas importants », « il est possible de donner une bonne note à quelqu’un qui raconte n’importe quoi, mais avec une grande force de conviction ». ) Qui n’a pas connu des déformations de propos par des esprits malveillants ? La question de la place de la littérature, qui n’a rien à voir avec l’appropriation du vocabulaire d’ailleurs, contrairement à ce qui est dit page 168, reste un objet de débat en lycée professionnel, mais comment le mener lorsqu’on est enfermé dans une logique binaire et les procès d’intention ? En face, il y aurait le « bon sens », qui lui serait formidablement efficace, n’est-ce pas ? D’ailleurs, ce que je viens d’exprimer pourrait hors contexte servir les inquisiteurs (« la place de la littérature en LP » : voilà, « ils » veulent faire disparaitre la littérature pour les prolos, etc.).
Les chapitres 13 et 14 traitent de l’égalité des chances. D’un côté, de pertinentes remarques sur les conséquences, par exemple, de la suppression de la carte scolaire (avec référence à François Dubet, subitement enrôlé pour les besoins de la démonstration, comme le sont Marie Duru-Bellat ou Bernard Lahire) ou la critique de la réduction d’impôt liée aux cours particuliers, mais de l’autre, beaucoup d’ironie sur par exemple ceux qui, comme nous aux Cahiers pédagogiques, remettent en cause les redoublements.
Terminons cet inventaire de contre-vérités par une allusion à ces pages 270-271 où nous sommes accusés de ne rien proposer comme alternatives, (notre dossier hors-série sur le thème du redoublement en est pourtant en est rempli), de ne pas mentionner que le redoublement est en recul (c’est plusieurs fois cité dans ce même hors série) et où à aucun moment, en revanche, il n’est fait allusion aux travaux de l’IREDU et de Claude Seibel qui montrent l’inefficacité du redoublement à l’école primaire.

Heureusement, à la fin du livre, on nous donne les solutions. Nous sommes tout contents d’apprendre qu’il en faudrait bien peu pour que les choses marchent mieux. Ensemble (sans les pédagogistes toutefois), tout est possible, si on sait avoir « le courage de transmettre aux élèves le sens de l’effort, de rendre aux enseignants le gout de leur métier, de faire preuve d’exigence et de transparence ». Ciel, personne n’y avait pensé jusque-là !

Jean-Michel Zakhartchouk
Rédacteur aux Cahiers pédagogiques