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Comment le sens et la norme viennent aux enfants

Il sera question dans cet article de ce que Bruner appelle la psychologie populaire, qui est la base essentielle de la psychologie culturelle. Ainsi, nous chercherons à montrer comment le processus de socialisation du jeune enfant est fortement marqué par la mise en place du culturel et donc, par voie de conséquence, de la signification. Nous nous interrogerons à propos de l’influence du milieu socioculturel de l’élève lorsque ce dernier est en interaction sociale avec un milieu institutionnel. Il s’agira donc de développer la question de la gestion de la variation langagière : quel statut lui donner ? Comment la gérer en classe ? Il devient alors nécessaire de faire le lien entre les conceptions initiales existantes chez l’élève et les compétences visées, en particulier au cycle 2, par les instructions officielles.

La construction de la signification

L’objectif principal de Bruner dans son ouvrage… Car la culture donne forme à l’esprit est de tenter une nouvelle approche de la cognition par le biais de la construction de la signification. Car la signification est au centre de la psychologie dont elle est le cadre épistémologique. Dans cette optique, Bruner propose sa conception de la psychologie populaire. « Nous apprenons très tôt la psychologie populaire propre à notre culture, tout comme nous apprenons à nous servir du langage que nous acquérons, ou à mener les diverses transactions interpersonnelles exigées par la vie commune » (49). Bruner utilise le terme de transaction auquel il adjoint le qualificatif interpersonnelle, montrant de manière explicite, la référence interactionnelle et un substrat théorique Vygotskien. « Il s’agit d’un ensemble de descriptions, plus ou moins reliées les unes aux autres, plus ou moins normatives, qui nous disent, entre autres choses, comment « fonctionnent » les hommes, à quoi ressemblent notre esprit et celui des autres, comment on doit agir dans des situations précises, quels sont les différents modes de vie possibles et comment il faut s’y conformer. » (49).

Au delà du caractère flou de la définition, la dimension sociale apparaît clairement dans cette citation. Et derrière cette préoccupation de l’Autre que Bruner présente comme étant omniprésente se dissimule le problème de « la norme ». Comment agir dans telle situation conformément à un système symbolique culturellement et préalablement établi ? La psychologie populaire est donc à prendre comme un système par lequel les individus constitutifs d’une société culturelle organisent leur expérience du monde social, la connaissance qu’ils en ont et les transactions qu’il faut mener. L’essence de la psychologie populaire est donc d’établir des normes puisqu’elle s’intéresse à ce qui est attendu et/ou à ce qui est habituel chez l’Homme. Ainsi, Bruner veut montrer, « comment les êtres humains, dans leurs relations réciproques, se font une idée de ce qui est normal de ce qui ne l’est pas, toile de fond sur laquelle ils peuvent interpréter et donner un sens aux récits qui traitent des exceptions et des déviations par rapport aux états ‘normaux’» (79). Il est maintenant plus aisé de cerner cette notion complexe de socialisation. Après avoir posé les jalons de la psychologie populaire, Bruner illustre son hypothèse en prenant pour exemple le développement (forcément social) de l’enfant. Grâce notamment aux travaux de J.L. Austin (1964), adaptés à l’enfant, on sait que beaucoup de compétences conversationnelles sont intégrées avant d’être coordonnées à la parole verbale. La question de fond posée par Bruner est alors ainsi formulée : « Comment l’enfant comprend-il la signification des situations (ou des contextes), de telle façon que cela l’aide à maîtriser le lexique et la grammaire qui conviennent à ces situations ? ».

Bruner marque ainsi sa position par rapport à Chomsky. Car s’interroger sur le comment du processus de compréhension et de construction de la signification balaye l’hypothèse des origines innées du langage. Cependant, si tout n’est pas inné, cela ne veut dire en aucun cas que rien ne le soit. Le nourrisson entre dans la vie avec un équilibre initial, un ensemble de prédispositions à analyser le monde social d’une manière particulière. Bruner qualifie ce phénomène comme étant une compréhension protolinguistique de la psychologie populaire. « Une fois que l’enfant maîtrise, par le biais de l’interaction, les formes prélinguistiques adéquates, il peut les dépasser pour évoluer dans les frontières du langage proprement dit » (87). Pour mieux montrer sa différence avec Chomsky, Bruner illustre son propos par la syntaxe. Il est d’ailleurs intéressant de constater que Bruner se sert de la mise en place du système phonologique (comme principe et non comme processus) pour expliquer ce qui se passe dans la maîtrise des règles syntaxiques. « Les phonèmes sont maîtrisés, non pour eux-mêmes, mais parce qu’ils constituent les matériaux de construction des lexèmes de la langue : ils sont maîtrisés dans le processus qui mène à la maîtrise des éléments lexémiques » (88).

De la même manière, les règles syntaxiques ne sont pas maîtrisées pour elles-mêmes, mais pour construire des phrases, c’est-à-dire du discours, du sens. « La complexité des règles syntaxiques m’amène à croire qu’elles ne sauraient être apprises qu’instrumentalement, comme autant d’instruments pour mettre en pratique fonctions et objectifs déjà opératoires » (84). Lors du processus de socialisation, l’individu participe aux systèmes symboliques de la culture dans laquelle il baigne. La culture est ainsi un élément constitutif de l’esprit puisqu’elle « fixe les modèles propres aux systèmes symboliques d’une culture : son langage et ses modes de discours » (48).

Un contrat didactique ébranlé

Dans une classe de CP d’une école de ZEP, l’enseignante demande à la classe de citer des mots commençant par le phonème/p/. Plusieurs mains se lèvent et un élève répond « pinard ». Comment réagir face à cette réponse qui est linguistiquement exacte ? Il est bien évident que l’enseignante ne s’attendait pas à cette réponse. Mais le phonème/p/en position initiale est bien présent et constitue avec les autres phonèmes les éléments lexémiques dont parle Bruner ci-dessus. La maîtresse se trouve ici dans une situation où le contrat didactique est ébranlé dans la mesure où la réponse spontanée et dénuée de provocation de l’élève fait référence à son propre système symbolique référentiel, lequel se trouve de facto à l’écart des normes institutionnelles véhiculées par l’école. La mission de l’enseignante est ici complexe dans la mesure où elle doit valider une réponse juste à une question, mais elle doit en même temps faire comprendre à l’élève qu’il doit faire évoluer son système référentiel pour rendre ce dernier plus proche des normes sociales. Ainsi, sa réaction a été de valider la réponse de l’élève, mais de préciser que « pinard » est un terme argotique, qui, même s’il est utilisé de manière courante à la maison, peut être remplacé par d’autres mots comme par exemple « vin ». Pour renforcer ce contrat didactique, vacillant pendant un moment, une discussion métalinguistique est donc la bienvenue afin d’expliquer à l’élève, mais aussi à la classe entière, qu’il existe plusieurs mots pour désigner le même objet. Par voie de conséquence, cette explication métalinguistique à propos de la variation lexicale, directement en rapport avec les références socioculturelles des élèves, va permettre de modifier les systèmes symboliques référentiels des élèves en leur permettant de réduire certains écarts aux normes langagières pour mieux construire une signification. Car un des rôles de l’enseignant est de faire prendre conscience aux élèves qu’on ne parle pas forcément à l’école comme à la maison.

Jérémi Sauvage, Professeur des écoles et formateur


Voir aussi : J.L.Austin, 1964. Savoir faire, savoir dire. Paris, PUF.