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De l’importance d’inhiber les détails

Comment appréhende-t-on une scène visuelle un tant soit peu complexe ? On peut se concentrer, soit sur les détails, soit sur l’organisation spatiale de la scène en adoptant une approche globale. Ainsi en lecture, l’attention visuelle porte sur l’identité des lettres, mais aussi sur la configuration des lettres dans le mot. Ce dernier mode de traitement global n’est pas une simple appréciation du contour de l’objet et, en lecture, il permet de coder la position des lettres entre elles pour identifier le mot.

Le système visuo-attentionnel humain privilégie l’analyse globale. Ainsi, un environnement riche n’est pas spontanément perçu comme chaotique, ce qui réduit l’anxiété. En lecture, cela permet d’échapper à la forte attraction qu’exercent les lettres, en tant que détails facilement identifiables et familiers. Les ressources attentionnelles sont alors suffisantes pour prendre aussi en compte les relations spatiales entre les lettres et coder leur position. Cela permet par exemple de distinguer LOIN de LION.

La lecture rapide des mots passe par une procédure par adressage mettant en correspondance l’ensemble des graphèmes codés dans leur position, avec les représentations du lexique orthographique. Cette procédure est nécessaire à l’identification des mots irréguliers (comme monsieur) et plus rapide que la procédure par assemblage qui associe séquentiellement un phonème à chaque graphème et reconstruit la forme phonologique complète du mot. Notre hypothèse est que l’adressage implique de traiter spontanément la configuration globale et de refréner le traitement des détails pour que l’identité des lettres ne monopolise pas l’attention et que la lecture soit suffisamment rapide et efficace.

Les dyslexiques de surface anormalement attirés par les détails

Le test SIGL©, étalonné sur 430 participants, est l’aboutissement de plusieurs années de recherches sur les capacités à analyser un même objet visuel (un mot écrit, un dessin, un paysage…) en focalisant l’attention de façon locale sur l’identité des détails (en lecture : l’identité des lettres) ou de façon globale sur la structure d’ensemble (en lecture : les relations spatiales entre les lettres, l’organisation orthographique du mot). Il montre que, contrairement aux enfants dyslexiques souffrant de déficits phonologiques majeurs, les enfants dyslexiques de surface négligent la configuration globale des objets visuels : leur attention est anormalement attirée par les détails. Cela pourrait expliquer les difficultés à coder la position des lettres et à élaborer le lexique orthographique nécessaire à l’adressage. C’est pourquoi ils lisent  lentement et traitent particulièrement mal les mots irréguliers.

D’autres études montrent que les enfants dyslexiques de surface échouent en rappel immédiat d’une série de cinq lettres présentées simultanément très vite à l’écran car leur fenêtre visuo-attentionnelle serait trop étroite. Nous identifions les mots en articulant la reconnaissance de la forme globale et des lettres qui la composent. Ces lecteurs en difficulté ne s’intéressent pas suffisamment au fait que les détails participent à la configuration générale.

Récemment utilisé auprès d’étudiants dyslexiques, le test SIGL associé à un bilan neuropsychologique (Projet ETUDYS) montre les liens entre ces deux déficits et les difficultés en lecture (mots et textes) et en orthographe chez l’adulte dyslexique dont il devient possible de préciser le profil.

Remédiation de l’inhibition volontaire des détails

Des expériences ont montré que l’avantage du traitement visuel global se met en place entre 6 et 11 ans, période cruciale pour l’apprentissage de la lecture. L’inhibition volontaire des détails s’améliore progressivement alors que les capacités d’inhibition de la configuration globale restent stables. (Cf l’encadré)

Afin de développer des compétences attentionnelles favorables à la lecture par adressage, un programme d’exercices informatisés vise à dissuader les lecteurs de trop privilégier l’identification des détails. Une étude auprès de 20 enfants dyslexiques présentant ce trouble apporte des résultats encourageants après 20 séances de 20 minutes. L’inhibition des détails s’améliore significativement, conduisant à une lecture plus efficace. Des progrès significatifs sont observés en recherche visuelle d’indices verbaux et la lecture de texte devient moins morcelée. La lecture des mots isolés est facilitée (en particulier celle des mots irréguliers) et la sensibilité à la fréquence des mots augmente, suggérant que l’enfant se tourne vers la procédure par adressage.

Divers déficits attentionnels peuvent contribuer aux difficultés en lecture. L’un d’eux consiste en un équilibre atypique des modes d’analyse global et local. Il semble possible de remédier à cette anomalie chez l’enfant et il est vraisemblable que les recherches dans ce domaine puissent éclairer d’un jour nouveau les difficultés cognitives rencontrées par des enfants, au-delà de la dyslexie.

Nathalie Bedoin
Enseignant-chercheur en psychologie; Laboratoire Dynamique Du Langage, l’Université Lyon 2


En complément

Inhibition volontaire et capacités d’inhibition

Ce type de matériel permet de tester des mécanismes cognitifs importants pour l’identification des mots écrits, en évitant de placer l’enfant ou le patient directement dans une situation de lecture. Deux exemples de stimuli hiérarchisés sont présentés ci-contre. Il s’agit de la grande lettre A (global) constituée de la répétition de la lettre M (local). On demande au sujet de se concentrer au niveau global pour décider si la lettre présentée à ce niveau est A ou M ; ensuite on lui demande de sélectionner le niveau local pour décider entre A et M.

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Extrait de Nathalie Bedoin, « Troubles visuo-attentionnels, troubles de l’orientation spatiale et de l’attention temporelle dans les dyslexies développementales », Rééducation Orthophonique, numéro spécial, numéro 262, p. 27-53, 2015.