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Éducation nouvelle et sciences : des liaisons dangereuses ?

En traitant la question du rapport entre l’éducation nouvelle et les sciences, Philippe Meirieu nous a invité à un véritable parcours dans l’histoire de la pédagogie, qu’il est périlleux de vouloir résumer ici ! Nous choisirons quelques étapes de ce parcours, en espérant donner une idée de la richesse du propos et surtout, l’envie d’en savoir plus…

Si l’éducation s’est dite « nouvelle » à un moment de son histoire, c’est qu’il s’est trouvé des pédagogues pour éprouver la nécessité de distinguer leur pratique d’une « éducation traditionnelle ». Mais on peut aussi donner un second sens à l’adjectif « nouvelle » : l’intention de s’accorder aux connaissances scientifiques de son temps, question d’une redoutable actualité !

En dressant un vaste panorama des penseurs qui ont allié sciences et pédagogie, d’Alfred Binet (psychométrie), à Maria Montessori (médecine), en passant par Célestin Freinet (biologie), Carl Rogers (psychosociologie), Stanislas Dehaene (neurosciences), et beaucoup d’autres, Philippe Meirieu nous montre une véritable « Babel pédagogique » (le mot est de Daniel Hameline) qui n’en finit jamais de travailler sur son propre langage, à la recherche de concepts suffisamment stables pour qu’il soit possible de travailler ensemble. Et c’est bien dans cette lignée que prend place la Biennale internationale de l’éducation nouvelle, durant laquelle, de tables rondes en ateliers, nous n’en finissons pas d’ajuster le sens que nous donnons aux mots pour dire nos intentions et nos pratiques.

La pédagogie, fille de la médecine ?

C’est un constat : nombreux sont les pédagogues à être aussi médecins : Jean Itard, Édouard Seguin, Maria Montessori, Ovide Decroly, Janusz Korczak, Françoise Dolto… et à avoir plus ou moins pensé le lien entre leurs deux activités. La comparaison entre médecine et pédagogie conduit notre orateur à nous mettre en garde contre « la pédagogie du diagnostic », qui donne la priorité à la catégorisation des enfants et n’est jamais très loin des pratiques d’exclusion.

C’est aussi l’occasion de s’interroger sur le statut du remède : en médecine, il se déduit du diagnostic, alors qu’en pédagogie, la remédiation est du registre de l’invention outillée. Il ne s’agit pas de comprendre d’où vient l’échec pour savoir comment y remédier ! C’est pourquoi un pédagogue comme Makarenko a décidé de se passer complètement des dossiers médicaux des « délinquants » qu’il accueillait dans sa colonie, afin de ne pas les enfermer dans un passé et de les considérer au contraire comme des êtres en devenir.

Pour préserver la pédagogie de l’idéologie, la sociologie semble toute indiquée, puisqu’elle explique en quoi l’éducation sert la reproduction sociale. Mais les sociologues décrivent une situation sans pouvoir être prédictifs, à moins de neutraliser toute action pédagogique. Pourtant, Durkheim comme Bourdieu ont proposé des pédagogies, la première fondée sur l’intégration au collectif, la seconde, sur un enseignement rationnel susceptible de lutter contre les implicites sociaux. Au risque de complètement dévitaliser les savoirs.
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La psychopédagogie, quant à elle, repose sur la fausse évidence qu’il suffit de connaître l’enfant pour savoir comment l’éduquer. C’est le temps d’Édouard Claparède, pour qui « la pédagogie doit reposer sur la connaissance de l’enfant comme l’horticulture sur la connaissance des plantes ». Cependant, réciter une flore n’implique pas qu’on sache concevoir un jardin agréable.

C’est aussi le temps de Jean Piaget, qui s’emploie à conjuguer un militantisme critique envers les pratiques scolaires avec l’objectivité de la science pour fonder les pratiques nouvelles. Ne faudrait-il pas plutôt faire appel à la science pour critiquer les pratiques qui ne sont pas pertinentes ? demande Philippe Meirieu.

Le chaton, la fourmi et l’abeille

Il reprend ensuite une expression classique, « on connait mieux les fourmis que les écoliers… » et affirme avec force et humour : « si l’on en déduit qu’il faut essayer de connaître les écolier comme on connait les fourmis, ça va encore, mais si l’on en déduit qu’il faut éduquer les écoliers comme des fourmis, ça commence à devenir problématique ! La différence entre les fourmis et les enfants, c’est que les fourmis, on ne les éduque pas. Elles portent dans leurs gênes leur système et leur développement. On n’a jamais vu une abeille démocrate, L’abeille est génétiquement royaliste. »

En effet, l’être humain n’est pas qu’un animal : d’abord il naît prématuré et ne porte pas son éducation dans ses gènes, comme le chaton qui sait faire sa toilette à la naissance ; ensuite, il n’agit pas selon des causes mais selon des raisons, ce qui le rend difficilement saisissable par la science. Au fond, le même débat se poursuit aujourd’hui avec les sciences cognitives qui adhèrent à un déterminisme causal où n’interviennent ni volonté ni liberté.

Enfin, beaucoup de pédagogues ont fait appel à la biologie, comme Freinet dans son Essai de pédagogie sensible (1943). Plus récemment, on peut aussi penser à Gauthier Chapelle et Pablo Servigne dans L’entraide, l’autre loi de la jungle (éditions Les liens qui libèrent, 2017) qui affirment que « l’entraide n’est pas un fait divers. C’est le principe du vivant. » La coopération serait-elle donc fondée de fait et non de droit ? N’y aurait-il donc qu’à laisser faire la nature ? Ou à imiter la nature ?

Freinet lui-même ne se contente pas de la nature et affirme que l’éducation suppose la mise en place de « recours barrières » par le pédagogue, pour que l’enfant trouve dans son milieu des recours pour franchir les obstacles et se développer.

Faire dialoguer convictions et connaissances

La multiréférentialité des sciences de l’éducation signifie le renoncement à fonder la pédagogie sur une science. Les sciences de l’éducation éclairent l’action pédagogique, mais celle-ci relève « des problèmes de la pratique, dans des situations chaque fois singulières, qui engagent des décisions à la fois techniques et éthiques » (Michel Favre), et non de problèmes purement scientifiques.

La pédagogie, comme toutes les disciplines de l’action, nous contraint en permanence à faire dialoguer des convictions qui relèvent des valeurs et des connaissances qui relèvent des faits. Au fond, il ne s’agit pas d’accéder à des certitudes, mais au contraire de faire en sorte que nos connaissances viennent sans cesse interroger nos croyances. C’est à ce prix que nous progressons.

Et Meirieu de citer John Dewey: « La certitude n’est pas à concevoir comme l’horizon de la pensée. Elle est sa croix, son fardeau, le risque qu’il lui faut éviter, la tentation dont il lui faut se départir. » (La quête de la certitude, 1929)

L’éducation nouvelle comporte deux convictions fondatrices : le principe d’éducabilité selon lequel « nul peut être exclu du cercle de l’humain » et le principe de liberté qui suppose que le pédagogue met tout en œuvre pour susciter l’engagement d’un sujet sans jamais le manipuler. Ces deux principes ne se résoudront pas : c’est à l’autre, in fine, de décider d’apprendre. Si bien que la quête du fondement scientifique de la pédagogie est vaine, comme est vaine et idéologique la volonté de fonder la pédagogie sur des données probantes. Ne laissons pas l’éducation s’enfermer dans le quantitatif, sous peine de « périr dans les eaux glacées du calcul égoïste » (Marx dans Le Capital) !

Agnès Berthe


Vidéo et diaporama de la conférence en ligne sur le blog de la Biennale

À lire sur notre site :

L’espace scolaire est un espace politique, conférence de Michel Lussault, par Florence Castincaud

Quatre axes de tension et de débat au sein de l’éducation nouvelle, par Yannick Mével

Éducation à la citoyenneté : de la théorie aux faits, Conférence de Nathalie Mons