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Écrire en cours de philo

Mon expérience de plus de quinze ans en séries technologiques m’a amené progressivement
– à penser que, fi na lement, ce n’est pas parce que les élèves ne savent pas écrire un français correct qu’ils ne peuvent pas faire de dissertations, mais au contraire c’est parce qu’ils n’ont jamais fait, avant la terminale, de philosophie qu’ils ne savent pas écrire en français ;
– à constater que l’écriture produite par les élèves en situation d’examen, et par rétroaction pendant l’année, est une écriture soumise, où l’objectif premier n’est pas de réfléchir librement à un problème et d’essayer de le résoudre mais de produire quelques pages répondant à ce que l’élève croit que le professeur attend de lui.

Ma première hypothèse est donc la suivante : dans l’acte d’écrire, ce n’est pas la maîtrise préalable des techniques d’expression qui permet d’exprimer un sens, c’est au contraire lorsqu’un sens est prégnant que la maîtrise de l’écriture se construit. Autrement dit, quand les élèves ont quelque chose à dire, ils trouvent les moyens de le dire, y compris par écrit ! Et la condition essentielle me semble être alors qu’ils puissent se débarrasser de la hantise du jugement, pas seulement du professeur, mais aussi et surtout des camarades… Parler, écrire, c’est s’exposer, se dévoiler. Et personne ne se dévoile facilement devant l’autre, surtout en situation scolaire

Cette « implication » ne peut se produire qu’à la condition, institutionnelle, que soient clairement distingués les moments d’apprentissage et d’évaluation. Il me semble aussi que cette implication du sujet, irréductiblement singulier, est la condition de construction de l’universel. Et enfin, ce « dévoilement » de soi ne peut évidemment pas être « obligatoire » : le droit de parler est aussi celui de se taire, le droit d’écrire est aussi celui de ne pas écrire.

Ma deuxième hypothèse est que toute écriture constitue, en quelque sorte, un défi à la mort, en tout cas à l’oubli : ce qui signifie alors qu’une autre des conditions pour que les élèves consentent à écrire est qu’ils aient pu commencer à construire leur conscience du temps et de la finitude. C’est le refus et l’acceptation simultanés du temps qui rend possible l’écriture : si j’écris, c’est parce que je veux laisser trace puisque je sais que je vais mourir.

Troisième hypothèse, la question pédagogique est celle du retournement culturel de l’angoisse en énergie. Ici, je ne peux que renvoyer aux travaux et publications des praticiens de la pédagogie institutionnelle mais deux heures par semaine dans une classe terminale ne peuvent aboutir aux mêmes résultats que six heures par jour dans une classe primaire… Je les invite donc d’abord à « bavarder ». Je peux aujourd’hui évaluer que 80 % de nos réflexions sont issues de ces « bavardages » spontanés. Et, de même que certains récits dans la causette de la classe institutionnelle peuvent donner lieu à écriture de textes libres, je les invite à écrire. Mes sollicitations sont quasi permanentes et souvent insistantes. Au point que, parfois, certains hésitent à raconter telle ou telle anecdote : il va encore me demander de l’écrire ! D’année en année cependant, il me semble rencontrer moins de résistances : les textes de leurs prédécesseurs sont à leur disposition dans mon armoire ou au CDI. Ils peuvent alors se rendre compte qu’il est possible d’écrire à l’école sans être noté pardon ! On dit évalué… Ils peuvent « s’autoriser », devenir auteurs. Et celui ou celle qui ne parle pas, qui n’écrit pas, n’en pense sans doute pas moins… et son silence n’apparaît pas dans les appréciations portées sur les bulletins trimestriels. Il me semble que c’est ma décision institutionnelle de neutraliser la notation qui leur permet, au moins en partie, d’échapper aux contraintes et inhibitions de l’écriture soumise.

Mais la question demeure : comment passer de l’expression du « vécu » à la réflexion philosophique ? Au fond, leurs textes sont des textes littéraires et parfois poétiques. Certains expriment leur peur d’être lus devant la classe, ou d’être publiés, avec leur signature. Ils découvrent, souvent avec stupeur, que nul ne songe à « se moquer », que ce qu’ils croyaient n’être qu’une anecdote, une émotion ou une question personnelle, sans intérêt pour qui que ce soit, suscite aussi les récits, les émotions et les réflexions des autres. Nous pouvons essayer de passer de la subjectivité à l’intersubjectivité. Ils peuvent aussi découvrir que, comme en témoignent les textes des grands auteurs que je leur propose, ces questions intimes sont universelles.

Bernard Defrance, Professeur de philosophie, Lycée P de Coubertin, Meaux.