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Des scolarisations individuelles en question au sein de dispositifs pour l’inclusion scolaire

Charles Gardou nous rappelle que ce sont les élèves qui sont les « experts au sens premier du terme » de leur situation de handicap : « ils éprouvent, ils savent par expérience les résonances d’une déficience […] intellectuelle ou psychique ». Voici donc d’abord leur parole…

Le vécu des élèves de l’unité

Alors que nous rentrions d’une scolarisation collective, l’enseignant d’éducation physique et sportive demande à un élève de l’unité avec lequel il avait beaucoup d’affinités : « Quand est-ce que tu viens avec moi Victor ? ». Après une petite hésitation, Victor répond : « Moi je veux bien mais j’arrête arts plastiques ! ». Je lui dis alors gentiment : « Ah non ce n’est pas possible ». Lorsqu’un élève demande à arrêter une scolarisation individuelle qu’il a choisie et qu’il ne manifeste pas de signes de souffrance, nous maintenons généralement la scolarisation jusqu’à son terme. L’idée est de les préparer à la vie professionnelle en leur faisant comprendre que, parfois, nous devons aller travailler même lorsque l’envie n’est pas présente. Victor ajoute : « Bah ouais, mais après je ne suis jamais là… déjà j’ai le SESSAD alors ». Je lui ai demandé de réfléchir et, le lendemain, il me dit : « Oui je veux bien… mais je ne veux pas faire les deux ». Je lui confiai que je comprenais sa position, mais que je préférais qu’il continue les arts plastiques étant donné que nous faisions de l’EPS en scolarisation collective avec le professeur en question. J’ai remarqué que des élèves, comme Victor, préfèrent rester dans la salle réservée à l’unité plutôt que de partir en scolarisation individuelle. Les premières séances de scolarisation individuelle éveillent parfois de la crainte chez les jeunes de l’unité. Pour exemple, une enseignante de technologie m’avait demandé d’accompagner Gautier pour sa première séance de scolarisation. Nous étions légèrement en retard. Sur le chemin, il me dit : « J’ai la trouille comme un mort ! […] J’ai mal au ventre, j’ai les jambes lourdes, je crois que je vais m’écrouler ! ». J’ai tenté de le rassurer comme j’ai pu. De retour de scolarisation individuelle, lorsque je lui ai demandé si cela s’était bien passé, il me dit : « C’était trop bien ! […] La techno, c’est la matière que j’adore ! ». Comme Gautier, malgré quelques appréhensions de départ, des élèves manifestent leur satisfaction lorsqu’ils reviennent de leur première séance de scolarisation individuelle. Mais peu à peu, nombreux sont ceux qui les vivent difficilement. Léa nous a dit de retour de scolarisation en histoire géographie : « C’est trop dur pour moi ! À chaque fois que je fais un truc, je prends la correction ! » ; Quant à Judith : « J’en ai marre d’écrire ! Ils écrivent beaucoup plus vite que moi, je suis toujours la dernière ! ». Le vécu des jeunes de l’unité soulève la question de la pédagogie différenciée et de la logique de scolarisation dans laquelle s’inscrivent les enseignants de classe ordinaire.

Une logique d’intégration ou d’insertion ?

L’objectif de l’inclusion est de faire de ces élèves des citoyens à part entière malgré leur vulnérabilité liée aux déficiences et troubles qui les affectent. Une école inclusive prend en compte la diversité des élèves et s’efforce de répondre à leurs besoins en adaptant l’environnement. La logique de l’intégration est fondée sur la recherche de la similitude. Si cette logique demande à l’enfant de faire l’effort pour s’adapter à l’école, elle peut aussi consister à aménager l’environnement matériel et/ou humain pour que l’élève en situation de handicap soit en mesure de faire « comme » les autres. La logique d’insertion, consiste pour l’élève, non plus à faire « comme » les autres, mais « avec » les autres. Cette logique dans une visée inclusive nécessite parfois l’aménagement du milieu pour répondre aux besoins de l’élève concerné.

Au regard de ce que disent des jeunes de l’unité (« C’est trop dur, ils vont trop vite, etc. »), il semble que de nombreux enseignants du secondaire se trouvent dans une logique d’intégration. Pour exemple, une enseignante de Français, qui a scolarisé une jeune du dispositif dans l’une de ses classes de 6e, m’a dit qu’elle faisait « un petit peu comme si [Léa] suivait comme les autres ». Elle a ajouté ne pas avoir « d’idées » pour remédier aux difficultés qu’elle rencontrait. Cette enseignante se trouve dans une logique d’intégration malgré elle (« comme si »), à défaut de savoir faire autrement. Après six séances, cette scolarisation a du être interrompue parce qu’elle générait de la souffrance chez cette jeune de l’unité. Il a été décidé collectivement d’assouvir le besoin d’apprentissage de cette adolescente dans la  salle réservée au dispositif collectif. Pour information, les jeunes de l’Unité, qui ont entre 11 et 16 ans, ont un niveau scolaire global qui dépasse rarement le niveau CE2, au regard des évaluations nationales que l’enseignant leur fait passer en cours d’année. Pour qu’un apprentissage soit envisageable, l’enseignant doit faire en sorte que l’élève se trouve « dans la zone de ses propres possibilités intellectuelles ». Une logique d’intégration ne peut être profitable aux élèves de l’unité lors d’une scolarisation individuelle, où le niveau d’enseignement proposé est bien souvent nettement supérieur à celui d’un élève d’une UPI/Ulis. Le plus souvent, une logique d’insertion s’impose. Mais une insertion dans une visée inclusive confronte les enseignants de classe ordinaire à leur difficulté pour différencier leur pédagogie. Cette difficulté est amplifiée par l’absence de connaissances et de compétences nécessaires à l’enseignement des savoirs fondamentaux (lire, écrire, compter), qui font bien souvent défaut aux jeunes du dispositif collectif. Par ailleurs, l’inadéquation entre l’âge des élèves et leur niveau scolaire soulève la question du sens des tâches proposées. Voyons maintenant si les rencontres avec les élèves de classe ordinaire se font dans le respect de la différence.

Le regard des élèves entre eux

Les élèves de l’unité ne sont pas accompagnés en scolarisation individuelle et je n’ai pas pu voir l’accueil que leur réservent les élèves de classe ordinaire. Le plus souvent, en présence d’adultes, les rencontres ont lieu dans le respect de la différence. Par contre, dans les « zones franches » de l’établissement, ce n’est pas toujours le cas. Un jour, l’enseignant spécialisé a posé à l’ensemble des élèves de l’Unité la question suivante : « Est-ce que dans la cour il y en a qui ne veulent pas venir avec vous parce que vous êtes en UPI ? » ; Léa répondit : « Ouais !… il y en a qui disent… vous nous foutez la honte… après ils se tirent. » Des élèves de classes ordinaires éprouvent de la honte à l’idée d’être vus à côté des jeunes de l’unité. Et ces derniers éprouvent de la honte liée au sentiment d’être à part. Parfois, ils rejettent avec force leur statut d’élèves handicapés. Au lendemain des élections présidentielles de 2007, l’enseignant coordinateur leur a rappelé ce qui était prévu pour la scolarisation des « enfants handicapés ». Léa s’est s’exclamée en haussant la voix : « On n’est pas handicapés !… On n’est pas des gogols ! ». Les jeunes de l’unité peuvent difficilement nier les difficultés qu’ils rencontrent à l’école. Mais il leur est difficile de concevoir que ces difficultés soient la conséquence de troubles qu’ils ne voient pas. D’autant plus qu’ils connaissent les connotations négatives le plus souvent associées au « handicap ». La confrontation des regards dans les « zones franches » de l’établissement peut amplifier le sentiment de honte éprouvé par les jeunes de l’UPI/Ulis. Le risque d’une scolarisation individuelle, dans une classe où le niveau scolaire leur est difficilement accessible, est la stigmatisation et l’accentuation du mal-être de ces adolescents souvent déjà fragilisés par un cursus scolaire et des histoires de vie difficiles. La citoyenneté impliquerait de changer les regards à l’égard des plus vulnérables, pour que les rencontres se fassent dans le respect de la différence et la reconnaissance de chacun. En attendant, le vécu des jeunes d’Ulis, à travers leur parole, ne doit pas être négligé sous peine que les scolarisations individuelles deviennent une source de souffrance supplémentaire. Comme le dit très justement Joan Tronto, spécialiste sur la question du care, c’est la seule manière « de savoir s’il a été apporté une réponse aux besoins de soin ».

Arnaud Lacaille
Formateur en psychologie du développement et de l’éducation – ESPE Centre Val de Loire (CVL)


Bon à savoir

Cet article s’appuie sur la thèse faite alors que j’étais AVS (2005-2009) dans une UPI collège (nouvellement Ulis) pour des élèves souffrant de troubles des fonctions cognitives (TFC) ; l’observation participante en est la méthode principale.