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Des couleurs pour différencier

Dans un coin de sa tête se nichait son envie d’être enseignante. Pourtant, elle ne le deviendra qu’à la faveur d’un changement de trajectoire professionnelle. Avant, elle suit la voie royale de la bonne élève qu’elle est, bac scientifique, école de commerce, études de gestion. Elle devient contrôleuse de gestion puis cheffe de projet informatique pour un opérateur en télécommunication. Son travail lui plaît, elle l’exerce pendant douze ans, jusqu’à son déménagement du côté d’Orléans. Le poste qu’on lui propose implique des longs trajets, trop longs pour son équilibre familial. Alors, elle cogite et l’idée d’enseigner enfle, s’impose. « Je pense que j’ai toujours eu envie d’enseigner et que je me suis autocensurée. J’ai encadré des adolescents, j’ai fait du soutien scolaire pendant mes études et j’aimais bien. »

Elle passe et réussit le concours de professeur des écoles en 2007. Elle a apprécié son premier métier, elle envisage son second avec passion dès le début, sur les bancs de l’IUFM. Dix ans après, nous dit-elle, sa passion est intacte. Pendant sept ans, elle vie l’errance des débutants avec des postes fractionnés, en section ULIS avec des élèves polyhandicapés, en SEGPA, en CE1-CE2, en maternelle. Les classes varient avec des situations différentes, « plein de choses dans la même semaine » et parfois à une heure de route de chez elle. En 2015, enfin elle se pose dans une classe à elle, un multiniveaux dans un petit village du Loir-et-Cher, au sein d’un regroupement pédagogique intercommunal. Elle y assure aussi la direction de l’école.

Vivre deux vies

« J’ai l’impression d’avoir vécu deux vies. Je conseille le fait de changer de métier en cours de vie professionnelle. » Ses deux vies ne sont pas étanches l’une vis à vis de l’autre. De la première, elle a emmené l’habitude de veiller à la réussite de projets réunissant des personnes différentes avec qui elle n’avait pas de lien hiérarchique. « Faire du lien, donner de l’impulsion faire en sorte que le projet avance sans avoir de légitimité hiérarchique, c’est un peu la même chose pour la direction d’une école. » Elle met aussi à profit sa maîtrise des outils de conception de documents, donnant à ses exercices une forme attractive qui ravit ses élèves mais aussi les enseignants qui visitent son blog. Au départ, elle a créé le blog « Charivari à l’école » pour échanger sur l’évaluation par ceintures de couleurs et nourrir sa pratique.

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Avant même d’enseigner, elle s’est intéressée à la pédagogie Freinet, à la coopération. Et lorsqu’elle entend parler du système des ceintures à l’IUFM, elle creuse le thème jusqu’à en faire son sujet de mémoire et le mettre en place dans sa classe en tant que stagiaire. Elle constate le travail conséquent à réaliser pour créer les progressions, les exercices et les évaluations et mise très vite sur le collectif en utilisant Internet pour faciliter le partage : « Rapidement, des enseignants se sont joints à moi pour créer des supports et des tests ensemble. » L’évaluation au service de la motivation des élèves est un fil rouge qu’elle déroule depuis le début de sa carrière d’enseignante.

Des couleurs et des post-it

Les ceintures de couleurs facilitent la différenciation pédagogique, induisent des temps autonomes où l’élève choisit de s’exercer sur le thème qu’il souhaite évaluer, participe à la construction de sa progression. L’enseignante est là pour l’aider lorsqu’il bloque sur une notion mais elle n’est pas la seule. Les élèves s’entraident, travaillent par petits groupes. « Le tutorat est riche à tous points de vue, même l’élève qui aide renforce sa compréhension. » Le système d’aide s’organise par le biais d’un tableau où s’inscrivent les demandes de soutien et les propositions de tutorat, ou spontanément en exprimant son envie d’expliquer. « L’ambiance de classe est très coopérative. J’avais peur au début mais je n’ai jamais vu d’effets négatifs, plutôt de l’émulation. » Une dizaine de domaines sont évalués par les ceintures de couleurs, une diversité qui ouvre à des possibilités de réussir.

Test pour la ceinture de conjugaison vert foncé

Test pour la ceinture de conjugaison vert foncé

Elle retrouve parfois dans les cahiers des post-it, des bouts de feuilles avec dessus des conseils écrits par une main enfantine, avec des mots qu’elle n’aurait su trouver. Elle surprend les encouragements glissés à l’oreille, les attentes pour savoir si le copain épaulé a réussi son défi. La peur de l’échec s’efface devant l’opportunité de s’entraîner encore, de réessayer jusqu’à ce que la notion soit acquise. Le couperet de la mauvaise note est gommé par la trace unique des acquisitions. L’échec est vécu comme une façon de mieux comprendre ce qui bloque, de voir comment dépasser la difficulté. L’an prochain, elle aimerait ne garder dans les cahiers que les tests réussis, laissant de côté les évaluations infructueuses une fois le défi atteint.

Les retours des parents sont positifs, quel que soit le niveau de leur enfant. Pour les élèves les plus faibles, le système évite le renoncement, la résignation, devant les mauvaises notes qui s’accumulent. Ils s’entraînent sur des notions qui leur semblent accessibles. Ils vont plus lentement mais en passant de réussite en réussite, constatent qu’ils sont capables de progresser, d’aller plus loin. Les élèves excellents peuvent cheminer vers plus de complexité dans les notions. Delphine Guichard cite comme exemple la conjugaison. Certains élèves de CM2 vont travailler les temps principaux, ceux qui sont nécessaires pour suivre le programme de 6e.. D’autres iront plus loin, en s’entraînant sur des temps plus compliqués. Bien sûr, des temps communs sont partagés autour des leçons et des exercices. Les entraînements et les évaluations viennent ensuite.

Coopération, mutualisation et profusion d’idées

La préparation est conséquente avec des batteries d’exercice et de tests. « Je suis contente d’avoir Internet pour la création et la mutualisation. » Lorsqu’un nouveau domaine est à développer, elle lance un appel à contribution sur son blog avec une proposition de programmation. Les enseignants intéressés répondent en commentaire, soit pour créer des ressources, soit pour faire la relecture. La prouesse de réaliser collectivement un kit complet pour chaque couleur en deux semaines a souvent eu lieu. Le blog « Charivari » reçoit en moyenne 15000 visites par jour. La profusion de ressources, créées au fil des ans pour tous les niveaux, attire sans doute, mais pas seulement. Les enseignants néophytes ou non y puisent des idées pour organiser leur classe. « Je conseille aux professeurs des écoles qui souhaitent utiliser les ceintures de couleurs de débuter par un domaine ou deux, de voir comment cela s’organise et d’élargir ensuite. L’idée n’est pas que ce soit une révolution mais de démarrer doucement. »

Sur son blog, elle partage de temps à autre son humeur, au sujet des revirements sur les rythmes scolaires dernièrement, sur le risque que les enfants de milieux défavorisés, ceux dont les parents s’expriment peu au sein de l’école, soient les victimes collatérales du retour à la semaine des quatre jours. Ou encore, elle emprunte la façon humoristique, pour contrer l’idée qu’on ne peut pas être enseignant et blogueur. « Je suis une enseignante normale, tous les profs créent des ressources. Je ne mets pas beaucoup de choses en ligne, mon blog existe depuis longtemps déjà. » Certains de ses contributeurs sont devenus blogueurs à leur tour. Les profs-blogueurs se retrouvent au sein d’une communauté en ligne fermée pour échanger.

Ligne de démarcation

Leur préoccupation est de ne pas tomber dans le piège de devenir chambre d’écho des éditeurs. Alors, ils brandissent la pédagogie comme ligne nette de démarcation. Elle prévient lorsque des sociétés la contactent qu’elle ne parlera que des produits qu’elle peut tester en classe et qui apportent réellement quelque chose de nouveau. « J’ai été touchée par la remarque d’une lectrice sur le nombre croissant d’articles du type j’ai testé pour vous. Nous essayons d’être honnêtes, de ne pas nous laisser instrumentaliser. Nous en parlons beaucoup entre profs blogueurs. »

Ces échanges entre blogueurs, avec ses lecteurs et plus largement avec d’autres enseignants sont pour elle, et depuis ses débuts de professeure des écoles, une source constante d’apprentissage. Ses questions, ses doutes, elle les exprime dans « cette immense salle des professeurs » pour progresser dans ses pratiques. Avant, dit-elle, dans les écoles et a fortiori dans une classe rurale, l’enseignant était souvent le seul à encadrer son niveau. Aujourd’hui, elle construit et partage les ressources pour enrichir encore son système d’évaluation par ceintures de compétences et nourrir son plaisir d’enseigner dans une approche coopérative.

Monique Royer

Le blog Charivari à l’école