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Culture écrite et éducation

Emilia Ferreiro a été formée à l’école de Piaget après avoir fait ses études universitaires dans la Buenos Aires en pleine effervescence intellectuelle d’avant le coup d’état militaire. Elle est surtout connue en France pour ses travaux sur les représentations que se font les enfants de la langue écrite, sur les constructions mentales, les « conceptualisations » qu’ils se font de l’écrit. Ces travaux ont inspiré de nombreuses recherches en didactique. Ils ouvraient une perspective nouvelle puisqu’au lieu de se demander quelle était la bonne méthode pour enseigner la lecture, ils mettaient au premier plan l’activité cognitive de l’enfant qui apprend.
Ce livre d’entretiens nous fait entrer dans le « laboratoire » d’Emilia Ferreiro. C’est à la fois une biographie intellectuelle, le récit d’un itinéraire où recherche et engagement social se fécondent mutuellement, un tableau des recherches actuelles et des perspectives qu’elles ouvrent, ainsi qu’une réflexion sur les liens entre la recherche fondamentale et ses implications pédagogiques. Si chacun des sept entretiens a un thème dominant, les divers aspects sont cependant enchevêtrés.
Pour un non spécialiste en psychologie génétique ou en didactique des premiers apprentissages de l’écrit, le plus fascinant est sans doute le côté « itinéraire de recherche » où l’on suit, des observations initiales à des conclusions sitôt remises sur le métier, la façon dont les concepts émergent, s’affinent, se fabriquent, puis ouvrent sur de nouveaux problèmes théoriques. On y verra aussi à quel point le travail du chercheur, même en sciences humaines, se nourrit d’échanges, de travail en équipe, la façon dont on se forme à la recherche, dont on contourne ou dépasse les obstacles.
À côté de la psychologie génétique, un autre élément nourrit les travaux de l’auteur et c’est un élément original et passionnant du livre : il s’agit du lien avec la « demande sociale » des travaux du chercheur. L’Amérique latine avait, a encore, à faire face à l’alphabétisation de masse. À une certaine époque, au Brésil, 50 % des élèves étaient en échec au début de la scolarité obligatoire, signe des difficultés qu’avait l’école à trouver des réponses adaptées à la massification de son public. Un certain nombre d’enseignants, scandalisés par cette situation, ont trouvé dans les travaux d’Emilia Ferreiro matière à faire évoluer leurs pratiques : à s’interroger sur la place laissée à l’élève pour construire son savoir, sur la façon dont ils prenaient en compte l’élève, ses savoirs, ses représentations, bref à remettre en cause de nombreux aspects de la pédagogie qu’ils pratiquaient traditionnellement : une réflexion qui, même si elle s’enracine dans le contexte latino-américain, ne peut que parler au lecteur français. Cette utilisation « sauvage » de ses travaux a amené l’auteur à s’intéresser aux problèmes de didactique ou d’usage par les didacticiens des résultats de la recherche fondamentale. Et à pointer les dérives qui peuvent naître d’une application trop mécaniste : E. Ferreiro raconte ainsi comment elle a été effrayée par certaines expériences qui transposaient directement à l’apprentissage du lire-écrire en portugais des résultats de recherche faites sur l’espagnol ; elle remet en garde contre la transformation en objectif pédagogique de la description psychologique de l’évolution des conceptualisations, une mise en garde importante à entendre au moment où a lieu une vulgarisation de ses travaux auprès des maîtres du cycle 2.
Certes, le temps de la recherche est long alors que les maîtres, un peu partout, à l’image des éducateurs brésiliens cités dans l’exemple, ont besoin de solutions, parfois dans l’urgence… Pour Emilia Ferreiro, le plus important est que le maître soit curieux, créatif, qu’il ait conscience qu’on n’a jamais fini d’apprendre, et surtout qu’il ait du respect intellectuel pour l’enfant – une notion sur laquelle elle revient plusieurs fois et qui va dans le sens des choix pédagogiques que nous défendons au CRAP et aux Cahiers pédagogiques. Mais si elle juge indispensable le travail théorique, si elle est soucieuse de sa transposition didactique – et se réjouit de ce que ses travaux soient utiles aux enseignants -, elle revendique une autonomie entre les deux champs, le premier seul étant son domaine professionnel. Une citation résume le lien qu’elle établit entre les deux : « J’ai seulement mis en lumière un phénomène qu’on ne voyait pas parce qu’il n’était pas conceptualisé. Les enseignants qui ont osé le vérifier ont été convaincus par leurs élèves. » Dans ce livre, qui aborde les deux domaines, celui du théoricien et celui du praticien, la chercheuse est indissociable de la citoyenne désireuse d’une école qui soit juste et ne laisse pas d’élèves sur le côté dès le départ.
Car ce livre est aussi un livre de passion : passion de savoir, passion de comprendre, et aussi passion de la justice sociale, au nom de laquelle il faut agir sur les pratiques pédagogiques pour que l’école ne soit pas source d’échec ou d’exclusion, pour que les plus pauvres (on retrouve ici l’influence du contexte latino-américain) puissent apprendre et réussir.
Cet ouvrage n’est pas un exposé organisé de l’état actuel des travaux d’Émilia Ferreiro sur l’écrit : si on recherche cela, on se reportera plutôt à son ouvrage paru en 2000 chez Hachette, L’écriture avant la lettre. Connaître les grandes lignes de ses travaux facilitera d’ailleurs la lecture du présent ouvrage, dont la lecture donne l’impression non qu’on découvre un système, mais qu’on rencontre une personne.

Élisabeth Bussienne