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Continuer à avancer

Mercredi 7 h : je m’assure que tout est prêt, le café, les croissants, les chaises. Les photocopies attendent sur la petite table en bois. Le hall d’entrée, pour l’instant vide et calme, sera bientôt empli de bavardages des enseignants… ou pas. Viendront-ils ? A la dernière réunion un professeur s’est levé pour lire une motion, mais ils sont restés. Et là ? Aujourd’hui ? Pourrons-nous échanger ? Discuter ? Informer ? Réfléchir ensemble et construire quelques outils, quelques idées, même si la réforme ne fait pas l’unanimité ? Je ne sais pas. Cette journée est un point d’interrogation mais je ne la crains pas. Je l’ai préparée, organisée, la suite doit être collective et si elle ne l’est pas, eh bien ce sera pour la prochaine fois.

9 h : Tous les professeurs sont là, la vie scolaire aussi en entier et même l’infirmière et la gestionnaire. Nous commençons par aborder d’autres sujets que celui de la réforme, des sujets de notre quotidien, de réglage et mise au point, qui vont permettre à notre communauté de pouvoir continuer à avancer ensemble. Tout le monde s’écoute, l’ambiance pourrait être qualifiée de chaleureuse s’il n’y avait pas encore ces traces de méfiance, cette réserve, parfois ces agacements dus aux désaccords, aux frustrations inévitables…

10 h : Je propose enfin un travail de lecture des programmes en conseil d’enseignement qui permettrait l’amorce d’EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires) et d’AP (accompagnement personnalisé) pour le cycle 4. La réponse est immédiate : « nous préférerions travailler sur les moyens ».

Je leur rappelle qu’il y a 15 jours, j’avais déjà distribué un tableau des fameux moyens avec une proposition de répartition de ceux-ci. Je leur explique donc que je préfère que cette fois-ci nous abordions le travail par les projets pour que je puisse proposer ensuite une répartition des moyens. A nouveau, des salves de questions et mes réponses et celles de mon adjoint. C’est la troisième fois en 15 jours que je vis cela. Je sais que la pédagogie c’est aussi l’art de la répétition. Je répète donc, j’explique et explique encore. Je distribue les documents de travail. Les inquiétudes sont de plusieurs sortes : celles de la somme du travail à accomplir, celles de la perte des moyens, celles du statut des enseignants. Mais c’est bien la perte des moyens qui est mise en avant à présent, tel un mantra. Au lieu d’aller dans les salles distribuées pour travailler en conseils d’enseignement, la plupart des enseignants se dirigent vers la salle des professeurs. Il y a quelque chose d’irréel, quelque chose qui ne me touche pas, qui ne m’appartient pas. Et cela se passe maintenant.

13 h : Certains ont travaillé en groupe, sans doute pas tous. Nous nous retrouvons pour échanger autour d’une proposition de construction de l’AP en sixième. Cela intéresse, des questions sont posées, techniques, précises, intelligentes. Il y a encore ceux qui ont du mal à se représenter quoi que ce soit. Nous échangeons.

14 h : je propose la mise en commun des propositions d’EPI. Un appel d’offre d’EPI entre les disciplines, une foire aux disciplines, un brainstorming, un marché des idées, c’est comme cela que je le voyais. Mais veau, vache, cochon, couvée, après la quatrième proposition, un professeur m’annonce que la majorité d’entre eux ne souhaitent pas me faire part du fruit de leur travail. Majorité avec des désaccords, s’en suit une discussion. Je recentre, je rebondis, j’argumente, j’explique, j’écoute. Je soupèse les mots que j’utilise pour répondre. Ne jamais fermer la porte. Ne pas les laisser se diviser. Aller à leur rythme. Considérer leur positionnement. Respecter leur choix. Et surtout ne pas faire la morale.

15 h : Au bout d’une bonne heure de discussion, nous nous séparons. Ils sont pour certains penauds, pour d’autres frustrés, pour la plupart incertains. Personne n’est vraiment rassuré, moi y compris, même si j’ai le sentiment d’une construction…

Le travail envisagé fait peur, la philosophie nouvelle fait peur, la métamorphose fait peur. Les enseignants revendiquent la liberté pédagogique, mais laquelle, quand ils ont peur lorsque l’État leur propose une autonomie dans laquelle construire collectivement un projet pédagogique ? L’angoisse de la page blanche étreint un collectif. Les orteils recroquevillés au bout du plongeoir, refusant de sauter, j’ai entendu les arguments les plus fous, les plus vides, les plus absurdes parfois.

J’ai ressenti l’impuissance d’un collectif qui nie l’individualité au sein de celui-ci au nom d’une égalité qui en réalité n’existe pas. Mais surtout qui nie le désir de créer. Et ce n’est pas un constat agréable. Mais j’ai ressenti aussi l’attente que je les emmène plus loin. Je le ferai.

Mes questionnements sont les suivants : comment continuer à avancer en étant à la fois loyale à « mes profs » et loyale à l’État ? Comment continuer d’avancer tous ensemble au rythme d’une année scolaire, quasi à marche forcée, en sortant tous la tête haute de ces rencontres, de ces formation, de ces actions de gréve perlées, grains de sable ou autres… Il y va de notre communauté scolaire, conclure sans blessure, juste quelques cicatrices, utiliser ce déséquilibre impulsé par tout ce mouvement, ce tremblement (nouveau socle, nouveaux programmes, nouvelle évaluation, nouveau DNB, nouveaux cycles, nouvelles structures, nouvelle temporalité scolaire).

Marche forcée, bouillonnement, tempête de cerveaux, perte de repères. On dit que pour aller de l’avant il faut rassurer. On dit aussi que la marche en avant est un constant déséquilibre dynamique et contrôlé. Nous voilà tous en position d’apprentissage, comme nos élèves !

Renée Bisou,
Principale de collège dans l’académie d’Aix-Marseille

Retrouvez notre dossier sur le nouveau collège vu par le CRAP-Cahiers pédagogiques : Construisons le collège de demain