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De l’instruction obligatoire à l’intégration (version longue)

Il n’est pas trop étonnant que l’on ne se soit pas occupé de l’éducation des enfants que l’on appelait, selon les époques, arriérés, déficients, inadaptés, avant de penser à développer l’éducation de tous les enfants « normaux ». Pas étonnant non plus que, entre ces enfants, dont on situait mal la différence, on ait traité différemment ceux qui présentent une déficience sensorielle et les autres, ni qu’il ait « fallu un siècle d’efforts pour que l’éducation des anormaux psychiques (idiots et crétins, imbéciles, arriérés, instables) fut reconnue aussi utile et aussi nécessaire que l’éducation des anormaux sensoriels (sourds-muets et aveugles) », comme le relève le Dictionnaire de Buisson [[Article Idiots et crétins. Le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, dirigé par Ferdinand Buisson, est un document incontournable sur l’enseignement au XIX ème siècle. J’utilise l’édition de 1911 (Nouveau Dictionnaire).]] . Et il a fallu longtemps pour que l’on sorte de cette « cour des miracles notionnelle » qui avait « pour unique cohérence un regard négatif qui à la fois amalgame et exclut tous ceux qui font problème au médecin, à l’éducateur, au juge, aux institutions et à l’ordre social en général » [[Monique Vial, Les enfants anormaux à l’école. Aux origines de l’éducation spécialisée, 1882-1909. Colin, 1990, p. 88.]] .

Des handicaps rassurants…

Les Lettres de Diderot sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749) et sur les sourds et muets (1751) témoignent qu’un intérêt se développe, auquel répondent quelques réalisations individuelles, par la voie du préceptorat. Elles sont nécessairement restreintes, mais à la fin du XVIII° siècle on enregistre quelques créations institutionnelles.

D’abord pour les sourds.
L’abbé de l’Epée (1712-1789) ouvre à Paris la première école pour sourds en 1756 ; devenue Institut national sous la Révolution, elle est transférée dans un ancien séminaire, rue Saint-Jacques, où elle est encore aujourd’hui. Sous son successeur, l’abbé Sicard (1732-1822), Marc Itard (1774-1838), médecin-chef de l’Institut, un des fondateurs de l’ORL, disciple de Condillac et de Pinel, y reçoit Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron, en 1800. Itard met au point pour Victor méthodes et matériels didactiques, qui en font le précurseur de l’enseignement des arriérés. « Toute la France philosophique s’est passionnée pour cette entreprise, d’autant que, chez Condillac, la genèse des connaissances humaines et de la génération des facultés était déjà conçue dans l’hypothèse d’enfants sauvages » [[F.Jacquet-Francillon, Naissances de l’école du peuple, 1995, p.147.]] . En même temps, des classes d’enfants sourds se créent dans des écoles communales, les écoles pour sourds, tant publiques que privées, se multiplient au début du XIX° siècle, même si elles sont loin de recueillir la totalité des jeunes sourds ; certaines d’entre elles sont, au début du moins, dirigées par des sourds. Toute une « culture sourde » se développe. Mais l’éducation des sourds est tiraillée entre la méthode gestuelle, sur laquelle l’abbé de l’Epée a écrit un livre en 1776 et qui se perfectionne en langue des signes, et la méthode oraliste. Les deux coexistent tant bien que mal, même si la méthode orale tend à l’emporter faute de pouvoir former suffisamment d’enseignants en langue des signes. En 1800, à Milan, un congrès international des institutions d’enseignement pour les sourds condamne la méthode gestuelle au profit de la seule méthode oraliste, dans un débat dont les préoccupations religieuses ne sont pas absentes : « Le geste est placé du côté du plaisir coupable de la tentation : il sera interdit […] La langue des signes s’y découvre comme chargée de péché, langage des sens, qui éveille la colère du maître-enseignant ». Il n’y a pas d’interdiction formelle, mais la langue des signes est comme condamnée. Trente ans après, le bilan est un désastre.

Pour les aveugles
Valentin Haüy (1745-1822) a découvert en 1784 la possibilité de lecture avec les doigts sur des éléments en relief. Il ouvre une école, qui deviendra en 1791 Institut national des aveugles travailleurs. L’invention par Louis Braille d’un alphabet en relief et d’un appareil simple pour l’écrire, vers 1825, ouvre aux jeunes aveugles des perspectives de scolarisation.

…aux handicaps inquiétants

Il y a bien dès lors l’idée d’éducabilité, mais seulement pour les déficients sensoriels ; les autres handicapés passent pour incurables [[Certains sourds passent pour idiots, faute de langage pour être compris.]] et sont entassés dans des asiles avec les fous La Révolution commence à faire évoluer les conceptions : les droits de l’homme peuvent-ils s’appliquer aux quelques milliers de fous, jusque là mal distingués des infirmes, des vieillards ou des vagabonds, avec lesquels ils sont entassés dans les hospices ? Ce fut même une distraction à la mode que d’aller les voir à Charenton. On leur donne un statut de malade, mais on les laisse dans les asiles, où l’on traitera leur dérèglement moral en les écartant de leur milieu. La déficience mentale n’est pas encore reconnue en tant que telle, mais l’arbitraire médical remplace l’arbitraire policier ou judiciaire, au service du même ordre public. Pour l’opinion, il y a là tout un domaine obscur, mais perçu comme dangereux. La société, qui amalgame facilement classes laborieuses et classes dangereuses [[selon la formule de Louis Chevalier, 1969.]], voit avec crainte la prolifération des enfants pauvres et des enfants trouvés ou abandonnés, qui participent, comme Gavroche, aux agitations publiques, et qu’un avocat lyonnais décrit ainsi [[M. Garin, Le sauvetage de l’enfance, 1890, cité par D. Dessertine, La Société lyonnaise pour le sauvetage de l’enfance, 1990.]]: « Petits mendiants qui nous poursuivent de leurs quémanderies, petits vendeurs de statuettes, d’épingles ou de crayons, qui nous obsèdent de leurs importunités, ouvreurs de voitures, ramasseurs de bouts de cigare, vagabonds qui couchent le long des murs d’usine parce que les murs d’usine sont plus chauds, ils sont en France trente ou quarante mille qui forment l’armée de la misère et l’avant-garde de l’armée du crime ». Pour se protéger, la société parque souvent ces enfants dans des hospices, avec les vieillards et les infirmes sans ressources, sans perspectives de traitement ni d’éducation ; c’est Bicêtre pour les hommes et les garçons, la Salpêtrière pour les femmes et les filles.
Certains s’émeuvent cependant de cette situation d’abandon. Comme Edouard Seguin (1812-1880), médecin neurologue, qui s’attache à l’éducation sensorielle des idiots de l’hôpital de Bicêtre. Peu écouté en France, il émigre aux Etats-Unis, et développe les premières études sur la débilité. Dès 1842, il y a des classes particulières à Bicêtre ; dès 1859 à la Salpêtrière. Disciple de Seguin et médecin aliéniste, nommé à Bicêtre en 1879, Désiré-Magloire Bourneville (1840-1909) veut montrer que l’idiotie est une maladie et non une infirmité, et qu’elle est donc curable. Il essaie de dépasser l’internement sans aucune perspective, en misant sur l’éducabilité dans des classes-ateliers. Mais comme Seguin, il est peu écouté par les médecins. En même temps, le thème des enfants maltraités ou moralement abandonnés est très à la mode dans la seconde moitié du XIXe siècle ; en témoignent de nombreux livres, comme Oliver Twist (1838) ou Sans famille (1869), dont le succès sera durable. Ces enfants sont confiés à des orphelinats, à de nombreuses institutions privées, le plus souvent religieuses, ou encore, surtout pour les enfants trouvés ou abandonnés, à l’Assistance publique et aux services départementaux semblables. Ou bien, car la frontière avec la délinquance est poreuse, on les relègue dans les « colonies pénitentiaires », que crée la loi du 5 août 1850 [[Le prototype de ces colonies date de 1839, à Mettray, près de Tours. Il ne fermera qu’en 1939.]] « sur l’éducation et le patronage des jeunes détenus ». Il y en a une centaine vers 1881 ; elles recueillent les petits délinquants, condamnés à moins de deux ans de prison, et qui doivent « être élevés en commun, sous une discipline sévère et appliqués aux travaux de l’agriculture » : on reconnaît là les images de la ville lieu de perdition et de la campagne lieu de devoir et de vertu, images qui dureront longtemps. Pour les condamnés à plus de deux ans, il y a des « colonies correctionnelles ». Pour les filles, on parle d’« écoles de préservation » ! Ces institutions doivent, et ce bien avant les lois Ferry, donner aux jeunes détenus une instruction élémentaire et une éducation morale, religieuse et professionnelle. Des lois de 1841 et de 1874 veulent protéger les enfants en interdisant de les mettre au travail avant huit ans, puis douze ans. Tout cela est repris dans une loi de 1889 sur la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés, qui prend en compte l’obligation scolaire.

L’obligation scolaire

La loi de 1882 sur l’obligation scolaire aurait dû poser le problème sur une plus grande dimension. En fait, elle se borne à renvoyer, pour les aveugles et les sourds-muets, à un règlement à intervenir (article 4), et elle n’aborde pas la question des autres handicapés. Et, à mesure que la scolarisation se développe, on se rend compte qu’elle amène dans les écoles beaucoup d’élèves instables ou indisciplinés, dont la présence dans les classes est gênante. En 1904, le ministre de l’Instruction publique, Léon Bourgeois, pour préparer l’application de l’obligation scolaire « aux enfants anormaux des deux sexes (aveugles, sourds-muets, arriérés, etc.) » demande à une commission d’établir une classification, qui s’inspirera de Bourneville. Plusieurs articles du Dictionnaire de Buisson [[Articles Arriérés, assistés, aveugles, idiots et crétins, instables, sourds-muets.]] témoignent de la difficulté : « Peu de problèmes sont aussi troublants que l’enseignement à donner aux enfants arriérés et idiots, que l’assistance à donner à ces êtres ‘anormaux’». Ils décrivent les différentes catégories. Outre les aveugles et les sourds-muets, il y a « les idiots, crétins, imbéciles, épileptiques, hystériques, choréiques, paralytiques, hémiplégiques, etc. Ainsi que les imbéciles moraux, sujets atteints de perversion des instincts ; ces enfants, qui ne peuvent être soignés ou éduqués collectivement que sous la responsabilité du médecin sont désignés pour cette raison sous le nom d’anormaux médicaux », les arriérés, atteints de débilité mentale qui ne leur permet pas d’acquérir par des méthodes ordinaires l’instruction moyenne et enfin les instables : incohérence de caractére, manque d’équilibre mental « qui nécessitent absolument leur éloignement de l‘école publique ». L’article « Idiots et crétins » [[Les crétins se différenciant des idiots par une propension au goitre, endémique dans certaines régions de montagne.]] développe toute une gradation, de l’idiotie complète à l’idiotie profonde, l’imbécillité, imbécillité morale et imbécillité légère (ou arriération intellectuelle), instabilité mentale. On glisse souvent, dans leur description, du niveau physique au niveau moral, par la perversion des instincts. A partir de cette échelle, on distingue [[Buisson, article Assistance publique à Paris.]] les « anormaux d’hospice », « que leur famille soit incapable, moralement ou matériellement, de leur assurer le traitement nécessaire ; que leur état se complique de troubles pathologiques (épilepsie, aliénation) ou qu‘il y ait intérêt à exercer sur eux une surveillance spéciale », et les « anormaux d’école », « anormaux simples présentant seulement un défaut de développement intellectuel, un retard dans les facultés mentales ». Les premiers relèvent de traitements médicaux, les autres de traitements pédagogiques. : écoles et classes de perfectionnement. Cette classification inspire en partie la loi du 27 avril 1904 sur les enfants assistés, qui prévoit des « écoles professionnelles pour l’éducation des pupilles difficiles de l’Assistance publique », tandis que les pupilles « vicieux » sont remis à l’administration pénitentiaire, qui peut les interner jusqu’à leur majorité. Mais, à la même époque, un courant rentabiliste s’oppose au courant humaniste de Bourneville, en s’appuyant sur une psychométrie qui peut reporter sur l’enfant considéré individuellement l’origine de ses difficultés scolaires. En 1905, Alfred Binet met au point une échelle quantitative des niveaux d’intelligence, qui donne une base à la distinction entre normal et anormal, qui dispense de rechercher une autre voie pédagogique que la ségrégation.

Les classes de perfectionnement

C’est dans ce contexte, auquel il faudrait ajouter la concurrence des écoles confessionnelles, que la loi du 15 avril 1909 crée des « classes de perfectionnement », annexées aux écoles élémentaires publiques, et des écoles autonomes de perfectionnement, fonctionnant en internat ou demi-internat. Les classes reçoivent des enfants de 6 à 13 ans – la durée de l’obligation scolaire ; elles sont très hétérogènes, même si la plupart des élèves ne dépassent que rarement le cours élémentaire, tandis que les meilleurs peuvent continuer dans les écoles autonomes. Celles-ci conduisent les élèves jusqu’à 16 ans et leur donnent un début d’enseignement professionnel. Enfin, du moins dans l’esprit de leurs promoteurs, un certain nombre des enfants pris en charge dans les classes de perfectionnement devraient être mis à même de rejoindre un jour les classes ordinaires. Une autre loi, du même jour, crée un Certificat d’aptitude à l’enseignement des enfants arriérés (CAEA), que l’on prépare au centre de Beaumont-sur-Oise [[Seulement pour enfants caractériels ou déficients mentaux.]] . Les enseignants munis de ce CA ont un traitement plus élevé que les instituteurs, tous perçoivent des indemnités. Le CAEA durera jusqu’en 1963, où il sera remplacé par le CAEI ; les Instructions pédagogiques des classes de perfectionnement (arrêtés des 18 et 25 août 1909) dureront aussi jusque 1964.
S’agit-il d’un tournant ?

Solutions scolaires ou extra-scolaires ?

En fait, le démarrage des classes et des écoles de perfectionnement n’est pas triomphal : en 1944, il n’y aura encore que 274 classes de perfectionnement, 1000 en 1951 : elles restent en marge. C’est que leur création dépend de la demande des communes ou des départements, qui en supportent les frais. Et surtout elles se heurtent à un certain scepticisme, dont témoignent ces lignes du Dictionnaire Buisson [[Article Arriérés.]]: « des essais de classes d’anormaux se poursuivent à Paris, et ailleurs, sous le nom un peu voilé de classes de perfectionnement : il faut ménager les susceptibilités ! ». Peut-être aussi leur définition est-elle floue : elles s’adressent aux arriérés, définis comme « les écoliers qui, pour une cause quelconque, se trouvent notablement en retard, dans leurs études, sur leurs camarades du même âge ». Les causes : « l’arriération peut avoir des causes accidentelles : entrée tardive à l’école, fréquentation irrégulière, maladie prolongée, changements répétés d’instituteurs ou de régime, etc. Elle peut aussi résulter de troubles et d‘insuffisance psychologique : il y a des anormaux, des infirmes de l’intelligence, comme il y a des anormaux, des infirmes du corps ou des sens. ». « L’hospice attend les idiots, les épileptiques, tous les anormaux incurables ou d’une amélioration douteuse. Des asiles-écoles sont ouverts aux aveugles, aux sourds-muets, qui, par leur infirmité même, exigent une éducation spéciale. Que doit-on faire des arriérés ? ».
La réponse à cette question est moins résignée que les constats : « La plupart d’entre eux, semble-t-il, resteront avantageusement dans les classes ordinaires », moyennant plus de vigilance que pour les autres enfants. D’autres sont en réalité des « élèves encombrants », qui « alourdissent la classe de façon désespérante ». Parmi eux, les déficients intellectuels et instables « forment toute une série de transitions entre l’enfant normal et le client désigné de l’hospice ou de l’asile ». Mais la plupart relèvent de l’enseignement normal, simplement avec des classes moins chargées, éventuellement mixtes [[Ce que ne sont pas les classes de perfectionnement, alors que les écoles autonomes peuvent regrouper des sections de garçons et des sections de filles.]], ou même, dans les petites écoles, ils peuvent être répartis dans les classes ordinaires, pour éviter l’établissement spécial et plus encore l’internat. « L’expérience montre qu’il y a beaucoup à gagner, non seulement à ne pas faire de la classe de perfectionnement une sorte de lazaret, mais à la munir de nombreuses échappées sur la vie, à l’associer étroitement au fonctionnement de l’école » ; par exemple avec un ou deux tuteurs pris parmi les autres élèves, qui veillent sur eux et les aident dans leur travail. Une pédagogie appropriée, des « exercices appropriés d’immobilité, de silence, de vitesse, d’adresse, ne contribueront-ils pas à rendre les esprits plus dociles et plus souples, les applications et les énergies moins rebelles ou moins intermittentes ? ».
En marge, il y a « le problème posé par la criminalité juvénile (qui), sans cesser jamais d’être un problème de protection sociale, est avant tout un problème d’orthopédie morale, donc d’éducation ». « Cette œuvre d’orthopédie morale n’est pas seulement affaire de leçons, mais surtout de pratique », dans la vie quotidienne de l’établissement et de la classe, dans le système des récompenses et des sanctions. Le Dictionnaire relève avec satisfaction que de nombreux jeunes de ces colonies s’engagent ensuite dans l’armée (il en est même qui ont conquis l’épaulette d’officier ) [[Article Mineurs délinquants.]]. Dans le même registre, Binet parle d’orthopédie mentale à l’intention des enfants inadaptés.
Une loi de 1921 sur le vagabondage des mineurs prévoit qu’ils seront remis à une institution charitable, ou mis dans une colonie pénitentiaire pour y être élevés jusqu’à 21 ans. Cela s’appliquera surtout aux filles prostituées.

Les écoles de plein air

Un projet de loi pour la protection des enfants inadaptés est élaboré en 1936, mais n’aboutit pas. On crée des écoles de plein air, pour « les enfants malingres, débiles, chétifs, afin d‘éliminer ou d’annuler les tares dont ils sont affligés et, dans beaucoup de cas, de les sauver » (circulaire du 9 septembre 1922), généralement pour des séjours de trois mois. En 1939, un décret du 18 juillet institue un Certificat d‘aptitude à l’enseignement des écoles de plein air, pour les déficients physiques, qui est préparé au centre de Suresnes. Comme le CAEA, il donne accès à une autre catégorie, et il sera remplacé en 1963 par le CAEI.
En même temps, à partir des consultations d’hygiène mentale se dessine chez les pédopsychiatres une évolution vers la prévention pour éviter le recours à l’asile, liée à une protestation contre les conditions déplorables faites à ces jeunes et contre la confusion qui conduit à traiter de la même façon les jeunes handicapés et les jeunes déviants, au point de parler pour ceux-ci de handicap social, et à mêler enfance en danger, délinquance et handicap mental, moteur ou sensoriel. Ce mouvement est amorcé dès avant la Guerre, il se développe sous Vichy., mais dans la perspective de la Révolution nationale, de l’hostilité à l’école publique, et du redressement moral du pays.

L’héritage de Vichy

Le régime de Vichy va essayer un règlement d’ensemble de la question ; comme dans d’autres domaines [[L’école unique, la formation des instituteurs, etc.]], il reprendra des idées déjà lancées, et il prendra des décisions dont l’inspiration douteuse n’empêche pas qu’elles soient parfois opportunes. Dans le domaine de l’enfance inadaptée – c’est le vocable qui prévaut alors [[Mais inadaptée à quel monde ? ]] – il perpétue la confusion entre enfance délinquante (la délinquance des jeunes se développe fort), enfance en danger moral (que les difficultés de l’époque multiplient), arriérés et anormaux.

Le secteur médico-social
D’un côté, le régime crée en 1943 un Conseil technique de l’enfance délinquante et en danger moral, et des associations régionales de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence regroupent des initiatives privées ou municipales ; les médecins y exercent une grande influence et contribuent à développer un « secteur médico-social » de l’Enfance inadaptée. Ce secteur met l’accent sur l’influence déterminante du milieu d‘origine dans la genèse des anormalités, qui peuvent aboutir à la délinquance. Cette « hygiène mentale » veut être aussi contribution à une paix sociale conçue comme ordre social. Par ailleurs, neuf Instituts publics d’éducation surveillée remplacent les colonies pénitentiaires et un établissement public de rééducation est créé dans chaque département. Des tribunaux spéciaux pour enfants et adolescents peuvent jouer de la notion de liberté surveillée.

Les centres de formation professionnelle
D’un autre côté, les circonstances font que de nombreux jeunes, sortis à 14 ans de l’école, se retrouvent sans qualification ni même le certificat d’études, au chômage ou à la rue. Depuis le début de la guerre, on avait créé pour eux des centres de formation professionnelle accélérée. Vichy les multiplie, jusqu’à plus de 800, sous des statuts et appellations divers, et étend leur mission : centres de formation professionnelle, centres d‘apprentissage, centres de jeunesse. Annexes des écoles techniques existantes, ou centres autonomes d’Etat, centres gérés par de nombreuses associations philanthropiques ou confessionnelles, ou quelques organismes laïques comme les Villages d’enfants ou l’Association nationale des communautés éducatives (ANCE), ils offrent un an de complément de formation générale et deux ans d’éducation professionnelle préparant à un métier. A la Libération, loin d’être fermés, ils deviendront les centres d’apprentissage, et plus tard Collèges d’enseignement technique [[Eux-mêmes promus plus tard Lycées d’enseignement professionnels, puis Lycées professionnels.]].
Mais ce rassemblement des jeunes fait apparaître qu’il y en a qui ne peuvent pas suivre comme les autres. Comme cela s’était passé en 1909 avec la création des classes de perfectionnement, on crée donc pour eux en 1942 une structure spéciale : onze centres spécialisés pour les enfants et adolescents inadaptés aux conditions normales de l’enseignement général et professionnel, administrés par une filiale du Secours national. A la Libération, un arrêté du 27 novembre 1944 les rattache à la direction de l’enseignement du premier degré. Le séjour est de trois ans après 14 ans, les jeunes sont répartis en trois catégories : troubles de la conduite et du comportement, déficients intellectuels arriérés profonds et légers, déficients physiques.

La protection judiciaire de la jeunesse
A la Libération, le rapport entre l’Education nationale et l’éducation spécialisée reste ambigu. En 1945, le ministère de la Santé est chargé de coordonner les actions publiques et les entreprises privées œuvrant pour « la protection des mineurs déficients, délinquants ou en danger moral ». Au ministère de la Justice, une direction de l’éducation surveillée est créée, l’éducation surveillée elle-même devenant Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).

Les Ecoles nationales de perfectionnement
Une loi du 31 décembre 1951 crée des Ecoles nationales de perfectionnement, sur le modèle administratif des Ecoles Normales d’instituteurs, et les centres spécialisés de la jeunesse sont transformés en ENP par un décret du 4 janvier 1954. Les personnels en sont des instituteurs, les uns chargés de l’enseignement et d’autres étant éducateurs en internat, ainsi que des professeurs de centres d’apprentissage et des professeurs d’éducation physique : la formule est complexe, mais souple, et elle permet un travail intercatégoriel. Ces ENP « sont spécialisées, compte tenu de la catégorie des élèves reçus ». En 1976 [[En 1968, il y en a 26, avec capacité de 3320 garçons et 580 filles.]], il y en aura neuf : une pour les troubles de conduite et de comportement, trois pour les déficients visuels, un pour les déficients auditifs, trois pour les handicapés moteurs, un pour les handicapés moteurs et déficients intellectuels. On peut y ajouter le centre de Beaumont. En 1985, les ENP deviennent des écoles régionales d’enseignement adapté (EREA), qui seront 82 en 1991.

Adapter le système…

La prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans, décidée en 1959, applicable en 1967, révèle une inadaptation du système scolaire, dont témoignent aussi la forte augmentation des redoublements et l’orientation d’un grand nombre d’élèves vers les filières basses. C’est aussi l’époque où l’on pense à rationaliser la carte scolaire.

Les Sections d’éducation spécialisée
Une circulaire Fouchet en 1964 définit ainsi une carte scolaire pour les inadaptés. Les classes de fin d‘études disparaissant, leurs locaux abriteront les classes de perfectionnement, qui vont être multipliées dans les écoles primaires et pour lesquelles des instructions détaillées sont publiées en 1964. De nouveaux locaux seront construits dans les zones en voie d’urbanisation, à raison de deux classes de perfectionnement pour dix classes ordinaires. Un CES sur quatre dans les secteurs urbains comportera une unité spécifique pour les débiles légers, et des classes spécifiques seront annexées à certains établissements du premier ou du second degré pour les déficients sensoriels légers ou les troubles de comportement.
Cela deviendra en 1967 (circulaire du 27 décembre) les Sections d’éducation spécialisée (SES). Enfin, on ouvrira des ENP de 150 élèves pour les débiles légers avec certains troubles associés ou les débiles moyens, toujours en internat mais avec quelques externes.
Mais les classes de perfectionnement restent mal intégrées dans les écoles ordinaires, des déficients mentaux légers sont orientés vers l’éducation spécialisée, et celle-ci fournit aux centres d’aide par le travail (CAT) des travailleurs déjà plus ou moins sélectionnés.

Les Groupes d’aide psycho-pédagogique
On pense alors à développer une pédagogie adaptée, avec l’idée que le dépistage précoce des enfants en difficulté et leur maintien en priorité dans l’Education nationale permettront, à travers des structures spécialisées internes, de les réintégrer rapidement dans l’enseignement normal. On crée les Groupes d’aide psycho-pédagogique (GAPP, circulaire du 9 février 1970), dont l’objectif est la prévention précoce de l’inadaptation scolaire ; ils seront 1700 en 1981.

Les Classes d’intégration scolaire
Dans la même perspective de prévention, on crée en 1991 les Classes d’intégration scolaire (CLIS) : dans des écoles maternelles, surtout pour les déficients visuels et auditifs mais aussi pour des enfants rencontrant des difficultés d’ordre relationnel ; dans les écoles élémentaires, pour un séjour temporaire afin de réinsérer l’enfant dans une classe ordinaire ou de le diriger vers une classe de déficients intellectuels ; enfin au niveau du premier cycle, avec possibilité d’un prolongement en seconde. On crée enfin un Certificat d’aptitude à l’éducation des enfants et adolescents déficients ou inadaptés (CAEI, décret du 12 juillet 1963), avec six options correspondant aux groupes de handicaps, et, pour y préparer, en un an, on ouvre dans les écoles normales académiques des centres régionaux de formation des maîtres chargés de l’éducation des enfants et adolescents déficients ou inadaptés.

Et pour les déficients visuels et auditifs ?
Mais il n’y a rien de nouveau pour les déficients visuels, auditifs ou moteurs ou les dyslexiques. L’enseignement spécialisé pour les sourds reste en dehors de l’Education nationale. On recommence alors à y tolérer la langue des signes. Vers 1970, un courant intégratif se développe : de nouveaux appareillages facilitent le recours à l’oralisation, les parents répugnent à l’internat, il faut se préoccuper de donner aux jeunes sourds un niveau scolaire suffisant, et on pense qu’il est nécessaire de les placer dans un milieu parlant si l’on veut qu’ils parlent un jour. Le volontarisme de quelques enseignants, associé au militantisme associatif de l’APAJH pour que l’intégration se fasse au sein de l’école laïque,permettral’ouverturedes premiers dispositifs d’intégration conséquents. Mais le conflit entre l’oral et le gestuel persiste ; même si l’oralisme reste dominant, il n’est plus exclusif, et se conjugue souvent avec le gestuel. Le débat n’est pas exempt de dogmatisme pédagogique, à propos de l’éducation bilingue et de l’usage de soutiens visuels à la communication, ni d’un certain corporatisme, qui s’oppose des formules mixtes ayant recours à divers intervenants. On méconnaît ainsi que les situations langagières soutiennent et enrichissent les acquisitions et les compétences communicationnelles. Le risque étant que, dans la recherche abstraite de la perfection, on en vienne à rendre impossible l’intégration du plus grand nombre.
Pour autant, les établissements spécialisés (avec internat) relevant de la Santé restent importants, si ce n’est prépondérants.

Pendant ce temps, les idées évoluent, et avec elles les textes et les institutions. En 1976, l’OMS adopte une classification des handicaps [[Une nouvelle classification est en chantier.]]. On désigne désormais l’enfant plus par ses potentialités, par sa capacité d’adaptation, que par ses manques ou son handicap. Mais à quel monde faut-il adapter l’enfant ? En 1967, on lit dans le rapport Bloch-Lainé : « L’inadaptation peut être due autant à l’état de la société qu’à celui de l’individu et c’est alors le milieu qui est inadapté » [[Cité par J.Y. Le Capitaine, p.71.]]. Ce rapport est à la base de la grande loi d’orientation en faveur des personnes handicapées, du 30 juin 1975. Elle proclame que « la prévention et le dépistage des handicaps, les soins, l’éducation, la formation et l’orientation professionnelle, l’emploi, la garantie d’un minimum de ressources, l’intégration sociale et l’accès aux sports et aux loisirs du mineur et de l’adulte handicapés physiques, sensoriels ou mentaux constituent une obligation nationale » (article 1). « Les enfants et adolescents handicapés sont soumis à l’obligation éducative » (art. 2), soit « une éducation ordinaire » soit « une éducation spéciale », celle-ci étant assurée « soit dans des établissements ordinaires, soit dans des établissements ou par des services spécialisés » et pouvant « être entreprise avant et poursuivie après l’âge de la scolarité obligatoire ». L’Etat prend en charge les dépenses d’enseignement et de première formation professionnelle, que ce soit dans des classes ordinaires ou dans des classes ou établissements spécialisés, publics ou privés. Une commission de l’éducation spéciale (CDES) dans chaque département, nommée par le préfet, désigne les établissements ou les services correspondant aux besoins de l’enfant ; il y a aussi des commissions de circonscription. « Les dispositions architecturales et aménagements des locaux d’habitation et des installations ouvertes au public, notamment les locaux scolaires, universitaires et de formation doivent être tels que ces locaux et installations soient accessibles aux personnes handicapées » (art.49).
Dans la mise en œuvre de cette loi, comme dans d’autres décisions de la période Giscard d’Estaing, et notamment la loi Haby sur l’éducation, qui est de la même année, on relève un risque de fichage des enfants dès leur plus jeune âge. Mais le Plan intérimaire pour 1982-1983 fait de l’intégration scolaire une priorité nationale.
La loi d’orientation de l’éducation de 1989 (loi Jospin) se borne à cette formule : « l’intégration des jeunes handicapés est favorisée » (article 1), et le rapport annexé est assez plat : il ne parle que du dépistage des handicaps à entreprendre dès l’école maternelle, de l’information des familles et de « dispositions différenciées pour mieux répondre à la diversité des situations » ; pour le reste, il renvoie à la loi de 1975 et aux circulaires des 29 janvier 1982 et 29 janvier 1983.
Aux classes d’intégration scolaire (CLIS), créées en 1991 dans les écoles, avec quatre catégories (handicap mental, visuel, auditif, moteur), on ajoute en 1995, les unités pédagogiques d’intégration (UPI), dans les collèges, pour les handicapés mentaux.

et le coordonner

Un problème récurrent est la dispersion des entreprises et des initiatives. D’une part entre ministères : sont sur le terrain les ministères de l’Education nationale, de la jeunesse, de la Justice, de la Santé, des Affaires sociales, les changements de périmètre fréquents entre ministères ne simplifiant pas la situation, et les statistiques produites par les différentes administrations ne sont pas faites avec les mêmes catégories, ce qui rend difficile une vue d’ensemble. D’autre part, selon leur statut, public ou privé, national ou local, ou selon l’inspiration, confessionnelle ou laïque. Cette dispersion ne facilite pas la coordination des efforts entre les secteurs éducatif, médico-social ou judiciaire, dont les frontières restent floues. Il y a ainsi deux diplômes différents pour les enseignants, l’un de la Solidarité (CAPEJS), l’autre de l’Education nationale (CAPSAIS, auquel les personnes sourdes n’ont pas accès). Et en 2002 par exemple, si 67 000 enfants handicapés sont éduqués dans le premier degré (30 000 individuellement et 37 000 dans 250 CLIS) et 20 000 dans le second degré (16 000 individuellement et 4000 en UPI), 125 000 le sont dans un établissement du secteur médico-social. Plusieurs milliers d’enfants ne sont ni scolarisés ni accueillis en établissement.
En 1993, le Haut Conseil de l’intégration précise l’idée d’intégration : « sans nier les différences, en sachant les prendre en compte sans les exalter, c’est sur les ressemblances et les convergences qu’une politique d’intégration met l’accent afin, dans l’égalité des droits et des obligations, de rendre solidaires les différentes composantes ethniques et culturelles de notre société et de donner à chacun, quelle que soit son origine, la possibilité de vivre dans cette société dont il a accepté les règles et dont il devient un élément constituant » [[Cité par J.Y. Le Capitaine, p.96.]]. L’intégration n’est ni assimilation, qui est renoncement à la culture d’origine, ni différentiation, qui hiérarchise les cultures ou les laisse étrangères les unes aux autres, mais tension entre ces deux pôles.

Ces idées n’entrent que lentement dans les esprits et dans les faits. Je ne conclurai donc ce survol historique qu’en rappelant une réalité : plusieurs des idées majeures de l’éducation nouvelle sont issues plus ou moins directement des découvertes et des pratiques de ceux qui se sont occupés des enfants inadaptés et parmi lesquels plusieurs médecins font la jonction entre l’approche médicale et l’approche éducative. Je citerai, parmi d’autres et outre ceux que nous avons rencontrés au début, Ovide Decroly 1871-1932, qui ouvre à Bruxelles, après un institut pour enfants « irréguliers » en 1901, une école pour tous, Maria Montessori (1870-1952), qui applique aux enfants « normaux » l’éducation sensorielle prônée par Seguin, et Maud Mannoni, et son école expérimentale pour psychotiques à Bonneuil. Ceux qui s’intéressent à l’éducation « ordinaire » ne peuvent pas se désintéresser de ce qui se passe dans les secteurs compliqués de l’éducation spécialisée [[Je ne traite pas ici de la question des enseignants handicapés, qui est tout autant préoccupante.]].

Jacques George


Une affaire de regard

Deux textes qui montrent bien les deux logiques qui s’affrontent, que ce soit pour les handicapés, sans question d‘âge, ou pour les élèves « inadaptés » :

« Pour bien montrer ce que l’on entend par « modèle médical » et « modèle social », J.F.Ravaud propose le test suivant : on montre une photo d’une personne en fauteuil roulant qui ne peut rentrer dans un établissement public. On obtient deux types de réponses expliquant la raison pour laquelle cette personne ne peut entrer. Soit c’est parce qu’elle est paralysée, soit c’est parce qu‘il y a un escalier. Dans le premier type de réponse, on est dans le « modèle médical », car le problème se situe clairement au niveau de l’individu, qui a une déficience, une incapacité. C’est une question personnelle, qui est affaire de « spécialistes ». Dans le deuxième type de réponse, on est dans le « modèle social », car le problème se situe au niveau de l’environnement et de la structure sociale ».

G. Langouet, L’enfance inadaptée en France, Hachette, 1999 , cité par J.Y. Le Capitaine, Des enfants sourds à l’école ordinaire, p.73. (L’Harmattan, 2004)

De la même parabole, Henri-Jacques Stiker donne une version plus développée :
« Si l’on met au tableau le dessin d’une personne en fauteuil roulant devant un escalier et que l’on demande : pourquoi la personne ne monte-t-elle pas l’escalier ? Cinq réponses sont possibles. Une réponse purement médicale : c’est une personne paraplégique ; une autre purement individuelle : elle n’en a pas les capacités et elle est en fauteuil roulant ; une troisième, environnementale : il y a une barrière, l’escalier ; une quatrième d’ordre socio-politique : personne n’a pris ou voulu prendre la décision d’abattre l’obstacle ; une cinquième, subjective : la personne n’a pas le désir de franchir l’obstacle ».

in Nouveaux Regards, automne 2003.