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D’après vous, qu’est-ce qu’une tomate ?

Dans les pratiques professorales actuelles, l’erreur n’est plus envisagée comme une simple scorie, mais comme intrinsèque au processus d’apprentissage. En ce sens, le travail de l’enseignant s’articule alors aux erreurs des élèves qui deviennent un « outil pour enseigner » (Jean-Pierre Astolfi). C’est notamment le cas de la problématique des conceptions des élèves et de leur prise en compte dans la classe. Ce texte vise à apporter un éclairage sur ce travail du professeur avec les conceptions des élèves.

Avec ce titre sous forme d’une question, je veux mettre l’accent sur une pratique professionnelle courante, au moins dans les cours de sciences à l’école primaire, dite « phase d’émergence des conceptions (ou représentations initiales) des élèves ». Ce type de questionnement « d’après vous, qu’est-ce que X ? » vise à recueillir les traces de ces conceptions pour les exploiter, par la suite, lors de la séance de classe. Cette question est assez souvent accompagnée d’un questionnaire sur X à compléter ou d’un schéma de X à réaliser.

Je retiendrai ici la définition de la notion donnée par Andrée Tiberghien et Jacques Vince. Pour ces deux didacticiens, la notion de conception rend compte d’un « ensemble de connaissances ou de procédures hypothétiques que le chercheur attribue à l’élève dans le but de rendre compte des conduites de l’élève dans un ensemble de situations données »[[Andrée Tiberghien, Jacques Vince, « Étude de l’activité des élèves de lycée en situation d’enseignement de la physique », Cahiers du français contemporain, n°10, 2005.]] Cette définition, particulièrement opératoire pour mon propos, ne place pas d’emblée la conception dans la tête de l’élève, mais rappelle que sa caractérisation est une production d’un observateur extérieur et que cette production n’explique pas la psyché, mais bien l’action de l’élève[[Gérard Sensevy, « Représentations et action didactique », in Jean-Claude Sallabery et Gérard Sensevy, L’année de la recherche en sciences de l’éducation : des représentations, AFIRSE, 2002.]].

Fruit ou légume ?

Concernant la tomate, une erreur répandue est de la considérer comme un légume alors qu’elle est un fruit. Pour rendre compte de la constance de cette erreur, on pourrait alors inférer une conception du type « les aliments non sucrés d’origine végétale sont des légumes[[Ce qui poserait le problème du citron qui est rarement confondu avec un légume. On pourrait tenter de formuler une conception à partir du fait que le citron est un fruit, car il pousse sur un arbre, mais cela laisserait entier le problème des fraises.]] » et y consacrer un temps de travail spécifique à partir de la « phase d’émergence des conceptions ».

Ranger la tomate dans la catégorie des légumes est effectivement une erreur au regard de la biologie. Les légumes se définissent comme étant les fruits des légumineuses, c’est-à-dire de plantes dont les fruits sont des cosses comme les haricots, les petits pois, etc. La tomate est donc bien un fruit, mais ce n’est pas un légume, car ce n’est pas le fruit d’une légumineuse. Pour autant, une approche pragmatique oblige à constater que, sur les marchés, la tomate est régulièrement confondue avec un légume sans que cela ne semble poser de problème à personne[[On peut imaginer que ce ne serait pas le cas avec la pêche qui est, dans le sens commun, plus emblématique de la catégorie des fruits que ne l’est la tomate.]].

Comment passe-t-on alors de cette connaissance commune au savoir scientifique ? En changeant de critère de catégorisation. Cependant, il ne s’agit pas là d’un simple changement de critères, mais du passage d’une pratique sociale à une autre. Depuis Linné, la pratique sociale de la botanique vise à établir une classification des végétaux à partir de leurs organes de reproduction. C’est ainsi que le botaniste va caractériser les légumes à partir de la présence de cosses comme leur étant spécifique. Cette classification est-elle pertinente pour la pratique sociale qui consiste à faire le marché pour la cuisine ? Pour le gastronome, il est plus fécond d’envisager la tomate comme un légume, car elle entre principalement dans la composition des plats et non celle des desserts. Ainsi, selon que l’on se situe dans la pratique du botaniste ou celle du client du maraicher, le terme de légume ne renvoie pas aux mêmes usages et, en conséquence, aux mêmes significations. En définitive, appréhender la tomate comme un légume n’est pas une erreur en soi, mais bien au regard d’une pratique sociale. Il n’y a pas ici une urgence majeure à travailler avec les conceptions des élèves et une explicitation des critères de catégorisation doit généralement suffire.

Accident de plaques

Considérons un autre exemple fréquent d’erreur au regard de la science : celle de l’explication du fonctionnement des séismes. Il est courant de rencontrer une conception qui met en jeu une collision entre deux « plaques » à la manière d’un accident de voiture. Or, le modèle scientifique accepté du séisme n’est pas celui d’un choc, mais celui d’un rebond élastique suite à une rupture.

Dans nos deux exemples, la tomate et le séisme, il convient alors de se demander quels en sont les enjeux, en particulier ce que cela nous explique du monde. Avec l’exemple du séisme, l’enjeu est celui d’une spéculation sur le fonctionnement d’un phénomène tandis que, avec l’exemple de la tomate, l’enjeu est celui de la construction d’une classification pour une pratique sociale. Ces deux exemples ne sont pas du même ordre : l’exemple du séisme relève de la conceptualisation et l’exemple de la tomate de la catégorisation. D’ailleurs, si l’explicitation des critères de catégorisation suffit généralement à dissiper la confusion entre fruit et légume, ce n’est pas le cas pour le fonctionnement du séisme. Malgré l’explicitation, l’erreur perdure.

Cette différence de persistance des conceptions dans le temps est fondamentale. Dans la classe, et la préparation de la classe, le travail professoral avec les conceptions des élèves est couteux. Être à même de faire la différence entre des conceptions durables et des erreurs éphémères évite de sortir « un canon pour tuer une mouche ». La question n’est donc plus de travailler, ou non, avec les conceptions des élèves, mais bien à partir de quelles conceptions des élèves travailler.

Ce déplacement de question est essentiel. Travailler avec les conceptions des élèves n’est pas une panacée, cela doit rester réfléchi, interrogé au cas par cas, sous peine de devenir une simple rubrique à faire figurer sous toute fiche de préparation comme un principe imposé de l’extérieur, renouvelant ainsi le sentiment de nombre de professeurs d’un divorce entre la « théorie » et la « pratique ».

Jérôme Santini
Université de Nice, IUFM Célestin Freinet, ERTE DATIEF