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Dans le ghetto reste l’École majuscule

Elle entre dans le métier sans préméditation, délaissant l’imprimerie où elle travaillait jusqu’alors pour une profession où les horaires lui semblent plus compatibles avec sa nouvelle vie de maman. C’était une époque où le bac était le sésame, où la présence des syndicats et des mouvements pédagogiques favorisait les échanges pour construire une école émancipatrice au jour le jour. Ce qu’elle apprend à l’École normale et dans les écoles d’application, où tout semblait facile avec des élèves attentifs, est loin de ce qu’elle vit dans son premier poste à Montreuil. « Sur le terrain, c’était plus difficile, on était au moment du regroupement familial avec des enfants venant du Mali, du Sénégal, du Maghreb, de scolarités différentes, avec des fonctionnements différents selon le pays. »

Elle se rend compte rapidement que le manuel scolaire n’est pas le sésame universel, cherche des solutions dans le travail en équipe, en ébauche autour des bibliothèques, des centres de documentation pour « apprendre à lire au-delà de l’association des lettres et des mots, apprivoiser les codes de l’écrit ». L’écart est immense entre les élèves. Elle trouve auprès du GFEN et de l’ICEM des réponses à ses recherches sur la différenciation pédagogique et commence à mettre en place une classe Freinet. Son initiative est vécue dans son école comme un havre possible pour tous les élèves à l’étroit dans leur classe. « Quand tu as une classe Freinet, on pense que le nouvel arrivant, la dys, le pas sage, seront mieux chez toi. »

Remplaçante

Elle souhaite changer d’école, son barème la contraint à devenir remplaçante. Son remplacement se prolonge dans un établissement où elle rejoint une équipe au sein de laquelle elle se sent heureuse, partageant une démarche pédagogique réfléchie. Puis sa route reprend, avec l’étiquette apposée par l’inspection de « remplaçante expérimentée qui peut faire face aux situations difficiles ». Elle arrive dans des classes que personne ne souhaite, à la suite parfois, dès fin septembre, de deux enseignants qui ont déjà craqué. Dans une école, elle se retrouve à la tête d’une classe triée, composée d’élèves dont les autres enseignants ne veulent pas. Elle entend à l’heure de la récréation « tes noirs ont attaqué mes blancs dans la cour », elle vit l’école dont elle ne veut pas, avec des collègues dont elle ne partage pas la pédagogie et les valeurs. Elle recherche un poste de directrice qu’elle trouve dans une petite école maternelle de Bobigny où elle reste six ans.

Elle participe alors à une association qui souhaite créer dans la ville un collège Freinet. Le projet se heurte à des exigences académiques contradictoires et inconciliables. Elle tient à l’idée, contacte l’Inspection pour voir comment la transposer au primaire. La direction de l’école Marie-Curie se libère, elle prend le poste pour réaliser son vœu. Elle constitue progressivement l’équipe en lançant un appel au Mouvement Freinet, la compose avec des enseignants souvent jeunes, nommés dans le 93 en début de carrière.

Elle les forme, partage les méthodes en croisant les doigts pour qu’ils restent un petit bout de temps. « Avec le jeu du barème, ils n’étaient pas à 100 % Freinet mais c’est bien aussi car, en cas de désaccord, cela oblige à réfléchir, construire, montrer pour convaincre. » Elle encourage les uns et les autres à aller voir dans les classes ce qu’ils font, à piocher des idées là où un collègue a développé un projet, une approche, car dit-elle « tout le monde est bon en quelque chose ». Elle prône la coformation, soulignant qu’elle est plus efficace qu’un dispositif descendant car elle se fonde sur une envie d’aller voir, de partager.

Cette année, elle est confrontée à quatre changements simultanés d’enseignants, et suspend les ambitions de la pédagogie Freinet aux appropriations nécessaires, aux réglages entre des procédures qui semblaient fonctionner et leur interprétation par ceux qui n’ont pas participé à leur création. Son rôle de directrice d’école déchargée de classe est de rendre les choses possibles pour les enseignants, de les laisser se concentrer sur l’ingénierie pédagogique et la vie de classe. Elle gère la relation avec les parents, la mairie, la recherche de moyens pour les projets, l’achat et la gestion du matériel scolaire.

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Les tours autour

L’école, comme partout, dépend de son environnement, des immeubles, des tours qui sont autour d’elles, des politiques de sectorisation aussi. « Les écoles de banlieue sont à l’image du quartier, certaines fonctionnent bien, d’autres moins. Si la cité dysfonctionne, l’école dysfonctionne. » Elle raconte les nuances d’une cage d’escalier à l’autre, selon les habitants qui y vivent, le dosage savant et impromptu de la mixité sociale. Mais de cette mixité, il y a peu de traces. Les origines sont multiples, primo-arrivants, enfants ou petits-enfants de primo-arrivants, venus d’Afrique noire, du Maghreb, de Chine ou d’ailleurs. La pauvreté est le commun de ceux qui vivent là, avec des nuances entre pauvres, très pauvres et dans la misère. Les parents ont des visions de l’école divergentes entre ceux pour qui elle représente une chance de progrès social pour leurs enfants et ceux qui y voient le souvenir de ce qui les a eux mêmes broyés dans l’échec.

Elle dit marcher sur un fil, repérer les dérives, les parents qui font travailler leurs enfants le soir, les cas d’alcoolisme, les effets d’un laisser-aller, d’une défaite face à une vie dont on ne maîtrise plus les difficultés. Elle prévient d’abord, les yeux dans les yeux, dans son bureau, que la dérive constatée est synonyme d’ennui. Puis si l’avertissement reste sans effet, elle convoque la famille en présence de l’équipe éducative et du RASED. Des solutions peuvent être proposées à l’extérieur pour aider. Et si rien ne se passe, alors elle actionne la mesure éducative. Elle tient à cette action en trois temps, où le cadre est précisé, où la bienveillance est au départ de mise, et où à chaque étape la famille est clairement informée de ce qu’il peut advenir.

Cette bienveillance se débarrasse des préjugés, des idées reçues, des jugements hâtifs de ce que les vêtements, les façons d’être, présagent de l’éducation donnée aux enfants. Elle s’accompagne d’une exigence définie par un cadre rappelé à chaque occasion.

Deux manteaux et un sac à dos

Dans la liste des fournitures scolaires en début d’année, sont mentionnés l’achat de deux manteaux, un pour l’hiver, un pour la pluie, et un petit sac à dos. Elle arrive à point, au moment d’un versement des allocations familiales de rentrée. Lorsqu’un enfant arrive sans manteau, un coup de fil est passé aux parents pour leur rappeler la liste. Lorsqu’il rapporte un livre emprunté à l’école abîmé, un remboursement est exigé à la remise du livret scolaire. « Il faut qu’en permanence le cadre soit explicite d’autant que les parents arrivent d’autres pays, d’autres cultures. Cela suppose de prendre beaucoup de temps pour expliquer. »

Cette année, trois réunions de présentation avant l’entrée au CP sont organisées dont une où les parents iront en classe, manipuleront les bûches, les bâtons, les syllabes comme le feront leurs enfants pour « chasser de leur esprit comment eux ont appris à lire et qu’ils comprennent que le fonctionnement n’est pas le même ».

L’an passé, elle a eu envie de partir, d’aller ailleurs, à la campagne. Elle se voyait en Corrèze, dans une classe unique. Elle était fatiguée, lasse, usée par les travaux de rénovation urbaine qui couvraient la cour de poussière, provoquaient des acouphènes. Elle vivait l’effet retour d’une lutte pour que les enfants roms scolarisés dans l’école et leurs familles ne soient pas expulsés, pour que l’énergie mise à ce qu’ils apprennent ne soit pas réduite à néant par un énième déménagement dans un bidonville, une énième déscolarisation.

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Pas de mutation

Sa demande de mutation est restée lettre morte, à trois ans de la retraite, elle sait désormais qu’elle restera là, dans ce quartier où l’école semble le dernier pilier d’une République oublieuse de la pauvreté et de ses effets. Pensant partir, elle a écrit un livre pour poser là des années de présence, de construction, d’accueil malgré l’environnement, malgré la consolidation d’un ghetto au fil des ans. Elle a rencontré partout des lecteurs, d’autres régions, d’autres contextes, qui se sont retrouvés dans ses mots. Étonnée par le succès de son livre, elle a puisé une énergie renouvelée dans les échanges.

En ce samedi après-midi, elle guette le retour d’une classe de neige, réjouie du bonheur que les élèves ont trouvé là-bas, de voir la neige, de visiter des lieux différents de leur quartier, de voir des visages qui ne ressemblent pas aux leurs, de mesurer à quel pays ils appartiennent, un pays fait de diversité. « Le quartier c’est Fergusson, on parque des pauvres dans des ghettos. Les gens construisent une société alternative, à part, avec une image de la religion, de la nourriture alternative, des priorités qui ne sont pas les nôtres. »

La pédagogie Freinet est ici une pédagogie de combat, avec une construction démocratique essentielle. L’apprentissage du monde, des codes communs ailleurs et qui le sont peu ici, de tout ce qui rendra possible l’accès à une scolarité paisible, réussie, est primordial. Le conseil des élèves avait décidé de faire du mois de janvier le mois de la solidarité pour aider une école haïtienne détruite par des inondations. Les dons, en temps ou en argent, sont arrivés au-delà des espérance. Véronique Decker est surprise encore par ces élans de générosité, d’implication chez des parents dont elle perçoit qu’ils sont épuisés psychiquement par la pauvreté, par leurs conditions de vie.

Elle se régale aussi de voir l’étonnement des gardiens et des visiteurs lorsqu’au musée, les élèves s’assoient par terre, un bloc-notes et un crayon à la main, pour écouter ses explications. « En banlieue, il faut emplir l’espace de savoirs, de ce qu’on est capable d’enseigner, d’apprendre. L’autorité repose là-dessus. Quand on ne peut pas enseigner les savoirs, la violence envahit l’espace laissé libre. » Elle partage cette idée forte, où la démocratie et l’autorité s’associent pour que le savoir l’emporte, lors de formations qu’elle anime. Elle a commencé à écrire son deuxième livre pour poursuivre le partage. Elle l’a décidé, ses trois dernières années d’enseignantes seront régies par l’envie de transmettre son expérience, ses idées et ses pratiques pour que l’école demeure un espace d’épanouissement partout, même dans des lieux par tous désertés.

Monique Royer

Trop classe, l’ouvrage de Véronique Decker.

Reportage sur la scolarisation des enfants roms avec le témoignage de Véronique Decker.