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Comment t’appelles-tu ?

En mars 2018, les élèves volontaires du projet Thélème au lycée Le Corbusier ont réalisé un questionnaire portant sur les prénoms de leurs pairs : près de sept lycéens sur dix ont répondu. Trois traits caractérisent la population de ce lycée : l’immense diversité des origines géographiques (soixante-douze pays), l’homogénéité sociale (la grande majorité des parents appartient aux catégories sociales les moins payées et les plus précaires), et, pourtant, des résultats au bac supérieurs à la moyenne nationale et surtout au niveau attendu par les indicateurs sociaux du ministère.

Le prénom que l’on porte est une donnée individuelle à laquelle on ne pense plus, tant elle s’incorpore naturellement à sa propre personne. Et pourtant, dès qu’on l’étudie en sociologue, elle révèle des informations très intéressantes sur le contexte social et culturel.

En 1975, les dix prénoms les plus fréquents des élèves du lycée Le Corbusier regroupaient un quart des lycéens, mais seulement 6 % d’entre eux aujourd’hui. En 1975, les dix prénoms les plus fréquents étaient Patrick, Philippe, Didier, Alain, Pascal, Michel, Dominique, Catherine, Patricia et Gérard. Aujourd’hui, ce sont : Mohamed, Ines, Fatoumata, Myriam, Julien, Yasmine, Christopher, Sofiane, Alexandre, Mehdi. Ainsi, les prénoms de nos lycéens se sont beaucoup individualisés, les origines géographiques des élèves se sont diversifiées et les filles ont conquis la moitié des places. (Voir Aubervilliers, miroir du monde, écrit par les élèves, en ligne sur www.anthropologiepourtous.com)

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Les lycéens thélémites qui ont réalisé l’enquête. ©I.R. / oLo

Forte individualisation des prénoms

Ces évolutions sont communes à l’ensemble des jeunes générations, à une nuance près. Au lycée Le Corbusier, 70 % des filles et 65 % des garçons ont un prénom qui n’est porté par aucun autre élève. Cette individualisation des prénoms est beaucoup moins accentuée dans l’ensemble de la population du même âge, où seuls 39 % des filles et 45 % des garçons sont dans ce cas. Si le prénom aujourd’hui le plus répandu parmi nos lycéens est Mohamed, il est seulement porté par seize élèves sur 797 garçons, soit 2 % de l’ensemble des lycéens (idem chez les filles : douze Inès pour 597 filles, soit également 2 %). On est loin du « grand remplacement » ! Mais il est clair que la diversité des origines culturelles et linguistiques contribue à amplifier le processus d’individualisation : elle élargit l’espace d’expression aux désirs d’originalité et de distinction qui ont orienté les choix des parents.

80 % des élèves ont beau être nés en France, l’immense majorité de leurs prénoms sont encore très liés au pays d’où vient leur famille. Signe d’une forte intégration à la culture d’origine, cette fidélité n’entrave en rien une forte intégration au pays d’accueil. Comme l’ont dit les élèves : « On est assez intégrés à la France pour ne pas être obligés de donner un prénom français à nos enfants. » 42 % des filles et des garçons disent s’être déjà fait moquer à cause de leur prénom, mais rares sont ceux qui le considèrent comme un handicap.

Plus de neuf élèves sur dix aiment leur prénom. On aime son prénom pour sa signification, son originalité, ses origines ou sa sonorité. Entre signification et origines, la frontière est mince : on se réfère, dans les deux cas, à une appartenance collective. Les origines renvoient à l’histoire de sa famille ou de son pays ; la signification, à des valeurs et à des vertus privilégiées dans la culture d’origine. L’originalité et la sonorité renvoient à des goûts plus personnels : se distinguer des autres, aimer le son de son prénom. Si l’on additionne deux à deux ces quatre raisons d’aimer son prénom, les motifs renvoyant à une appartenance collective l’emportent légèrement sur les raisons d’inspiration plus individualiste, mais s’équilibrent, chez les garçons comme chez les filles. Le prénom est donc à la fois le signe d’une individualité personnelle et une référence claire à ses origines et aux valeurs qui leur sont associées.

Une intégration sociale progressive

De fait, l’ancienneté de l’implantation familiale en France exerce ses effets habituels sur les indicateurs classiques d’intégration. Le niveau d’études des parents augmente à mesure que ce sont les parents, les grands-parents ou les arrière-grands-parents qui ont été les premiers à s’installer en France. La part des familles où l’on ne parle que le français à la maison augmente dans les mêmes proportions.

Lorsque le premier de la famille à s’installer en France est un arrière-grand-parent, 84 % des élèves connaissent les prénoms de leurs quatre grands-parents. Lorsque c’est l’un des grands-parents, 66 % des élèves les connaissent. Lorsque c’est l’un des parents (ou les deux), 41 % des élèves connaissent les quatre prénoms. Mais lorsque c’est l’élève interrogé ou ses frères et sœurs qui sont les premiers de la famille à s’installer en France, un sur trois seulement les connaît. Cette tendance à la baisse est un signe du détachement progressif du pays d’origine induit par l’émigration. D’après nos apprentis sociologues, plus les grands-parents vivent loin, plus le contact avec eux est ténu ou irrégulier. Moins les parents fréquentent physiquement leur propres parents, moins ils les évoquent.

Aspiration à l’ascension sociale

Les élèves du lycée Le Corbusier aspirent à des situations sociales supérieures à celles de leurs parents. Les deux tiers des pères exercent des emplois d’exécution et se définissent comme des « agents » ou des ouvriers. Les mères actives (une sur deux) exercent des professions qui se situent dans les mêmes milieux professionnels que les pères : majorité d’agents, de femmes employées en cuisine et en restauration, d’ouvrières et d’employées. S’y ajoutent des métiers de soins : garde d’enfants, assistance aux personnes âgées, soins aux malades. Les mères sont aussi gardiennes d’immeubles ou femmes de ménage.

Radicalement différentes sont les professions que souhaitent exercer leurs enfants. Deux sur trois entendent travailler au sommet de l’édifice social. Ingénieurs (16 %), médecins (7,4 %), postes de direction (5 %), informatique (5 %), enseignement (5 %), cadre commercial (5 %), avocat, architecte (5 %). La fonction publique les attire peu. Elle ne joue plus le rôle moteur de la mobilité sociale ascendante qu’elle a joué pour les enfants des classes populaires avant les années 1970.

Partir ailleurs à défaut de s’épanouir ici ?

Point important : près d’un lycéen sur deux (48,3 %) désire s’installer, une fois ses études terminées, dans un autre pays que la France. Les filles sont plus nombreuses que les garçons à le souhaiter. Beaucoup d’aspirants au départ veulent vivre dans des pays libéraux, au double sens du terme, économique et moral : Canada, Angleterre, États-Unis. Viennent ensuite le Japon, Dubaï et l’Australie, puis l’Espagne, l’Allemagne, la Corée du Sud et la Suisse. La coupure avec les racines est donc entérinée pour un grand nombre d’entre eux.

Racisme prégnant, plafond de verre, mépris pour les classes populaires et la jeunesse d’origine étrangère ? La République a-t-elle failli à faire aimer la France et son rêve d’égalité républicaine ? À l’instar de bien d’autres immigrants du passé, la jeunesse grandie en banlieue rêve d’une terre où l’esprit d’entreprise s’allie à une tolérance culturelle plus grande. Ces indicateurs d’espoirs et de rêves interrogent le système scolaire et social français. On n’aspire pas à partir si l’on pense pouvoir s’épanouir ici. L’ancienneté de l’installation de la famille en France retient les enfants : ceux dont les arrière-grands-parents se sont installés en France entendent y demeurer. En revanche, lorsque ce sont les grands-parents, les parents ou l’enfant qui ont immigré, ils sont plus nombreux à envisager de migrer à nouveau.

Se dessine ainsi le portrait d’une jeunesse plutôt individualiste (même s’il existe des rêves de métiers solidaires – médecins, juges, enseignants), qui veut gagner de l’argent (quoi d’étonnant quand on est pauvre ?) et aspire à vivre paisiblement loin du dogmatisme culturel, du mépris et de la crainte que ces jeunes ont souvent l’impression de provoquer et dont ils souffrent.

Le niveau élevé d’ambition sociale et professionnelle des élèves du lycée Le Corbusier à Aubervilliers n’est pas irréaliste : conforté par de bons résultats au bac, il confirme les traits habituels de la progression sociale des descendants d’immigrés, de génération en génération. Mais l’un des résultats majeurs de cette enquête (un lycéen sur deux souhaite quitter la France pour s’installer ailleurs) incite à réfléchir. Ce désir d’expatriation exprime-t-il l’amertume liée à la déconsidération médiatique et sociale ? Ou se considèrent-ils, plus positivement, comme des citoyens du monde, progressivement affranchis des frontières nationales par l’histoire de leurs familles, cherchant seulement à vivre mieux, selon les valeurs et les conduites promues par une société libérale et mondialisée ? La société française gagnerait à résoudre cette question.

Christian Baudelot, Raphaël Giromini, Nicolas Grimal, Jean-Loïc Le Quellec, Valérie Louys, Isabelle Richer et Catherine Robert
Membres de L’Anthropologie pour tous