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Derrière l’œuvre, le monde

Alors qu’un an et demi le sépare du départ en retraite, il lui semble que sa carrière a été, dès son commencement, empreinte de culture. Et même avant, lorsque, adolescent grandi dans un milieu ouvrier où le livre était quasiment sacré mais les beaux-arts absents, il vit une impression de renaissance lors de sa première visite dans un musée. « J’ai vécu des moments forts en découvrant des œuvres d’art. »

Son attrait s’est renforcé lors de sa première expérience professionnelle en tant qu’enseignant dans une institution accueillant des élèves lourdement handicapés, certains atteints de pathologies lourdes réduisant leur espérance de vie. Avec un collègue infirmier, il décide de les emmener voir une exposition. La visite confirme ce qu’il avait ressenti quelques années plus tôt. La rencontre avec un tableau, et plus largement avec un événement culturel, va au delà d’un enseignement social, élargit l’approche du monde, éveille l’intérêt pour grand nombre de disciplines. « La culture ne sert pas seulement à apprendre des codes sociaux, à former les citoyens. Elle apporte tout autre chose. »

Il enseigne rapidement en collège, dans les années 80, une époque importante pour l’éducation culturelle, avec des plans et des dispositifs assortis de moyens sous la houlette de Jack Lang, alors ministre de la Culture. Des protocoles entre ministères favorisent les cofinancements et les contacts avec le monde de la culture. « Cela a réveillé l’envie des institutions de construire un véritable service éducatif dans les musées par exemple. C’est une époque où tout est reparti avec beaucoup d’énergie. J’en ai profité, dans ma naïveté de jeune enseignant, j’y suis allé. » Les classes à Projets artistiques et culturels poursuivent l’élan culturel dans les établissements scolaires, facilitent les rencontres avec les créateurs, les visites de lieux d’art.

Des projets durables

Le cadre d’un collège en zone d’éducation prioritaire lui donne la possibilité de monter des projets durables, d’aller au-delà des sorties et interventions ponctuelles. Il associe de temps à autre des écoles primaires pour utiliser la voie artistique comme lien entre les cycles. Au début des années 2000, il fonde un lieu d’exposition au sein de l’établissement, pour enraciner encore plus les pratiques d’ouverture. Le projet est régi par une convention entre le département, le collège et le le Fonds régional d’art contemporain. Il est géré dans un cadre associatif avec des partenaires, des parents d’élèves, qui assurent la logistique, participent au choix des expositions. Laurent Schmidt a quitté depuis l’établissement. Il constate avec bonheur que le lieu existe encore, avec cinq à six événements par an et toujours avec le support de l’association.

Il a renouvelé l’expérience dans le collège où il enseigne maintenant avec l’ouverture d’une galerie. Le plan pédagogique et éducatif est essentiel, dépassant le succès apparent d’une exposition. « Je me suis vite orienté vers des projets dont la partie spectaculaire est la partie émergée. L’événement n’est pas tout, le travail avec les élèves en amont et pendant l’événement est primordial. »

Il appuie ses propos en racontant la dernière exposition d’œuvres d’art contemporain organisée par des élèves de 3e sur le thème du voyage. Ils en ont assuré le commissariat, ont choisi les œuvres lors d’une visite des réserves du FRAC Poitou-Charentes avec l’appui de la médiatrice, ont assuré la communication avec la presse, rédigé les cartels et les explications, écrit et réalisé le discours lors du vernissage. « Ils ont ressenti l’effet que fait une œuvre en vrai, lorsqu’on la voit hors d’une exposition, sans médiation, ni éclairage, ni cartel, avec l’envie d’aller voir discrètement derrière. »

L’expérience a été propice au développement d’apprentissages variés, parfois imprévus, débordant du cadre de l’enseignement du français ou de l’éducation artistique. Les élèves ont dû se mettre d’accord pour choisir six œuvres parmi la quinzaine proposées, argumenter, s’écouter, dégager une cohérence pour parvenir à un choix partagé. Ils ont exploré les œuvres et les auteurs pour ensuite les raconter. Dans l’article qu’ils ont rédigé pour le site du FRAC, ils ont parlé « d’expérience insolite », une façon de souligner la situation inhabituelle et étrange dans laquelle ils ont été plongés et qu’ils ont appréciée. « Ils ont compris qu’une exposition, c’est une parole. »

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Rencontre avec un commissaire d’exposition

Une parenthèse inscrite dans un parcours

Le moment privilégié est une belle parenthèse. L’enseignant se préoccupe alors de l’inscrire dans le parcours individuel et collectif de l’élève, en le raccrochant à des apprentissages balisés par les référentiels. L’exposition sur le voyage est un joli prétexte pour aller voir du côté de la poésie, celle de Cendrars et de son Transsibérien. « Ils ont raisonné autrement, se sont approprié l’œuvre de Cendrars et celles des plasticiens sans plus se dire que ce n’était pas pour eux. »

Ce qu’il voit et se régale de voir, ce sont des situations particulières, des moments où quelque chose se passe pour ses élèves et qui lève des barrières. Il souligne le déplacement des représentations qu’apporte la culture. « Si je réussis à amener les élèves dans l’aura de l’œuvre, dans l’aire où elle va être active, quelque chose va bouger du côté de leur sensibilité. Ils vont découvrir quelque chose y compris sur eux, mobiliser une autre intelligence, une autre mémoire, un autre rapport au monde. » L’artiste propose un autre raisonnement en présentant un trajet, un chemin possible, une façon personnelle de le raconter qui ouvre à d’autres manières d’envisager les faits et les choses.

Égalité républicaine

Pour Laurent Schmidt, déplacer ainsi les frontières entre l’art et les élèves ressort d’un principe républicain, celui de l’égalité pour des enfants et des familles éloignés des circuits culturels, habitants des quartiers populaires, du milieu rural ou de l’Outremer. Ce n’est pas seulement une question de code mais aussi de contact. « Un élève, qui dans ce contact aura une expérience réussie, sera tenté de renouveler l’expérience, de lire une revue d’art, d’aller au cinéma, au musée. »

L’école, si elle permet cette mise en relation, cette entrée dans un réseau dont nombre d’élèves sont éloignés, voire exclus, freine un mouvement d’acculturation, d’influences d’une culture industrielle remplissant un certain vide institutionnel. Les familles elles-mêmes résistent parfois, devant ce monde qui s’ouvre et qui ne leur a pas été, jusque-là, familier. Dans les territoires, les FRAC, des galeries locales, des artistes sont des soutiens pour l’éducation, à condition que le travail pédagogique soit construit et palpable. « Les artistes sont souvent surpris du travail qui s’organise autour de nos actions. J’ai de bons contacts parce qu’ils sentent qu’en amont le chemin a été fait. »

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Une visite au ras des oeuvres avec le peintre olivier Orus

Réussites, écueils, et évaluation

Il dénombre environ quarante expositions organisées depuis son premier projet. Il perçoit les raisons de leur réussite mais aussi les risques d’écueil. Pour lui, les projets artistiques ne peuvent exister qu’en pluri ou interdisciplinarités, impliquant plusieurs enseignants et plusieurs matières. « Comment convaincre les collègues qui ne les voient pas comme essentiels, perçoivent même leurs thèmes comme perturbants, y compris pour leur autorité ? »

Il regarde aussi du côté des évaluations quantitatives imposées aux chefs d’établissement au détriment d’une réflexion sur les contenus et les approches privilégiant la construction plus que l’événement. Comment évaluer l’essentiel, lorsque se joue l’impalpable, le regard sur l’autre qui change, jusqu’à faire évoluer la relation à l’autre, au groupe. « Ils vont apprendre entre eux à s’entendre différemment. Ils vont découvrir l’émotion chez l’autre. Ça nous échappe mais cela m’arrive de l’entendre et de le voir. » Ce moment arrive par exemple lorsque le silence se fait à l’écoute d’un poème lu par un autre élève, que les autres voient autrement par la force de la lecture. « J’essaie toujours d’aménager un espace pour qu’ils se découvrent les uns les autres. » Encore une fois, c’est une question de moment, d’émotion, de déplacement des relations et des intelligences, de la place de l’enseignant. « Ça a pu déplacer mes propres perceptions de certains problèmes, de contenus didactiques. »

Il vivra l’an prochain sa dernière exposition, sans que l’ombre de la lassitude ne soit venue ternir au fil des ans les effets et les charmes de la surprise, les émerveillements de voir les sensibilités s’ouvrir, les regards, les représentations, les rapports aux autres et au monde changer en douceur sous l’effet de l’art. L’essentiel aujourd’hui pour lui est de transmettre son expérience et ses pratiques avec la professeure documentaliste, référente culturelle tout comme lui dans l’établissement. Il partage ses rencontres avec les artistes, ses visites d’ateliers, conseille de « laisser les artistes bousculer nos habitudes ». Un conseil de sage venu d’un enseignant, qui à la veille de la retraite, se dit « encore enthousiaste car ce sont ces chemins de traverse qui m’ont permis de conserver un peu de fraîcheur ».

Monique Royer