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Choisir entre enseigner et protéger

Le débat a fait rage la semaine dernière autour du projet de protocole sanitaire1. La grande majorité des enseignants découvre son volume, son exigence, découvre aussi qu’il les engage en ne séparant pas les missions. Le gouvernement a bien compris l’émoi et produit désormais un protocole moins contraignant.

La situation

Sans reprendre les multiples écrits déjà produits, une série de questions, loin d’être exhaustive, se pose :

  • Le point aveugle pour toutes les communautés scolaires, c’est d’abord le point de vue de la collectivité locale dont elles dépendent. Celle-ci ouvrira-t-elle son école, celle-là non ? Légalement, ce n’est pas de la compétence du maire, mais les préfets semblent ne pas contredire les arrêtés municipaux.
  • Tout le public scolaire ne pouvant être accueilli en même temps, qui définit le public accueilli ? Comment, sur quels critères ?
  • Comment efficacement croiser des dizaines de critères comme la taille des locaux, leur conformation, les points d’eau, le système de ventilation, l’effectif accueilli, sans disposer des expertises nécessaires, techniques, médicales, psychosociales, logistiques, pour respecter les règles imposées ?
  • Comment assurer efficacement les gestes barrière en toute circonstance ?
  • Comment gérer les structures sans personnels supplémentaires, alors que la forme « un groupe, un enseignant, en statique » sera remplacée par un flux permanent d’individus entre sanitaires, classes, cours de récréation ? Contexte dans lequel, pour autant, il faudra surveiller tout le monde pour assurer le respect du protocole.
  • Comment faire sans matériel pédagogique partagé ? Comment stocker ce matériel, comme le mobilier en trop, hors des classes ?
  • Le protocole en cas de covid avéré n’est toujours pas stabilisé. Comment libérer un adulte pour gérer un individu malade sans provoquer surnombre dans les groupes ou creux de surveillance ?
  • Comment les mairies pourront-elles assurer l’habituel (ménage) et, en plus, des procédures de désinfection deux fois par jour sans recruter plus de personnel ? Qui vérifiera le travail de prestataires privés ?
  • Comment ouvrir des restaurations collectives en respect du protocole (non partage des couverts de plat ou des pichets) ?

Comment faire pour permettre partout le passage de la commission de sécurité ?
Un jour de pré-rentrée, n’est-ce pas absurde (déraisonnable semble faible) ?
Les cabinets d’avocat rivalisent de réponses pas toutes convergentes sur les responsabilités pénales engagées. Le ministère rassure. Le risque pénal existe. La réalité de son exercice semble peu vraisemblable. À qui faire confiance ?
L’école qui ouvrira ce mois de mai aura toutes les chances d’être une garderie de haute sécurité plus qu’un lieu d’éducation et d’instruction. Gestes contrôlés, sorties contrôlées, contention sur une chaise pour la journée…

Une gestion des ressources humaines

Le maître mot devant cette montagne d’obligations, de responsabilités, c’est de laisser au terrain l’initiative d’ouvrir ou de ne pas ouvrir. C’est la position descendante du ministère entendue dans tous les rectorats et toutes les DSDEN (Direction des services départementaux de l’Éducation nationale). C’est évidemment la meilleure façon à la fois de flatter le terrain pourtant si souvent méprisé (héroïsme attendu) et de faire respecter la parole politique engagée (la date du 11 mai).

Une disposition d’esprit ouverte et pragmatique, une position du «faire avec et pour le mieux» sont les réactions escomptées par le gouvernement qui applique là des méthodes aguerries de new management : transposer dans le champ des (in)consciences individuelles (intrapsychique) ce qui devrait relever de la régulation collective. En amoindrissant les exigences du protocole sanitaire, dernière nouvelle de ce weekend, le ministère baisse la voilure, car l’enjeu essentiel pour lui est d’ouvrir coûte que coûte. Il augmente par là la marge interprétative des individus sur des enjeux souvent immaitrisables.

Il semble qu’entre positions de refus d’ouverture, ouverture sous contrôle du terrain, ouverture dans le cadre proposé, obnubilés par la question sanitaire du Covid-19 (masques, gestes barrières, distances de sécurité…), on ne voit pas une autre question sanitaire présente massivement : la douleur morale de toute une profession (cela va du simple doute à l’objection éthique insurmontable) provoquée par la contradiction entre obligation d’enseigner et obligation de protéger.

En l’absence de test, tout n’est pas fait pour écarter les contaminations qui se feront par les porteurs asymptomatiques du virus (estimation officielle à 20 % des malades qui sont asymptomatiques). Tout enseignant bien portant peut-être ce vecteur.
Des tests systématiques sur le personnel et les élèves, même uniques, à la sortie du déconfinement, clarifieraient (même en prenant en compte le pourcentage d’erreur des tests) cette question.

Risque psychosocial

Cette précaution non prise est éthiquement insupportable. Juridiquement, cela semble une véritable question, à écouter des avocats aguerris. Elle vient s’ajouter à tout le reste. C’est un stress psychosocial majeur, confirmé par les retours massifs de «boule au ventre», d’insomnies à l’idée de reprendre, qui remontent de la profession.

Cette négligence imposée par l’institution est-elle un motif d’exercice d’un droit de retrait, précisément avant de rejoindre les écoles ? La question divise au motif que le droit de retrait ne peut s’exercer qu’individuellement, site par site, et de manière non différée. Mais lorsque toute une profession vit la même atteinte à sa santé, sur tout l’espace national, ne sommes-nous pas dans un inédit qui mérite plus d’attention ? Il est désolant de voir cette question être à ce point oubliée.

Le 11 mai arrive à grands pas. Il y a fort à parier que chacun soit renvoyé à des solutions personnelles : aller voir un médecin, lui expliquer la détresse morale vécue, ou surinterpréter un petit mal de gorge ou une petite fièvre, avec pour objectif d’être testé. Tout cela de façon à tout faire, solitairement à défaut de solidairement, pour que le 11, nous arrivions dans notre école l’esprit serein, convaincus d’avoir fait tout notre possible pour ne pas contaminer collègues, élèves et familles.

Eric Demougin
Professeur des écoles dans la Sarthe, représentant des personnels en CHSCT