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En vrai, la Cour de Babel n’est plus

cla_karine-art.jpg« Les classes d’accueil ne sont pas un cocon, elles sont là pour accompagner vers une insertion réussie dans une classe ordinaire ». Karine Risselin pose d’emblée les principes d’un dispositif qui vise à offrir une scolarité normale pour des élèves allophones qui viennent d’horizons différents. Leur point commun est de ne pas maitriser les bases du français. Pour le reste, l’hétérogénéité prend des formes diverses, selon l’âge, le niveau, les histoires de chacun, le pays d’origine, sa culture, le contexte même de la migration. Tous sont confrontés à une découverte en accéléré. « Tout est nouveau pour eux, être élève, être en groupe dans un pays étranger avec de nouveaux codes  ».

Les classes d’accueil sont un sas pour apprivoiser les mots, les règles et le vivre ensemble dans une société différente. «A l’école en France, c’est le règne de l’écrit » explique l’enseignante. De l’élève tamoul dont les habitudes sont au par cœur à celle qui vient d’Afrique Noire et qui doit comprendre que la reconnaissance de la compétence passe par l’écriture, ce sont les modalités d’apprentissage qui doivent s’adapter, aller vers ce qui est admis et observé par le système scolaire français. Les élèves sont rattachés à une classe ordinaire de leur niveau avec laquelle ils suivent plus ou moins de matières selon la familiarité acquise avec la langue et le fonctionnement. L’intégration est progressive et l’emploi du temps individualisé.

Enfin c’était comme cela jusqu’à aujourd’hui puisqu’une circulaire de 2012 entre en application, édulcorant le dispositif pour le transformer en UPE2A (unités pédagogiques pour élèves allophones arrivants). Alors que l’élève peut suivre jusqu’à 26 heures par semaine en classe d’accueil, ce sera désormais 18 heures fléchées essentiellement pour le français, les mathématiques et l’anglais. Pour le reste, l’intégration en classe sera directe comme si arriver dans un collège pour un enfant migrant ne rencontrait pas d’autres obstacles que ceux de la langue. « Cette enveloppe généreuse permettait les projets comme la participation au Printemps des Poètes ou à Collège et cinéma. L’année prochaine, nous ne pourrons plus le faire », s’inquiète Karine Risselin. Que deviendront aussi les conseils de la classe, les « quoi de neuf », tous ces moments où le groupe se retrouve autour des échanges qui permettent d’exprimer ce qui est plus difficile à dire ailleurs : l’arrivée en France, la peur, le conflit de loyauté entre deux pays, deux attachements. Le travail autour de la littératie, autour de la culture avec des visites de musées, des correspondances avec une autre classe, sont autant d’ouvertures pour mieux maitriser l’expression et donc la communication avec les autres au sein de la classe ordinaire. La classe d’accueil se vit en détours utiles pour devenir un élève comme les autres.
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Elle se vit et s’anime en lien avec l’équipe pédagogique, la direction de l’établissement, les familles, tous les acteurs qui accompagnent le parcours d’insertion. Un accueil est réussi parce qu’il est concerté. « On ne peut pas imposer un élève allophone à un collègue comme ça. On dialogue, on regarde si ce collègue est prêt. On répond à ses interrogations. Souvent, l’intégration dans une classe se fait par l’EPS et les arts plastiques puis on monte d’un cran avec les SVT. Au printemps, tous les élèves ont rejoint une classe ordinaire correspondant à leur niveau». La construction de l’emploi du temps est un exercice de dentelle pour que le parcours scolaire ne soit pas pénalisé. Dans son collège, Karine Risselin et sa collègue travaillent étroitement avec le principal adjoint dans ce sens. Dans leur établissement, classé en Zep, elles ont toutes les deux toujours bénéficié de cette collaboration encourageante née d’une bonne compréhension de l’intérêt du dispositif dans un département où les jeunes migrants sont nombreux. Le risque avec les UP2A est de saupoudrer les heures consacrées spécifiquement aux élèves allophones sans tenir compte de la progression pédagogique dans les différentes matières, comme si cet accueil était une discipline à part entière sans aspect transversal. Ainsi la notion même de groupe s’évanouit et, avec, l’ancrage qu’il permet grâce à ses rituels et ses apprentissages partagés.

La nouvelle circulaire gomme aussi la fonction de professeur principal de classe d’accueil et son rôle d’accompagnement des collègues en interne et de liens avec l’extérieur. « C’est un travail de fourmi avec le CIO, l’assistante sociale, la famille et qui demande du temps ». L’enseignante raconte les parcours de vie en accéléré des migrants, qu’une bonne concertation facilite. La clé des apprentissages peut venir d’un logement, après avoir passé des mois en caravane. Alors, réduire l’accueil à des cours de langues est une simplification qu’elle n’accepte pas, ne comprend pas. «Cela montre une méconnaissance de ce qu’est l’élève allophone. La circulaire parie sur un bain linguistique dont l’efficacité n’a pas été prouvée par la didactique ».

C’est aussi au nom d’une didactique spécifique développée au fil de la pratique et des formations qu’elle a contribué à la rédaction d’un communiqué dénonçant la disparition annoncée des classes d’accueil. Le collectif à l’origine du texte « Classe d’accueil : la fin d’un dispositif qui fonctionne ? » paru mardi 22 avril sur le site du CRAP-Cahiers Pédagogiques s’est constitué pour exprimer une mobilisation inquiète ; certains professeurs travaillent ensemble depuis plus de dix ans, en construisant et partageant des méthodes, en suivant des formations communes auprès du CASNAV et en produisant des ressources. Ce travail est reconnu par l’inspection, diffusé auprès des chefs d’établissements. Et ce n’est pas un hasard. Les classes d’accueil auraient pu figurer comme un véritable laboratoire sur le champ de l’insertion et de la pédagogie.

Les compétences acquises par Karine Risselin au fil de l’exercice de son métier sont innombrables. Lorsqu’elle est arrivée il y a douze ans au collège Jules Ferry comme enseignante de français, la classe d’accueil existait mais était plutôt fermée, cloisonnée. Le poste devenu vacant lui est proposé. Elle l’accepte, ayant en tête les liens possibles avec sa fonction de formatrice en maitrise de la langue et du langage auprès de collègues de toutes les disciplines. «J’ai découvert une autre manière de travailler, une autre temporalité. Enseigner en classe d’accueil est une façon de réfléchir, de se former tout le temps ».

Les questions auxquelles elle est confrontée l’amènent à explorer d’autres domaines ou d’autres univers. « Comprendre pourquoi un élève de douze ans ne sait pas tenir un stylo ou ne parvient pas à lire m’a amenée à mieux connaitre le premier degré pour cerner par exemple comment on entre dans le monde de l’écrit ». L’accueil d’élèves migrants lui a donné l’occasion d’aller à la croisée des chemins de l’ethnologie, de l’histoire, d’autres cultures et d’entendre dans les questionnements de ces néo-collégiens des interrogations profondes sur le fonctionnement de notre système scolaire. « L’élève allophone nous signifie très vite les choses qui construisent la difficulté scolaire ». En collectif, elle a recherché des solutions, construit une approche par compétences, élaboré une didactique, des gestes professionnels. Et comme pour souligner le regret de ce qui va disparaitre, elle parle de la satisfaction trouvée dans ce travail où du choc des cultures et du chemin dessiné ensemble naissent le sentiment d’avoir contribué à « élever l’élève ».

Pour Karine Risselin, « la Cour de Babel » est un reflet fidèle et précieux de ce que sont, ou ont été, les classes d’accueil. Et dans le succès remporté par ce beau documentaire, dans la façon dont il a été salué y compris par l’ancien ministre de l’Éducation nationale, elle nourrit plus fortement encore sa perplexité. Comment peut-on d’une main citer en exemple la réussite d’un dispositif et de l’autre effacer ce qui le distingue ? L’Institution adopte parfois des pratiques qui nous transforment en élèves allophones.

Monique Royer