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En maternelle, penser l’évaluation comme un dispositif créateur d’événements

Lorsque les livrets scolaires édités par le ministère et couramment nommés « livrets d’évaluation », sont arrivés en maternelle, via les inspections, le choc a été rude et les réactions n’ont pas tardé à se manifester tant il est vrai que le mot même d’évaluation ne faisait pas partie du vocabulaire employé en maternelle. La consternation eut tôt fait de remplacer la curiosité. Aux critiques concernant l’âge des élèves et la crainte de les « cataloguer » prématurément (« on n’évalue pas des enfants en plein développement »), s’ajoutait la somme considérable de temps qui devait être consacrée à cette évaluation : observer chacun des enfants, identifier la compétence et décider si elle est ou non installée, et ce dans tous les domaines, sachant que les variations sont grandes d’un jour à l’autre, d’une activité à l’autre … Bon gré mal gré, il a fallu renseigner ce livret.
On aurait pu penser que cette nouveauté allait permettre l’élaboration d’une réflexion sur les pratiques d’évaluation en maternelle et contribuer à une « culture de l’évaluation »[[Thélot, C. (1994), L’évaluation du système éducatif français, Revue française de pédagogie, 107, 5-28.]] qui, après tout, faisait défaut aussi bien à la maternelle qu’à l’école élémentaire. Hélas, peu de circonscriptions ont abordé cette question autrement qu’en essayant de réduire les préoccupations des enseignants face à l’usage de ce livret. C’est dommage car la question de l’évaluation au quotidien reste posée. C’est sur cet aspect que porte ma contribution.

L’évaluation, une interrogation récente au sein de l’école maternelle ?

Le livret d’évaluation a été proposé en 1991 en continuité avec les nouveautés introduites par la loi d’orientation de 1989. Est-ce à dire que, jusque-là, la pratique de l’évaluation n’était pas évoquée dans les textes officiels pour la maternelle ?
Une lecture attentive des orientations montre que pour la maternelle le discours sur l’évaluation n’est pas récent. Les programmes de 1977[[L’école maternelle, horaires, objectifs, programmes, instructions, Édition de 1982, CNDP]] recommandent de procéder : « au sein de l’équipe éducative et en vue d’une évaluation de plus en plus précise, à l’élaboration de grilles » et aussi : « dès le plus jeune âge, les enfants ont intérêt à être associés -à leur niveau- à cette tâche. Dans la section des grands, en particulier, le groupe qui s’est montré capable d’élaborer un projet doit être à même de déterminer ses propres critères d’évaluation. »
Ainsi, il y a déjà 30 ans, le principe d’une évaluation outillée est recommandé, et, innovation intéressante, les élèves devaient y être associés et pouvaient même élaborer des critères d’évaluation.
Cet intérêt pour l’évaluation sera renouvelé en 1986[[L’école maternelle, son rôle, ses missions, CNDP, 1986.]] : le maître : « doit avoir le souci d’une évaluation adaptée à l’âge des enfants (…) il garde la trace des activités et procède à leur évaluation avec les enfants », en 1995 : « Les maîtres s’assurent par une observation et une évaluation régulières que ces activités permettent bien aux enfants d’acquérir les compétences (attendues) ». Les derniers programmes de 2002 se centrent uniquement sur une évaluation qui « mesure les effets », « contrôle l’efficacité des actions », « prend la mesure » du travail fait et à faire, à l’aide de grilles, d’épreuves, bref, une évaluation bilan renforcée, afin « d’identifier les difficultés ». Certains livrets d’accompagnement des programmes prônent cependant des bilans « qualitatifs »[[Livret d’accompagnement des programmes, Pour une scolarisation réussie des touts petits.]].
Ainsi, si l’idée d’associer les enfants à l’évaluation de leurs travaux n’est pas récente, de nos jours, cette perspective est relativement abandonnée dans les textes, est-ce parce que cette pratique est considérée comme « allant de soi » ou bien parce que la centration sur les résultats occulte les autres formes d’évaluation ? ou bien parce que d’autres concepts traversent les discours pédagogiques ? Quoi qu’il en soit, il semble que cette culture de l’évaluation, espérée par certains pour améliorer le rapport au savoir des enfants, n’ait pu véritablement se développer.

Quels discours, quelles pratiques en évaluation ?

Des écrits pédagogiques ont été produits, des formations ont eu lieu, et de ce fait, les enseignants sont à présent accoutumés aux termes d’évaluation formative, sommative, bilan, diagnostique, pronostique … Si l’évaluation formative a reçu un accueil plutôt favorable, elle est le plus souvent comprise dans sa dimension réductrice : il s’agit d’établir une succession de contrôles au cours d’un apprentissage qui permettent d’identifier rapidement les problèmes rencontrés par les élèves et d’intervenir, on l’espère, efficacement. Cependant, si on s’en tient là, nous n’observons pas l’émergence d’un nouveau modèle pédagogique, mais simplement l’incorporation de batteries de tests qui viennent se greffer sur les pratiques existantes.
On trouve cependant dans des revues pédagogiques, des approches élargies qui associent les élèves à l’évaluation de leurs travaux en privilégiant l’observation et le dialogue[[Compte rendus des Congrès AGIEM ou journées académiques. Voir également les publications d’A.M. Gioux.]].

Peu de recherches ont été conduites sur l’évaluation en maternelle[[Sévikian, M. (1986). Appropriation des critères et construction cognitive. Première approche chez des enfants d’école maternelle. Mémoire de maîtrise, Université de Provence.]], l’une d’elles portant sur les représentations des enseignants de maternelle face à l’évaluation[[Rastoin H. (2005). L’évaluation en maternelle, mémoire de master 1, Université de Provence, Sciences de l’éducation.]], montre leur désarroi devant cette pratique pourtant centrale à l’école, et ce, malgré la profusion d’outils d’évaluation diffusés par le ministère. Ce qui ressort de ces quelques travaux, c’est, d’une part, l’ignorance de ce que recouvre le concept d’évaluation (51% d’entre eux disent ne pas utiliser des critères pour évaluer, or plus de 96% disent évaluer les travaux) et, d’autre part le trouble et l’embarras que pose cette question. L’évaluation s’avère être une gêne pour la plupart d’entre eux.
Si l’évaluation formalisée est ressentie de façon négative c’est qu’elle est établie et reçue isolément du contexte qui lui donne sens : le déroulement des apprentissages concernés, l’histoire de la classe et son avancée didactique, le rythme propre à chacun. Ce qui provoque le malaise des enseignants qui disent refuser l’évaluation, c’est l’image figée qui est ainsi offerte. L’évaluation est un épisode qui ponctue le travail d’apprentissage fait en amont, et jamais terminé, et cet épisode figure, entre autres, le processus d’évolution de l’enfant à un moment « T » des apprentissages et du développement.
Pourtant, il faut bien admettre que l’évaluation est présente à l’école maternelle, tout au long de la journée. Dès qu’un ordre est donné, une consigne énoncée, un travail demandé, il est évident qu’un résultat est attendu, un résultat précis, soit sous forme de comportements (exécuter les tâches motrices en EPS ou plus simplement se mettre en rang, faire silence), soit sous forme d’un produit à réaliser (entourer, colorier, coller des étiquettes, écrire …).
L’évaluation des comportements est tributaire de nombreux facteurs plus ou moins implicites ce qui rend délicate sa communication. Le recours à une norme pose une véritable question d’éthique. L’évaluation des tâches à caractère scriptural est plus ostensible, plus objectivée, plus construite aussi : les enseignants y sont attentifs, encore faut-il procéder de façon pertinente pour qu’elle soit utile aux apprentissages.
Et, souvent, les questions portent sur son apparence, sa formalisation, plus que sur sa fonction : faut-il ou non signifier concrètement la (non) réussite et comment ?

Les « smiles » évaluatifs, l’invasion !

Ainsi, face aux injonctions de l’institution, à la pression sociale et au sentiment qu’il faut rendre visible le regard que porte le maître sur le travail fait en classe, on voit fleurir depuis quelques années des symboles qui signifient la réussite ou l’échec aux exercices proposés. Il s’agit pour l’enfant de colorer un visage stylisé, un « smile » qui sanctionne le résultat par différentes expressions : visage souriant (réussite), déçu (réussite partielle) ou triste (échec). Ce type d’évaluation, qui sollicite les émotions, est considéré comme relevant d’une « auto-évaluation » puisque c’est l’enfant lui-même qui colorie le smile après avoir choisi (seul ?) celui qui rend compte de la qualité de son travail. Cette pratique, très usitée dans la sphère sociale (et rendue universelle via internet) mérite qu’on s’y attarde.
Pourquoi valider ainsi le travail des enfants ? On pourrait tout aussi bien mettre une note, ou une appréciation : bien, assez bien, inexact … qui diraient la même chose. Mais les aspects ludiques étant fortement privilégiés[[Pour une analyse critique des pratiques d’enseignement en maternelle, voir : Cèbe S., Goigoux R. (1999), L’influence des pratiques d’enseignement sur les apprentissages des élèves en difficulté, Cahiers Alfred Binet, Vol. 4, 661, 49-68.]], même en évaluation, les marquages par les smiles sont légitimés car ils correspondraient, aux dires de certains, aux attentes des enfants, à leur mode de fonctionnement et s’avèreraient bien plus porteurs de sens que les notes. Que ce soit à l’aide de notes, d’appréciations, ou de smiles, il s’agit là d’une évaluation contrôle qui codifie le résultat et, quelle que soit sa forme, elle a pour objectif d’établir un constat mais également de faire passer un message aux récepteurs de ce travail. Les smiles sont d’usage facile, ils « parlent » rapidement, de façon imagée et ciblent en priorité les enfants. Mais le message ainsi transmis pose cependant problème : s’il signifie à l’enfant le résultat de son action, il indique surtout l’effet que produit son travail sur l’enseignant, ce dernier étant, selon le codage, content ou pas content ou désappointé.
La critique la plus forte qu’on peut faire à cette pratique c’est bien le signal affectif qu’elle dissimule, car, pour l’enfant, ce n’est pas le travail lui-même qui est évalué, mais le degré d’amour qui le relie à l’enseignant par ce biais. On oublie que pour ces jeunes enfants, un amalgame, une relation s’établit entre ces affirmations : je réussis, je fais bien, je suis gentil, on m’aime, et a contrario : j’échoue, je fais mal, je suis vilain, on m’aime pas. Les plus méritants seront aimés parce que le maître est content : c’est leur personne qui devient un bon ou mauvais élève. C’est bien sûr un ressenti de la part des enfants et non une réalité observable.
Les enseignants qui utilisent cette forme d’évaluation pensent que les enfants n’en sont pas pour autant traumatisés et qu’ils comprennent ce qu’il en est, « on leur explique et ils savent ce que ça veut dire ». J’espère bien que le codage n’est pas proposé sans explicitation !

De mon point de vue, par cette pratique, on finalise l’évaluation d’une façon bien plus contestable que par le marquage proposé par l’institution : « acquis, non-acquis, en cours d’acquisition », les smiles qui rajoutent une dimension affective à un constat tout aussi standardisé, sont-ils vraiment nécessaires[[Cette réflexion venant d’étudiants est significative : « comment les enfants sauront-ils s’ils ont ou non réussi sans ça ? »]] ?

L’évaluation en classe : une « interaction formative »

Ceci ne doit pas occulter ce qui se passe au quotidien, dans l’intimité de la classe, lorsque l’enseignant entre en interaction avec ses élèves à propos des tâches scolaires. On peut rendre cette évaluation créatrice d’évènements fructueux pour les apprentissages en initiant une situation particulière qui va réactiver le processus d’apprentissage plutôt que de se limiter à constater le résultat de l’action.
Des travaux empiriques ont ouvert une autre voie sur cette question de l’évaluation, et proposé des situations de communication où l’on retrouve la tendance actuelle qui privilégie une évaluation interactive créatrice de sens[[Genthon, M. (1994), Apprentissage, évaluation, recherche. Genèse des interactions complexes comme ouvertures régulatrices, texte pour le diplôme d’habilitation à diriger des recherches, Université de Provence.
Weiss, J. (1991), L’évaluation : problème de communication, Cousset, Fribourg, Delval.]], s’opposant en cela à une évaluation « correctrice », qui vise à réduire les erreurs, au lieu de proposer une analyse réflexive sur l’action et sur l’objet de savoir. Or, réussir la tâche n’est pas, ipso facto, synonyme de compréhension ni de régulation de processus.
Il est possible « d’enrôler » les élèves de maternelle dans une pratique d’évaluation centrée sur leur fonctionnement propre et basée sur l’analyse collective de l’activité, par le partage des critères d’évaluation et de réalisation, ce qui a été nommé à une époque, évaluation formatrice. L’exercice achevé, l’enseignant rappelle la consigne, décrit (ou fait décrire) le résultat attendu, le met en relation avec les objectifs d’apprentissage et expose les critères d’évaluation, les élèves vont alors examiner leur travail à l’aune de ces critères qu’ils s’approprient peu à peu. C’est une évaluation collective, tous les élèves concernés par la tâche y sont associés, elle est partagée avec l’enseignant. Par la suite seront examinées et comparées les diverses procédures utilisées pour résoudre cette tâche afin définir avec l’enseignant, les savoirs faire adaptés en relation avec l’objet d’apprentissage.
Ceci demande du temps, mais est éminemment plus formateur qu’une simple validation[[Dans les pratiques de validation, aucune information n’est donnée à propos du savoir en jeu ni à propos de l’activité déployée par l’enfant si ce n’est la conformité ou non au modèle. L’évaluation nécessite à minima, une confrontation aux critères.]] du type : « c’est bien tu as réussi », ou bien : « tu t’es trompé, il faut recommencer … ». Cette pratique est une avancée considérable, car l’évaluation devient alors un moteur pour les apprentissages. Se crée ainsi un espace discursif, qui s’appuie sur la mise en rapport de la consigne et de l’évaluation[[Zerbato-Poudou M.T. (2001), Spécificités de la consigne à l’école maternelle et définition de la tâche, Revue Pratiques, 111-112.]], de l’objet de savoir et de la tâche, ce qui, in fine, donne du sens aux actions réalisées, aux apprentissages visés et aux régulations attendues.

En conclusion

La pratique de l’évaluation est non seulement légitime mais aussi indispensable, en maternelle comme ailleurs. Il faut simplement faire la distinction entre l’évaluation-bilan et une évaluation que l’on souhaite formative, conçue comme une aide aux apprentissages.
Signifier la réussite ou les échecs à l’aide de marques concrètes n’a de sens que si ces informations sont l’aboutissement d’un travail collectif sur l’activité des élèves, en prenant garde toutefois à la dimension affective si prégnante chez le jeune enfant.
Ce qu’il faut, c’est repenser les relations entre pédagogie et développement, entre apprentissage et évaluation, dans des situations interactives. Mais toute situation scolaire, aussi interactive soit-elle, ne suffit pas à elle seule à être créatrice de sens, la logique de l’élève n’est pas calquée sur celle de la situation ni sur celle de l’institution. C’est pourquoi les situations scolaires ont à prendre en charge le développement des fonctions psychiques, les processus de prise de conscience et de conceptualisation, et ne pas se limiter à initier la réussite ou à se mettre en conformité avec les attentes de l’institution. Il ne s’agit pas d’apprendre à faire mais d’apprendre à « penser le faire » dans un contexte où la communication didactique prend le pas.
Pour illustrer ceci, je cite Vygotski[[Vygotski L.S. (1935), Apprentissage et développement à l’âge préscolaire, Société Française n°2 (52), pp 35-45, 1994.]] qui caractérise ainsi l’âge préscolaire : « l’enfant de cet âge passe à un tout nouveau type d’activité (…) des rapports tout à fait originaux apparaissent entre la pensée et l’action, en particulier la possibilité de réaliser concrètement un projet, la possibilité d’aller de la pensée à la situation, et non pas de la situation à la pensée. »
L’évaluation peut jouer ce rôle si elle est considérée comme une « interaction formative » au service de la construction du rapport au savoir, du rapport aux activités et aux apprentissages, intégrée au processus d’apprentissage, car la culture de l’évaluation ne peut se réaliser indépendamment d’une culture de l’apprentissage.

M.T. Zerbato-Poudou, Docteur en sciences de l’éducation, chargée de cours à l’université de Provence, Sciences de l’éducation, anciennement maître de conférences à l’IUFM.

Lire dans la revue l’article de Marc Didierjean
L’évaluation, un miroir déformant (p.40)