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Cohabiter avec l’ours

Le cadre : vingt élèves de 1re STAV[[Le bac sciences et technologies de l’agronomie et du vivant (STAV) est un des huit bacs technologiques. Il permet par exemple l’accès aux études supérieures dans le domaine agricole, l’environnement et l’agroalimentaire.]], la vallée d’Aspe dans les Pyrénées en avril 2019, temps à la pluie et à la neige, trajet de Saintes (17) à Bedous (64), soit 550 kilomètres en train, puis à pied. Pour de nombreux élèves, ce moment fut une découverte première d’un territoire montagnard non connu, pour d’autres l’occasion d’une approche de la montagne plus complexe que celle de la consommation touristique, en envisageant la soutenabilité du local au global. Ce séjour a également proposé une pédagogie du dehors, plus intuitive pour certains élèves, et plus à l’écoute des questionnements de chacun quant aux enjeux territoriaux, voire globaux : dérèglement climatique et érosion de la biodiversité[[Entrée via le prisme du programme pluridisciplinaire module M6 de 1re technologique agricole « territoire et développement ».]].

L’approche sensible

Il s’agissait de mobiliser sensations et émotions avec un groupe d’élèves, individuellement et collectivement, afin de donner plus de sens à une démarche de compréhension d’un territoire et, au-delà, aux enjeux de la transition écologique. Au moment où un enfant britannique passe moins de temps dehors qu’un détenu de droit commun, notre volonté était de proposer cette semaine « dehors » pour retrouver ou explorer notre lien au vivant dans cette vallée pyrénéenne.

Il est nécessaire de prendre en compte cet enjeu initial, ce que Richard Louv décrit comme le « Nature Déficit Disorder ». En effet, ce syndrome de troubles de la santé lié à une carence de contact avec la nature et les troubles psychiques et physiques qui en résultent engendrent quelquefois du stress chez les jeunes et dans nos établissements. Le psychologue Peter Kahn va plus loin et parle d’amnésie environnementale générationnelle : la diminution de la biodiversité et des expériences de nature chez les jeunes ferait que le niveau de biodiversité qui apparait normal et que ces futurs adultes vont chercher plus tard s’appauvrit très vite de génération en génération. On le constate scientifiquement, mais aussi dans les productions culturelles comme celles de Walt Disney par exemple[[Travaux d’Anne Caroline Prevost Julliard : analyse de soixante films d’animation produits par les studios Disney entre 1937 et 2010 ; étude publiée dans Public Understanding of Science. La durée des scènes représentant la nature et le nombre d’espèces représentées dans les décors diminuent sensiblement avec l’année de production.]].

Allumer un feu par temps de pluie

L’accès à la nature peut être considéré comme un bien commun premier. Il peut offrir à tous les âges de la vie une gamme de reconnexions correspondant aux besoins de chacun. C’est pour cela que nous avons convoqué une approche sensible de la montagne pyrénéenne, avec un éducateur à l’environnement, berger, naturaliste et écrivain, Louis Espinassous[[Pour une éducation buissonnière, éditions Hesse (2010) ; Besoin de nature, éditions Hesse (2014).]], pour des randonnées en immersion.

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Les élèves ont appris à reconnaitre et se nourrir avec des plantes sauvages comme l’ail des ours, réaliser des cabanes en noisetier ou faire démarrer un feu grâce à l’écorce de bouleau par temps de pluie et de neige, prendre conscience du relief, du climat et de ses contraintes, raconter un conte traditionnel, relever les empreintes d’ours, discuter et échanger du quotidien avec les bergers d’estives, etc. Le fil conducteur de l’approche sensible a introduit à la problématique territoriale de la complexité de la cohabitation, sur un même espace montagnard, de l’activité d’élevage et la présence de l’ours, espèce sauvage, prédateur clé de voute d’un géosystème.

Rencontre avec la faune sauvage

Une éducation relative à l’environnement via cette expérience pyrénéenne permet aussi de faire émerger des objectifs plus globaux et transposables à d’autres échelles. Le premier est d’intégrer la biodiversité dans une réflexion systémique sur nos modes de développement, dans l’idée de comprendre ce qui est acceptable ou non dans notre relation avec le vivant, en accord avec les dix-sept Objectifs de développement durable de l’ONU.

En effet, la grande faune sauvage peut être une contrainte comme un atout, par exemple pour l’activité pastorale. Contrainte, car il y a nécessité de se protéger des ours par le biais des patous, d’accroitre la surveillance et de regrouper les troupeaux dans des enclos. Atout avec la vente du fromage sous le label « Pé Descaous », la marque des bergers à l’empreinte de l’ours, marque de qualité grâce à la présence de l’ours dans le territoire. Atout du vautour fauve lorsqu’il joue le rôle d’équarrisseur dans l’estive et diminue d’autant les couts économiques en rendant ce service naturellement.

Ce que les élèves ont compris, c’est que les échanges de services écosystémiques impliquent de construire une empathie avec le vivant, qui s’inscrit de fait dans la nécessité d’une nouvelle génération de droits, fondée sur les solidarités écologiques. Le vivant nous nourrit, nous habille, nous chauffe, nous émerveille. Nous lui devons réciprocité si nous voulons nous inscrire dans le cadre de la soutenabilité et de la transition.

Se réconcilier avec le vivant

Le deuxième objectif est de mettre en débat les rapports d’influence autour de la nature. Au-delà du jeu d’acteurs territoriaux (bergers, touristes, collectivités, État, entreprises, etc.), c’est repenser la relation de domestication du vivant. En s’appuyant sur l’inductif et l’émotion, notamment par le conte et le dehors, on dépasse la notion d’environnement (étymologiquement, « environnement », c’est ce qui nous entoure ! Or, de fait, nous sommes dedans !), on quitte les modèles descendants de la transmission (adaptation pour s’inscrire dans la mise en œuvre d’une pédagogie de l’adaptation transformationnelle, véritable outil de liberté et de choix. Bref, c’est se réconcilier avec le vivant, dans un choix éclairé. C’est reprendre aussi conscience de notre place dans le monde et de sa finitude. C’est une éthique de la réciprocité : si le vivant est un partenaire, il faut lui rendre quelque chose quand on lui prend quelque chose. C’est une approche éducative qui valorise la conscience et la bienveillance humaine pour les humains qui font partie du vivant.

Stéphane Trifiletti
Enseignant d’histoire-géographie

Valérie Pouletaud
Enseignante de SES