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Écrire des évaluations : le jugement professionnel à l’épreuve

Les enseignants font de nombreux et importants écrits au quotidien : écrire au tableau noir, écrire aux parents, rédiger des projets et remplir des rapports d’évaluation sur les élèves. Cette dernière tâche est considérée comme très lourde. Il est très difficile de mettre en mots l’évaluation du processus d’apprentissage, le rapport aux objectifs scolaires, surtout si ceux-ci ne sont pas clairs, pour soi-même en tant que professionnel ou pour les élèves.

Comment rédiger l’évaluation d’un parcours d’élève ? Que dire et comment ? Au profit de qui ? Avec l’impératif de veiller à ne pas ficher durablement l’élève (le dossier de l’élève est demandé par les employeurs dans les apprentissages suite à la scolarité obligatoire) et à ne pas le stigmatiser : les paroles s’envolent, mais les écrits restent parfois durablement au sein de l’administration scolaire.

Nous observons combien il est difficile de se centrer sur l’activité de l’élève dans les évaluations et de décrire l’enfant plutôt dans son processus d’apprentissage que dans un rapport constant au seuil de réussite et à une absence de connaissances ou de compétences. Comment les écr[[its sur l’évaluation de l’élève peuvent-ils dépasser « l’enfant adjectivé »Mireille Cifali, Le lien éducatif : contrejour psychanalytique, PUF, 1994.]] ou les superlatifs afin de profiter réellement aux apprentissages des élèves ?

Les mots pour dire et écrire

Selon la directive officielle[[http://icp.ge.ch/ep/etidep/IMG/pdf/d-dgeo-01a-17_evaluation_des_competences_et_connaissances_des_eleves_2014-15.pdf]], les évaluations écrites des enseignants doivent contribuer au progrès et même à la stimulation des élèves. Bien que ce texte tente de clarifier les types d’évaluations, ce travail d’écriture reste un exercice de style difficile. Les enseignants se trouvent devant un dilemme : devoir dire et surtout écrire où en sont les élèves à une étape des apprentissages. Ils doivent trouver les bons mots afin de ne pas blesser et stigmatiser les élèves dans leurs parcours d’apprentissage, sinueux et très différents pour chacun.

Identifier le problème chez l’élève est difficile, écrire professionnellement sur ce qui empêche d’apprendre est vraiment compliqué. Les enseignants font une série d’hypothèses qu’ils testent afin de comprendre la difficulté, l’isoler et chercher des pistes de travail avec l’élève. C’est le jugement professionnel de l’enseignant qui est à l’œuvre, mais cela relève du tâtonnement. Lorsqu’il s’agit de mettre en mots, donc de figer la situation d’un élève à un instant précis, alors même que cet élève est en mouvement dans un processus d’apprentissage, il est facile de tomber dans le jugement de valeur.

Les enseignants dépensent beaucoup d’énergie à formuler leur jugement de manière acceptable : « Alphonse prend beaucoup de temps à se mettre au travail. Une fois son travail commencé, il le termine pourtant rapidement. » Cela n’est pas très différent d’appréciations à l’ancienne du type « intelligent mais paresseux ». Mais pour se donner des pistes d’action, l’enjeu est donc de bien comprendre ce qui se joue derrière ce mécanisme. Pourquoi l’enfant prend-il du temps ? Par quelles étapes doit-il passer pour se mettre au travail ? Lorsqu’il n’est pas actif, est-ce qu’il ne fait rien ? Atteint-il les objectifs ? Et si l’on veut rester sur le comportement, comment l’aider à devenir plus efficace ? Toute la difficulté réside donc à prendre conscience de nos jugements de valeur parfois à l’emporte-pièce, pour mieux comprendre ce qui se cache sous le comportement d’un enfant.

De même, s’il pense qu’un enfant ne « passera jamais l’année  » ou va échouer dans deux ou trois ans, l’enseignant va avoir beaucoup de difficultés à investir l’instant et le présent de l’enfant (l’effet des attentes de l’enseignant ou effet Pygmalion est bien là). Il va peut-être se rappeler des nombreux entretiens de parents où ces derniers se sont plaints de ne pas avoir été prévenus avant afin de mieux aider leur enfant. Dans ce cas, l’enseignant peut être tenté de trop anticiper les problèmes, sous la pression des attentes des parents ou afin de se protéger par rapport à l’institution : « Amélie obtient de bons résultats, cependant ses connaissances manquent de solidité. »

L’enseignant, à la demande de l’institution, doit laisser des traces, des écrits. L’exercice est périlleux. Tout ce qui ne se dit qu’à l’oral s’oublie et ne semble pas avoir été entendu par les parents. Ce que l’enseignant rédige subsiste dans le fichier de l’élève.

Face à plusieurs lecteurs

Les écrits d’évaluation ont de multiples destinataires.

  • L’élève, bien sûr, afin qu’il dispose de quelques éléments pour se situer dans ses apprentissages à un moment donné.
  • Les parents, qui interprètent souvent ces écrits en lien avec leur propre scolarité, leurs émotions, leurs réussites et leurs échecs à l’école, leurs peurs, leurs projections et les espoirs qu’ils mettent dans l’avenir de leur enfant. Les termes utilisés dans ces rapports sont toujours interprétables, même au-delà du sens que l’enseignant a pu mettre à un moment donné de l’histoire scolaire de l’élève. L’un des grands risques serait d’évaluer les parents à travers les enfants. Si l’enfant n’est pas bien encadré pour les devoirs, s’il manque beaucoup ou s’il arrive très fatigué à l’école et que les parents ne changent pas de comportement, l’enseignant peut être tenté de mettre une remarque dans le carnet et évaluer le parent plutôt que l’enfant.
  • Les collègues, qui ont besoin d’informations à propos des élèves qu’ils vont suivre, de leur progression dans les apprentissages. Les enseignants disent ainsi que rédiger les évaluations des élèves lorsqu’on garde l’élève dans sa classe pendant plusieurs années n’est pas la même chose que lorsque l’élève passe chez un collègue. L’enseignant qui garde l’élève deux années de suite se donne des pistes de travail avec l’élève et l’encourage dans ce processus parfois plein d’embuches de l’apprentissage : « Mathieu a fait de nombreux progrès cette année. En 4P (CE1), il va devoir encore exercer la lecture, afin d’acquérir plus de fluidité. » Mais lorsqu’il passe l’élève à un collègue, il doit, par souci de précaution et de transparence, donner des informations qui peuvent figer l’élève dans ses difficultés : « Adeline est maintenant bien à l’aise en numération. En revanche, elle a encore beaucoup de difficultés à résoudre les problèmes mathématiques.  »
  • La hiérarchie, les directeurs d’école pour qui ces rapports sont révélateurs de la pédagogie de l’enseignant, de la manière dont il considère l’enseignement, l’apprentissage, de son rapport aux difficultés de l’élève ainsi que du rapport de l’élève aux savoirs scolaires. Est-il toujours en train d’externaliser les difficultés de l’élève (c’est la faute de l’élève) ou peut-il être partie prenante autant dans ses apprentissages que dans ses difficultés face aux savoirs ?
    Comment écrire au mieux, afin que tous ces lecteurs potentiels comprennent le message ?

Quel message ?

On sait que l’évaluation contribue à l’entretien des injustices scolaires et sociales. Que, malgré toutes les précautions, elle gardera sa part d’arbitraire, ne sera jamais neutre ou objective.

Un jugement et un positionnement professionnel éthique[[Denis Jeffrey, L’éthique dans l’évaluation scolaire, Presses de l’université de Laval, 2013.]] s’imposent à l’enseignant. Comment évaluer l’élève de manière à l’encourager et à le motiver ? Que donner comme pistes à l’élève pour qu’il puisse élaborer sa propre autoévaluation, comprendre ses points forts et faibles ? Qu’est-ce que l’évaluation apprend finalement à l’élève ? Lui permet-elle de s’améliorer vraiment ? Lui fournit-on les outils ? « Pierrette ne termine pas ses plans de travail dans les délais. » L’enseignant « l’encourage à demander plus rapidement de l’aide, afin qu’elle puisse apprendre à mieux s’organiser  ». Ou le laisse-t-on avec le verdict de l’évaluation, sans aucune possibilité d’y travailler et y remédier, comme dans la phrase « Marc ne connait pas ses livrets » ?

Andreea Capitanescu Benetti
Chargée d’enseignement, LIFE (Laboratoire innovation formation éducation), université de Genève.
Patricia Riedweg
Enseignante à l’école primaire genevoise, département de l’instruction publique (DIP).