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Civiliser notre violence

Dans la perspective de John Dewey, Matthew Lipman, le fondateur de la Philosophie Pour Enfants (PPE), voyait, dans la constitution d’une Communauté de Recherche Philosophique en classe (CRP), un moyen de renforcer l’éducation démocratique, on dirait en France l’éducation à la citoyenneté. Certains vont désormais plus loin, en soutenant que la PPE est une activité de prévention de la violence. Dans un programme européen coordonné en France par Sylvie Brel, et au Québec, des actions de PPE ont déjà été financées dans cet objectif. On peut se demander pour quelles raisons.

La discussion à visée démocratique

Quelle est la signification de l’irruption de la parole dans l’humanité ? La parole peut être la suspension d’une violence physique. La bagarre à mains nues est de l’ordre du contact et du toucher. On est dans la fusion des corps. La parole introduit de la distance symbolique, mais aussi physique, dans cette confusion des corps. La parole utilise l’ouïe, le regard. L’épistémologie du regard et et celle de l’écoute sont différentes entre elles, mais radicalement différentes toutes deux de l’épistémologie du contact. La parole suppose une temporalité que l’on ne retrouve pas dans le contact. Cette temporalité est de l’ordre du tour de parole : on ne peut pas parler en même temps, sinon on ne s’entend pas. Elle suppose aussi un cadre spatiotemporel : un début et une fin, on doit introduire des règles, une ritualisation. Elle est civilisatrice parce qu’elle introduit une distance entre moi et l’autre, et ce déjà au niveau sensoriel.
Mais la parole peut être violente. Il y a toutes sortes de stratégies qui font qu’elle est aussi une arme (destructrice comme libératrice). Il y a des conditions pour qu’elle soit civilisatrice.
Regardons de près avec Jean-Pierre Vernant le cercle des guerriers grecs réunis hors bataille. Ils sont en rond, tous et chacun à égale distance du centre qui, lui, est vide. Ils « déposent leurs armes », et un par un, mais l’un après l’autre, ils font un pas en avant, parlent, puis reculent, réintègrent le cercle et se taisent. Le pas en avant symbolise un droit à la parole. Tous les autres doivent se taire quand un et un seul parle ; et au centre, il n’y a rien, sinon le « vide du pouvoir » (Claude Lefort) dans la démocratie naissante. Dans le « miracle grec » s’esquisse la naissance corrélative de la justice (par le procès contradictoire), de la philosophie et de la science (par la rationalité argumentative), de la démocratie (par l’égalité de la parole). La démocratie est un lieu où il n’y a pas de pouvoir transcendant ou héréditaire, il est à organiser. Cette figure du cercle fait que l’on s’autorise à prendre la parole : dans un droit égal à s’exprimer, mais avec des règles.
Dès que l’on est plusieurs, si l’on vise la démocratie, il y a nécessité de règles. Le pouvoir ne doit pas se prendre n’importe comment : il est limité, régulé. Il y a des tours de parole sur l’agora grecque ou l’« espace public » (Kant) tel que défini par la philosophie des Lumières. Il y a un président de séance qui donne la parole selon des règles évitant l’arbitraire personnel, un secrétaire qui est une mémoire collective qui se veut fidèle de la parole prononcée. Pratique sociale où les fonctions sont partagées et différenciées par rapport à la figure du cercle. Il n’y a pas de démocratie sans débat. On a tous les mêmes droits. Dès lors que la parole est publique, elle implique une responsabilité parce qu’elle donne un pouvoir, avec des conséquences, l’effet de sa puissance. C’est une façon d’exister humaine. Ce débat réglé permet « le désaccord dans la paix civile ». On n’est pas d’accord, mais on n’en vient pas aux mains. Le désaccord est médié par la parole et par le dispositif. Il y a un nouage entre la parole et la façon dont elle est organisée.
Mais suffit-il qu’un débat soit réglé démocratiquement pour qu’il cesse d’être un combat ?
La limite de toute logique argumentative où il y a un face à face, où il faut faire face, où l’on veut « sauver la face » (Erving Goffman), c’est que l’on voudrait bien avoir raison, et quelque part « avoir raison de », comme s’il y en avait un de trop, l’autre. Parce que l’on est dans une logique de l’action, où souvent dé-battre c’est battre, con-vaincre c’est vaincre. Cela peut donc maintenir un rapport de force. Comment faire avec ce rapport de force dans une institution éducative ? Quelles médiations pour passer de rapports de force à des rapports de sens ? Dans le milieu scolaire, on ne peut pas calquer le débat sur ses seules pratiques sociales de combat.

La discussion à visée philosophique (DVP)

Comment didactiser le débat pour apprendre à grandir en humanité ? C’est là où intervient la discussion philosophique. Dans la discussion, on retrouve l’idée d’une errance, d’une itinérance. On est dans la discursivité, dans le risque, dans le tâtonnement expérimental. On s’enrichit de la radicale altérité de l’autre. Il faut avoir une discussion à la fois philosophique et démocratique.
Dans un débat démocratique, on sera sur la voie de la civilisation ; mais ça ne sera pas suffisant, car la raison est du côté du nombre : on a raison parce que l’on est le plus nombreux par le vote.
Dans la discussion à visée philosophique, on gagne quand l’argument vise à amener non une « victoire » (qui est d’abord une victoire de sa raison sur soi-même), mais à un horizon d’entente consenti sur le « meilleur argument » (Habermas). C’est un jeu gagnant-gagnant. L’accès au langage est aussi l’accès à un langage intérieur qui permet une pacification intra et interpsychique. On peut faire de l’enfant un « interlocuteur valable » (Jacques Lévine), l’autorisant à faire l’expérience du cogito, entrant ainsi dans l’humanité. C’est une expérience du parlêtre (l’être qui parle de Jacques Lacan) comme « pensêtre » (être qui pense). Le débat philosophique est thérapeutique, mais de surcroit, non par finalité, qui est d’abord réflexive. C’est à nous de développer une empathie non psychologique, mais cognitive, apte à comprendre l’expression d’une vision du monde. Un monde qu’on n’a pas choisi et dans lequel on a été « jeté ». La traversée de l’affect au concept est ce travail proprement philosophique : l’enfant trouve des mots et des pensées pour se penser, ce qui lui permet de grandir.
Pour que le débat réglé soit humanisant, il faut que les rapports de sens s’inscrivent dans une éthique : une façon de s’écouter en respectant l’autre et ses idées. On a besoin de l’autre pour que ce soit plus clair pour nous.

La DVP comme réducteur de la violence

On le constate, la DVDP (discussion à visée à la fois démocratique et philosophique) calme le jeu des affects, donne plus de cohésion psychosociologique et de cohérence réflexive à la classe. Pourquoi ?
– On part toujours des questions des élèves : ils se sentent impliqués dans la démarche, puisqu’elle sollicite et prend en compte leurs interrogations. Du coup l’activité prend sens, au lieu de déclencher soit la soumission à l’ordre scolaire du « bon élève », soit la rébellion devant ce qui semble ne servir à rien.
– Il est dit aussi dans la DVP qu’il n’y a pas en matière existentielle de bonnes ou mauvaises réponses, absolues, définitives, car toute réponse peut être réexaminée, interrogée, critiquée, par d’autres ou même soi-même[[On évite de ce fait le dogmatisme de la vérité sur l’homme, son totalitarisme va jusqu’à dire Lévinas. Mais aussi le relativisme, car en même temps qu’elle s’affirme, chaque réponse doit être argumentée, puisqu’on cherche le « meilleur argument », accepté jusqu’à ce qu’on en trouve un meilleur…]]. Il n’y a pas de ce fait de jugement de valeur, de peur d’être jugé, ce qui autorise la parole en réduisant la crainte de se tromper, qui entame l’estime de soi. On est dans un rapport non dogmatique au savoir, qui n’écrase plus du haut de son surplomb où ça ne se discute pas.
– Poser une question, sa question, habitée par le sens de l’énigme, c’est aiguiser son désir de savoir, et réduire sa peur d’apprendre, qui souvent affole certains élèves en difficulté. Se mettre devant une question, la sienne, c’est se mettre en recherche de réponse, en dé-marche, en route intellectuellement. Cette culture de la question, et d’une question autorisée et même encouragée facilite la constitution d’une « communauté de recherche » (Mathew Lipman).
– D’autant que les questions exprimées dans l’atelier philo, souvent formulées après lecture d’un texte (album, texte littéraire, mythe), ont un fort contenu anthropologique (par exemple avec des enfants : « Qu’est-ce que grandir ? Avantages et inconvénients » ; « Une amitié, ça dure toujours ? » ; avec des adolescents : « L’amour est-il une illusion ? »). Ces questions sont à la fois personnelles (c’est ma question, qui m’intéresse moi), et universelles (elles intéressent chacun, moi en tant qu’humain), ce qui donne un objet commun et motivant au groupe, qui le constitue en « intellectuel collectif ».
– Il s’agit ici d’une parole réflexive, non parler pour parler, mais parler pour penser, et penser ensemble. Dans un rapport non instrumental ou utilitaire pour lutter contre, influencer et gagner dans un rapport de force, mais pour chercher avec, dans un rapport au sens et à la vérité. Car l’enjeu c’est le travail commun sur la question – problème à résoudre.
– Un autre élément réducteur de violence : le dispositif utilisé. C’est un dispositif très organisé, cadré et cadrant, robuste, qui tient lieu de contenant psychique pour les pulsions. Le pouvoir y est partagé entre des fonctions, sur la base du volontariat et par délégation du maitre : élèves président de séance, reformulateur, synthétiseur, discutants, observateurs… Cette différenciation de rôles autonomisants et responsabilisants, et de plus complémentaires, renforce la cohésion du groupe, de même que l’appel à la coopération et l’entraide (qui peut aider untel, ou m’aider moi ?).
– Les règles (ordre d’inscription, priorité aux moins-disants, perche tendue par le président aux muets) régulent la parole et médiatisent les échanges. L’ordre d’inscription diffère la parole spontanée, modère l’impulsion de l’affect, et donne le temps d’élaborer une pensée.
– Le maitre est vigilant sur les processus de pensée de façon encourageante. Mais il ne dit pas son point de vue, annulant toute alliance objective ou au contraire tout « rentre-dedans ». L’élève n’est pas ainsi dans le désir de bonne réponse du maitre (ce qui supprime la peur de le décevoir), mais dans son propre désir de penser. L’animateur de la discussion sur le fond (le maitre) reformule ce qui est dit, donnant aux élèves l’impression d’être écoutés et compris (effet narcissisant), chacun apportant sa pierre à l’œuvre commune : d’où le climat de confiance dans le groupe. Les reformulations sont encourageantes, mais neutres, désaffectivisées dans la forme, donnant aux propos un statut d’idée, et mettant chacun à égalité, sans préférence affective ou intellectuelle affichée.
– Quand l’argumentation devient conflictuelle au point de faire dériver le conflit sociocognitif en conflit socioaffectif, l’animateur reformule tranquillement chaque thèse et revient à la question dont les thèses étaient des réponses contradictoires, en s’adressant aux autres membres du groupe pour les remettre devant la question et en recherche…
L’ensemble permet par les procédures une répartition plus équilibrée de la parole, la régulation des affects dans le processus des échanges, et l’élaboration de pensées individuelles et d’une avancée collective parce que le climat est serein, propice à la pensée et non à l’affrontement. D’où la recherche commune (problématisation et conceptualisation), et quand il y a désaccord (argumentation), il se fait dans la paix civile, dans la co-construction, où l’objection d’autrui est plus un cadeau intellectuel qu’une agression contre ma personne.

Michel Tozzi
Professeur émérite en sciences de l’éducation, université Montpellier 3
www.philotozzi.com