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Des écoles alternatives, des «antipédagos» et des «hyperpédagos» (épisode 2)

Pouvez-vous expliciter la notion d’« hyperpédago » que vous utilisez dans le livre ? Et comment expliquer que les « hyperpédagos » sont peu attaqués par ceux qui fustigent les soi-disant « pédagogistes » ?

Ceux et celles que j’appelle les « hyperpédagos » n’ont lu l’Émile de Rousseau qu’à moitié. Ils ont parfaitement compris et ne cessent de rappeler que l’enfant doit apprendre par lui-même : « Qu’il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. » Mais ils omettent de rappeler que Rousseau écrit dans le même ouvrage : « Sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire. »

Avant de synthétiser tout cela dans une célèbre formule : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » « Tout faire », car c’est à l’éducateur de fixer les objectifs, construire le cadre minimum, identifier les ressources et les contraintes, inventer les dispositifs, formaliser les acquis et permettre leur transfert, etc. « En ne faisant rien », car nul ne peut apprendre à la place de quiconque et que l’éducation est toujours une rencontre où un sujet interpelle la liberté de l’autre pour que cet autre apprenne à faire quelque chose qu’il ne sait pas faire en le faisant !

Autrement dit, toute éducation est dialectique : c’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet…

Or, ceux que j’appelle les « hyperpédagos » sont, comme les « antipédagos », réfractaires à la dialectique : ils ne veulent considérer qu’un des deux volets – pourtant aussi inséparables que le recto et le verso d’une feuille de papier – de l’acte éducatif. Les premiers, en se livrant à une sorte de gymnastique non-directive où ils abandonnent, en réalité, en contrainte bien moins que ce qu’ils récupèrent en séduction. Les seconds en déniant ce que, précisément, l’éducation doit interpeller : le sujet dans l’autre, un sujet qui doit s’engager dans un apprentissage pour se développer, un sujet qui répond à un « appel » et non obéit à un ensemble de stimuli.

Et, c’est parce qu’ils ne pensent pas cette dialectique, que les uns et les autres basculent dans la pensée magique : les premiers en supposant que l’enfant apprend et grandit sans contraintes ni accompagnement, les seconds en étant persuadés qu’un enfant peut apprendre « sur commande » et qu’il suffit de « décréter les apprentissages ».

Et, au-delà, de cette proximité dans l’opposition, je note que les « hyperpédagos » et les « antipédagos » sont partisans, les uns et les autres, d’une école clanique. Les « hyperpédagos », parce qu’ils veulent des établissements scolaires gérés directement par les familles sur la base des mêmes convictions pédagogiques. Les « antipédagos » parce qu’ils promeuvent une école de la distillation fractionnée où doivent se retrouver dans les mêmes classes d’élite les élèves correspondant au même prototype. Le projet républicain de « creuset social » est étranger aussi bien aux uns qu’aux autres.

Faut-il créer des « écoles alternatives » ou concevoir et pratiquer différemment dans l’école de la République ?

Dès les premiers congrès de la Ligue internationale de l’Éducation nouvelle, les désaccords sont vifs sur la position à tenir à l’égard de l’école publique : quand les uns prétendent qu’il faut la fuir parce qu’elle est définitivement sclérosée et créer, hors d’elle, des « écoles idéales », d’autres considèrent qu’on peut la faire évoluer, lutter, en son sein, contre toutes les filières ségrégatives et y promouvoir des expérimentations pédagogiques destinées à bénéficier à toutes et tous. C’est le cas des Compagnons de l’Université nouvelle ; ce sera le cas aussi, bien sûr, du Plan Langevin-Wallon – « L’école unique pour la structure, l’Éducation nouvelle pour la pédagogie » – dont on sait qu’il est resté quasiment lettre morte. Et c’est aussi le cas des fondateurs des Cahiers pédagogiques – initialement Dossiers pédagogiques pour l’enseignement du second degré – crées par François Goblot en 1945 afin de soutenir et d’outiller les « classes nouvelles » instituées dans l’enseignement public par Gustave Monod.

En réalité, cette opposition semble quasiment consubstantielle et presque structurante chez les militants pédagogiques. D’un côté, on veut construire une « école pour tous », parce qu’on est convaincu que l’école n’est pas simplement faite pour apprendre, mais pour « apprendre ensemble » et s’enrichir de la découverte toujours plus hardie de l’altérité… D’un autre côté, on constate l’extraordinaire résistance à toute modification de la « forme scolaire » traditionnelle et l’on est tenté de s’exonérer des contraintes qu’elle impose pour créer, avec d’autres militants pédagogiques, « une école idéale » où mettre en œuvre, dès maintenant, ses idéaux. Cette tension est même présente, je crois, chez chaque militant pédagogique et je ne crois pas possible qu’on puisse « trancher dans le vif » aussi facilement que cela…

J’entends, comprends et approuve ceux et celles qui dénoncent dans la création d’écoles « idéales » une forme d’abandon du service public qui serait réduit, quant à lui, à « servir de la médiocrité au tout-venant ». Je vois bien et dénonce, avec beaucoup d’autres, le danger de mise en concurrence d’écoles claniques que comporte le développement des « écoles alternatives ». Je sais que les libéraux sont prêts à soutenir ce mouvement en allant même jusqu’à la formule du « chèque éducation » qui signerait la mort du service public. Bref, les dangers sont immenses.

En même temps, j’entends l’impatience de ceux et celles que l’Éducation nationale condamne à reproduire des modèles dont ils mesurent l’obsolescence : la quête absurde de la classe homogène et le refus du « multiniveaux », la standardisation des procédures et l’externalisation systématique du traitement de la difficulté scolaire ; la rupture avec la nature et l’interdit de la coopération, etc. Je comprends leur désir, non seulement, de « sauver quelques élèves », mais aussi de mettre à l’épreuve leurs idées et de défricher le terrain pour imaginer des solutions qui pourront peut-être – rêvons un peu ! – être reprises plus tard par la « machine-école » tout entière. Je peux même entendre leur volonté de pouvoir mettre en place une école dédiée à un pédagogue ou à une pédagogie particuliers, à la fois pour bénéficier d’une équipe cohérente et jouer un rôle de « conservatoire ».

Bref, difficile d’excommunier quiconque dans cette situation ! Et, selon la formule que j’emploie dans mon livre, il faut « avancer sur la crête » ! Avancer sur la crête en promouvant des alternatives à la forme scolaire dans l’enseignement public, en se gardant, toutefois, de les privatiser ou de les laisser dériver vers un fonctionnement clanique. Avancer sur la crête, en acceptant d’accompagner des « écoles alternatives » dès lors qu’elles s’astreignent à la mixité idéologique et sociale… mais en s’efforçant de les inviter à collaborer avec l’enseignement public au sein des bassins de formation. Avancer sur la crête en promouvant dans l’enseignement public des projets d’équipes pédagogiques cohérentes assurant l’encadrement et le suivi d’un même ensemble d’élèves, sans basculer dans l’instauration d’un double réseau qui serait mortifère. Avancer sur la crête en militant pour que l’Éducation nationale intègre des principes venus de l’Éducation nouvelle – comme l’entraide ente élèves et la pédagogie coopérative, mais sans en faire de nouvelles instructions génératrices de nouvelles routines et de nouvelles scléroses. Avancer sur la crête en proposant et proposant sans cesse de nouvelles pistes de travail pédagogique qui offrent aux enseignants la possibilité de « faire autrement », sans totémiser l’innovation qui n’est pas nécessairement une amélioration. Avancer sur la crête comme le font Les Cahiers pédagogiques, avec courage et ténacité. En sachant que ce n’est pas là la position la plus confortable. Mais qui a jamais cru que la pédagogie était une position « confortable » ?

Propos recueillis par Cécile Blanchard et Jean-Michel Zakhartchouk

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