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Ces garçons qui ont peur d’apprendre

Article publié avec l’accord de la Revue de l’Association des Amis des Centres Claude Bernard, 4 rue Danton, Paris, première publication dans la revue Dialogue (1994), pp.14-19 sous le titre : Violence et pensée, Quel peut être le rôle du pédagogue lorsque passage à l’acte tient lieu de pensée ?

Il est presque quatre heures, la journée a été longue, et pour garder votre attention, choisi de vous raconter une histoire.
Cette histoire, je la dédie volontiers à tous ceux qui sont éducateurs avec des enfants violents, à ceux qui en ont fait le choix en devenant spécialisés dans ce domaine, mais je n’oublierai pas non plus ceux qui les ont rencontrés de façon fortuite, sans y être préparés, qui y ont laissé parfois une partie de leurs illusions pédagogiques, quand ce n’est pas une partie de leur santé, je sais qu’ils sont de plus en plus nombreux.
Pour mieux comprendre ce qui va suivre, je vous demanderai de vous transporter, par la pensée bien sûr, dans un palais de la Grèce antique. Vous imaginerez les colonnes, le marbre, les meubles bas, les grandes baies ouvertes sur la terrasse ombragée où nous percevons quelques statues. Il fait chaud, très chaud, nous sommes dans le palais du général Amphitryon. Ceux d’entre vous qui ont vu la pièce de Giraudoux Amphitryon 38 auront peut-être plus de facilité pour cet exercice. Dans la salle de ce palais, il y a deux personnes assises l’une en face de l’autre sur des chaises basses, entre les deux, posée à même le sol, une lyre.
Si nous nous approchons, nous comprenons que nous assistons à une leçon particulière de musique. Celui qui est censé jouer le rôle du professeur a vingt-cinq ans, il s’appelle Linos, il parait un peu plus jeune que son âge, il n’est pas très grand, il est plutôt timide et il semble avoir du mal à assumer toute l’autorité indispensable pour guider et accompagner son élève.
D’autant que cet élève qu’il voit pour la première fois le désarçonne. Il présente tous les signes de l’énervement alors que jusqu’à présent il ne lui a parlé que gentiment et doucement, qu’ii lui a dit que ce qu’il faisait était bien, que ses fautes n’étaient pas si graves et qu’il allait pouvoir faire des progrès rapides.
L’élève qui apparemment n’aime pas cette atmosphère doucereuse s’appelle Héraclès. Il n’a que treize ans, mais il est déjà plus grand que son professeur, il le dépasse d’une tête. Il est musclé, fort, il bouge beaucoup sur son siège qui parait trop petit pour lui. De plus cette agitation redouble à chaque fois que Linos lui explique quelque chose. Au lieu d’écouter les conseils, d’en tirer profit pour rectifier ses maladresses, Héraclès parait ne rien entendre et s’enferrer davantage dans ses erreurs. Plus Linos lui donne des explications, plus son esprit semble se fermer, plus son corps semble se nouer. En fait, Héraclès n’écoute plus du tout ce qui lui est dit, il n’entend que le son de la voix de Linos qui l’irrite profondément et il pense en lui-même : « Ce type m’énerve, pourquoi est-ce qu’il me parle de si près, il me prend pour une gonzesse ou quoi, ce n’est pas avec de telles manières qu’il va me commander ».
Linos qui commence à comprendre que le message ne passe plus, change de cap. Pour ne pas que cette leçon tourne court, il va essayer autre chose et faire montre d’un peu plus de fermeté. Il parle maintenant un peu plus fort, il se permet des critiques. D’une voix un peu haut perchée, agaçante, il faut bien le reconnaitre, il explique que la position de la main qu’adopte Héraclès n’est pas vraiment la bonne. Si elle permet à ses doigts de courir vite sur les cordes, elle ne permet pas d’obtenir une bonne musicalité. Exemple à l’appui, il lui montre comment il devrait davantage casser le poignet.
Héraclès qui pense depuis toujours que la musique est avant tout affaire d’adresse et de dextérité n’apprécie pas du tout ces conseils et encore moins le changement de ton de Linos et sa tentative de reprise autoritaire de la relation. Sans transition, il lui répond qu’il n’en a rien à foutre de la musicalité et qu’il ne placera jamais sa main comme il vient d’être dit.
Linos a un mouvement de recul sur sa chaise, il marque un temps d’arrêt, sa respiration s’est accélérée. Cet excellent musicien n’a pas une grande expérience pédagogique et il ne sait plus quelle attitude adopter devant une telle arrogance. Certes il n’en est pas à sa première leçon, mais il est habitué à des élèves qui l’écoutent ; qui disent « Oui Linos » quand il explique quelque chose. Même ceux qui n’y arrivent pas font au moins semblant de collaborer, même ceux qui s’ennuient à mourir dans ces leçons, ça lui est arrivé de temps à autre, maintiennent les formes, ils restent polis.
Cette fois, le contexte est différent, l’élève Héraclès est hostile, il s’oppose ouvertement, de plus il est quasiment grossier, il a dit qu’il n’en avait rien à foutre de la musicalité. Est-ce qu’il faut arrêter la leçon ? Est-ce une provocation qui coupe définitivement le lien entre le maitre et son élève ? Faut-il se mettre en colère tout de suite, être excessivement autoritaire ? Demander une réparation, punir, prévenir les parents ? Ou bien faut-il chercher à renouer le dialogue avec patience, tenter une nouvelle explication, avoir de l’humour ? Faut-il faire semblant de n’avoir pas entendu, de n’avoir pas compris ? Linos n’a pas plus de trois secondes pour faire son choix. Trois secondes, ce n’est pas beaucoup, mais c’est encore trop, car de toute façon il n’est plus maitre de lui, il a perdu son sang-froid. Cet élève qui se trémoussait sur sa chaise depuis une demi-heure, qui n’écoutait aucun de ses conseils, avait déjà mis ses nerfs à rude épreuve, il était aux limites de sa patience quand cette réplique cinglante est arrivée et il est maintenant hors de lui. Linos contient même sa colère, il respire profondément pour calmer les battements de son cœur et d’une voix un peu compassée il dit à son élève qu’il est un petit prétentieux, qu’il ne connait rien à la musique et qu’il ne viendra plus donner de leçon et perdre son temps avec quelqu’un qui croit tout savoir.
Il a frappé fort, il pense que cette réflexion va permettre à Héraclès de saisir la mesure de son insolence et peut-être même à l’amener à se repentir. La réponse ne se fait pas attendre : « Tes leçons sont pourries, tu peux te les garder, tu ne sais rien expliquer, je suis bien content que tu me fiches la paix, avec toi de toute façon je n’apprendrai rien et tes manières de pédé m’agacent »
Linos comprend cette fois que l’attaque d’Héraclès dépasse le cadre de la pédagogie, va au-delà d’une remise en cause de son rôle pour atteindre sa personne et son identité. Il ne peut pas le supporter, il est rouge de colère, il ne parle plus haut et fort, mais crie véritablement, traite Héraclès de mal élevé, de bon à rien qui n’arrivera jamais à avoir de responsabilités dans la vie.
Héraclès se lève, il est blanc, menaçant physiquement, il regarde Linos droit dans les yeux et le traite cette fois d’enculé. Linos gifle Héraclès et lui dit qu’il n’est qu’un sale bâtard. Héraclès se baisse, prend la lyre qui était sur le soi, en assène un coup terrible sur la tête de son professeur, qui tombe en arrière de tout son long, il a été tué sur le coup.
Bien entendu, vous vous doutez que le mythe ne raconte pas tous ces détails, il nous parle toutefois du blocage d’Héraclès dans la situation d’apprentissage, de son refus d’écouter les conseils de ce jeune professeur qui était un remplaçant, de son insolence, de la gifle de Linos, et du coup de lyre meurtrier… Les dialogues sont de mon cru.
Si je me suis permis de faire tenir ces propos aux protagonistes de la scène, c’est parce que j’ai longtemps travaillé comme instituteur et comme ré-éducateur avec des enfants et des adolescents violents et que je n’ai aucun mal à imaginer comment les choses ont pu se passer, comment le ton a pu monter pour en arriver à cette extrémité particulièrement tragique. D’autant que je connais des détails concernant l’éducation et l’enfance d’Héraclès, et que je crois avoir compris ce qui en fait un adolescent à la pensée figée, un adolescent qui n’a pas la capacité de supporter le doute et la frustration passagère que lui impose la situation d’apprentissage.
Je vais essayer maintenant de vous faire part de mes hypothèses sur les causes de ce dérèglement, ce qui m’amènera à soutenir que l’accès à la pensée est vécu comme un danger par les enfants violents, et je prendrai ensuite le risque de vous dire ce qui parait souhaitable de faire avec des élèves qui se comportent comme Héraclès. Pour cela je prendrai appui sur les essais, les expériences qui lui ont été proposées afin qu’il s’amende, afin qu’il s’affranchisse de la violence de ses pulsions et qu’il respecte les règles de la société dans laquelle il vivait. J’y ai vu quant à moi, et je vous dirai pourquoi, une remarquable leçon de pédagogie près des enfants difficiles. Certes elle se termine de façon tragique puisque Héraclès devra se débarrasser de ce corps qui l’aura autant gêné que servi, mais on peut se demander si les degrés qu’il va être obligé de franchir pas à pas pour accéder à la quiétude qui lui permettra de se réconcilier avec lui-même ne sont pas la figuration allégorique du chemin que nous avons à faire accomplir à ces enfants violents lorsque nous avons l’ambition de les amener à utiliser leur pensée.
Voyons d’abord les raisons qui pourraient empêcher Héraclès de faire fonctionner normalement sa pensée et de se mettre dans la position de celui qui apprend, à mon avis, il y en a au moins deux, importantes, liées entre elles, et remontant toutes deux à sa petite enfance et au début de son éducation.
La première de ces raisons réside dans le fait qu’Héraclès a dû buter dès qu’il cherchait à comprendre le monde qui l’entourait sur un secret de famille, sur un non-dit grave et particulièrement important concernant sa filiation. Je sais que cette raison n’est pas toujours suffisante pour arrêter la pensée. Elle peut même être à la source d’une curiosité intellectuelle aigüe, à la base de nombreuses vocations de chercheurs, mais jamais cela n’arrive quand elle est accompagnée, comme cela a été chez Héraclès, d’un désir de mort d’un de ses proches. En effet, et c’est la deuxième des raisons qui peuvent expliciter les débordements de notre héros, il doit grandir avec un désir de mort à son égard formulé et mis en acte par sa belle-mère. « S’il est trop nerveux, c’est à cause de sa belle-mère, la salope d’Héra », disent régulièrement les enfants caractériels, qui connaissent souvent bien ce sujet, lorsque je leur lis ce mythe.
Il faut savoir qu’Héraclès est un bâtard né des amours illégitimes de Zeus et d’une mortelle, Alcmène. Cette rencontre amoureuse ne s’est pas passée simplement, Alcmène particulièrement vertueuse n’imaginait pas tromper son mari Amphitryon. Fut-ce avec le dieu des dieux. Elle refusa avec fermeté les propositions faites à ce sujet par l’entremise d’Hermès. Seulement cela était sans compter sur la ruse et la ténacité de Zeus quand il s’agit d’une affaire amoureuse, par un habile subterfuge il prend les traits et le costume du mari Amphitryon et sa place dans le lit de la plus belle des Thébaines. Il poussera encore plus loin en demandant à Hélios, le soleil, de ne pas sortir le lendemain, ce qui donnera une nuit d’amour trois fois plus longue que la normale. « C’est peut-être pour cela qu’il est trois fois plus fort », disent souvent les enfants devant ce passage.
En tout cas, Alcmène, même si elle ne connaissait pas encore une telle fougue amoureuse chez son mari, ne s’est aperçue de rien. Elle ne découvrira la vérité qu’au retour d’Amphitryon qui bien entendu ne se souvient pas de cette nuit folle qu’il a vécue. Lui aussi va faire un enfant à Alcmène, Iphiclès, qui naitra en même temps qu’Héraclès et va être comme de juste son demi-frère jumeau.
Maintenant je vous laisse imaginer comment il a pu être possible pour le couple des parents Alcmène – Amphitryon, d’expliquer à Héraclès qui il était, d’où il venait, qui était son père. Comment ont-ils pu lui donner un scénario sur ses origines alors qu’eux-mêmes n’étaient surs de rien et qu’ils ont attendu des signes extérieurs pour être certains de la lignée de ce garçon ? Comment ont-ils pu lui apprendre, ou lui cacher, sans honte, sans culpabilité, sans gêne, que sa mère vertueuse avait couché avec Zeus, que ce général qui porte si beau est un cocu et qu’il n’est pas son père, qu’lphiclès n’est pas tout à fait son frère.
La marque de cette entorse aux règles de la morale est bien matérialisée, c’est lui, lui Héraclès qui ne doit pas trop faire galoper son imaginaire s’il veut rester en accord avec les histoires que l’on ne doit pas manquer de lui raconter. D’autant que les évènements extérieurs le rattrapent et se mêlent à ce scénario déjà passablement compliqué. Héra, la femme de Zeus, a décidé de faire mourir ce rejeton, signe des frasques de son mari et de son infortune. Elle le poursuit dès le berceau, bien décidée à le supprimer. C’est l’épisode des serpents qui vont venir jusqu’à son oreiller et qu’il va tuer. C’est à partir de ce moment d’ailleurs que tes parents nourriciers vont être à peu près surs de l’essence divine d’Héraclès. Puis Héra placera en lui ce mal mystérieux encore appelé mal d’Héraclès dans lequel certains voient l’épilepsie, qui empêche de se contrôler. Nous en avons eu un exemple au cours de cette leçon de musique. En tout cas, épilepsie ou pas, il faut bien reconnaitre chez notre héros un déséquilibre profond, très ancien, qui lui rend impossible la confrontation avec la frustration et le manque, et qui l’oblige à court-circuiter certaines de ses fonctions mentales pour maintenir un équilibre psychique précaire.
Il court-circuite certaines fonctions mentales parce qu’il n’a jamais été dans les conditions favorables et indispensables pour pouvoir construire sa pensée. Comment aurait-il pu être suffisamment rassuré pour pouvoir affronter les peurs archaïques que connait chaque enfant et mettre de l’ordre en lui avec des serpents autour de son berceau ? Comment aurait-il pu développer cette capacité intérieure à imaginer, à réfléchir, à jouer avec le temps alors que le danger extérieur était si fort et qu’il lui était interdit de se représenter ses origines ? Héraclès n’aura Jamais le loisir d’apprivoiser ses peurs, de fantasmer autour de l’absence, de développer cette capacité à supporter la solitude si propice au fonctionnement intellectuel. Il n’a pas l’esprit assez serein pour s’amuser au jeu de la bobine comme le faisait le petit-fils de Freud. II doit d’abord assurer sa survie physique ; lutter contre ce désir de mort qui pèse sur lui. Pour cela, il va faire comme beaucoup d’enfants que l’on maltraite, qui connaissent des soins irréguliers ou insuffisants, il va se servir avec excès de son corps. Certains deviennent souffreteux, malingres, sujets aux maladies, aux accidents. Mais parfois aussi ils se défendent en étant terriblement toniques, violents, lutteurs. Ils deviennent les émules de Rambo, de Rocky, de tous ces héros qui ne se laissent pas pénétrer par l’idée. De ces hommes qui ne connaissent pas le doute et qui savent si bien faire le coup de poing au moment où l’inquiétude pourrait les déborder. Héraclès fera partie de cette race. Toute sa vie, il cherchera à mettre une carapace ; que ce soit avec ses muscles ou avec la peau du lion de Némée pour qu’il n’y ait plus de passage entre l’intérieur et l’extérieur, pour faire barrage à tout ce qui pourrait permettre à ce monde interne trop chaotique d’émerger, mais ces angoisses contenues, repoussées et surtout pas refoulées profitent de la moindre occasion, de la moindre fissure pour se manifester, obligeant notre héros à l’éclat, au passage brutal dans l’acte pour s’en débarrasser.
Paradoxalement, la situation d’apprentissage que l’on imagine essentiellement comme un apport de repères, de lois, de règles qui vont permettre de construire et d’étayer la personnalité est aussi, et on l’oublie trop souvent, une confrontation avec le doute, la solitude, le manque dans une relation où il faut savoir passer avec souplesse de la dépendance à l’autonomie. Un enfant qui va bien supporte ces aléas. Le manque imposé par le fait de ne pas savoir est l’aiguillon qui stimule son désir de chercher, qui le pousse à mettre en route ses capacités pour combler ce vide, pour faire des liens. Le pédagogue n’a alors pas trop de ma ! à s’inscrire comme celui qui accompagne, qui soutient, qui aide. Il peut alors faire affronter l’effort, l’autonomie, la frustration.
À l’inverse, un enfant qui a été élevé dans les mêmes conditions qu’Héraclès ne supporte pas le manque, ce sentiment le renvoie à des idées d’abandon et de mort, il ne peut pas connaitre le doute puisqu’il a besoin d’une toute-puissance imaginaire, d’une idée de complétude, pour assurer sa survie psychique. Il ne peut pas se mettre à chercher, à réfléchir, puisque le passage par le dedans l’entraine vers des choses bizarres et inquiétantes.
Le pauvre pédagogue dans tout cela ne peut plus être celui qui veut du bien, il devient celui qui cherche à empoisonner, à déstabiliser, comme la situation qu’il veut imposer ne peut être que source de malaise et de déséquilibre, la dépendance passagère et normale qu’il réclame pour transmettre des connaissances peut aussi bien être perçue comme une lutte de pouvoir, comme une tentative de soumission, mais aussi parfois de séduction, d’intrusion, de pénétration, autant d’inquiétudes qui empêchent de trouver la bonne distance. Autant de liens qui pervertissent la relation entre celui qui devrait guider et celui qui est censé vouloir être guidé.
Linos qui n’avait pas eu le temps de se poser toutes ces questions en a fait les frais, en donnant une claque à Héraclès il est entré lui aussi dans les circuits courts. Il a donné une réalité à ce fantasme de persécution extérieure dont Héraclès a besoin. Il en a besoin parce que ce vécu lui permet d’échapper à ces angoisses internes, le protège en lui permettant de croire que ce sont les autres qui lui veulent du mal. De la même façon, il faut que « l’école soit pourrie » pour ces enfants qui ne supportent pas la frustration, non seulement parce que ce qui leur échappe ne doit plus avoir de valeur, mais aussi et surtout parce qu’il est plus rassurant de croire que c’est la pression du cadre qui est responsable de ce malaise que fait naitre le sentiment de doute et de manque qui accompagne tout apprentissage.
Bien entendu, nous ne pouvons pas faire comme si tout cela n’existait pas. Nous ne pouvons pas reconduire les mêmes méthodes pédagogiques avec ceux qui vivent la connaissance et la situation d’apprentissage comme un danger qu’avec ceux qui la vivent comme un moyen de réassurance.
Ceci m’amène tout naturellement à mon deuxième point, que faut-il faire pour aider des enfants et des adolescents qui ne veulent pas apprendre ? Ce qui en soi n’est jamais facile à supporter, mais qui ont en plus l’outrecuidance de le dire et de s’opposer même parfois violemment à ceux qui, avec les meilleures intentions du monde, cherchent à leur transmettre la connaissance.
Il me parait intéressant pour alimenter notre réflexion de se reporter à ce qui a été proposé à Héraclès, et de voir les effets que cela a produits sur lui.
Après le coup de lyre tragique, son beau-père, le général Amphitryon, décide que pour calmer cette fougue impétueuse et violente il serait bon de proposer au jeune homme un exutoire pour cet excès de force. Héraclès ira travailler dans une ferme jusqu’à l’âge de dix-huit ans. C’est à la fois une sanction, avec un éloignement de la famille qui commence à se dire que ce garçon est dangereux, mais c’est aussi l’idée que le travail physique, dur, fatiguant va atténuer la nervosité et l’agitation d’Héraclès. C’est un peu l’équivalent du sport que l’on propose beaucoup aujourd’hui comme remède aux enfants agités et violents. Bien entendu, cela ne fait jamais de mal, mais il en faut quand même plus pour venir à bout de réactions caractérielles qui sont provoquées par l’inquiétude, pour modifier une organisation psychique basée sur la rupture pour échapper à l’angoisse, sur l’acte de ne pas avoir à penser.
Héraclès ne va pas faire exception à la règle ; si les travaux des champs vont le contenir durant quelques années, ils ne vont pas être suffisants pour le guérir.
Après une période faste à l’entrée de sa vie d’adulte, où ses exploits guerriers l’amènent à épouser la fille du roi de la ville de Thèbes, il va rechuter brutalement dans la violence. Un délire de persécution aigu l’amènera à prendre ses enfants pour des êtres dangereux, des ennemis et à les bruler. C’est à partir de ce moment que son vrai père Zeus, va se manifester, va essayer de faire l’impossible pour aider ce fils qui sombre dans la dépression mélancolique et qui veut se suicider lorsqu’il prend conscience de l’horreur de son geste. Zeus va l’aider à ne plus être le jouet de ses pulsions violentes et meurtrières.
Je crois qu’il y a sur le chemin qui va être impose à Héraclès, contre sa volonté, et cela il ne faut jamais l’oublier, trois étapes extrêmement importantes qui vont toutes trois contribuer au remaniement psychique qui amènera notre héros à devenir le gardien calme et sage des portes de l’Olympe.
Ces trois étapes me paraissent être des pistes particulièrement intéressantes pour celui qui s’est donné pour ambition d’amener les enfants violents à oser se servir de leur pensée.
La première étape, dont tout le monde a entendu parler, est celle du fameux cycle des travaux. On croit souvent à tort qu’il s’agit d’une mise à l’épreuve de la force de la vaillance du héros, alors qu’il s’agit en fait d’une confrontation avec des peurs internes. Les enfants caractériels auxquels j’ai lu ce mythe m’ont toujours fait comprendre que ces animaux bizarres et monstrueux qu’Héraclès doit affronter avec sa massue ne sont que des figurations de peurs qui le hantent. Ces monstres qui mettent à mal l’ordre du monde en terrorisant, en brulant, en saccageant l’environnement, ne sont que des représentations des craintes archaïques qui malmènent et désorganisent notre héros.
Le nom de celui qui est chargé de le guider au cours de cette épreuve nous apporte un indice de taille pour comprendre ce qui lui est demandé. Eurysthée, puisque tel est son nom, veut dire « celui qui contraint vigoureusement à reculer loin », Il va obliger Héraclès qui ne tenait compte que du moment présent, qui n’était pas plus capable de s’inscrire dans le passé que de se projeter dans l’avenir, à un retour en arrière pour approcher et maitriser ces craintes infantiles qu’il ne sait qu’évacuer, au besoin en mettant l’environnement en miettes. Pour cela, il a pris soin de sélectionner pour chacun de ses travaux des situations qui sont autant de représentations des puisions qui animent Héraclès dès qu’il lui faut affronter la déception. Le lion de Némée et sa peau intraversable, l’hydre de Lerne et ses têtes qui repoussent, le taureau de Crète au souffle dévastateur, les juments de Diomède mangeuses d’hommes, la ceinture de la reine des Amazones vont venir chacun à leur façon donner une forme, inscrire dans un scénario les inquiétudes sur lesquelles bute la pensée d’Héraclès. Et celui qui se prenait pour un dieu parce qu’il tenait à l’écart tout ce qui aurait pu le rapprocher de la dépression et de ses propres limites devra œuvrer dans la boue, dans les marécages, dans les écuries, dans le royaume des morts. Ce chemin ne sera pas inutile, car en éliminant les traces du chaos origine, il mettra de l’ordre en lut en apaisant ses propres tensions et en approchant l’équilibre.
Je dis approchant, car cette épreuve ne sera pas suffisante, vous vous en doutez bien, Héraclès va encore céder à la force et à la violence pour tuer l’un de ses hôtes qui l’accusait injustement d’un vol de chevaux. Cette fois, va lui être imposé une seconde épreuve, terrible, car celui qui n’avait pour défense essentielle que l’expression de sa toute puissance et de sa virilité à travers son corps, doit abandonner tout cela pour aller à la rencontre de sa féminité. La reine Omphale, à qui il est confié à titre d’esclave, lui impose de s’habiller en femme et de faire des travaux d’aiguille. Je passe sur la description d’Héraclès vêtu d’une robe jaune et d’un châle pourpre, se faisant taper sur ses gros doigts malhabiles lorsqu’il n’arrive pas à être suffisamment efficace dans son travail de broderie, alors la reine Omphale se pavane à ses côtés avec la massue et la peau du lion. Humiliation terrible qui permettra enfin au héros d’accéder à la dualité qu’il repoussait, d’approcher la dimension intérieure qui lui faisait si cruellement défaut et qui l’obligeait à inscrire à l’extérieur, à la surface, tout ce qui aurait dû s’établir au dedans.
« Jamais j’aurais cru qu’Héraclès se laisse traiter comme un pédé », diront les enfants qui ont à peu près autant de mal à intégrer cet épisode de la vie du héros que toutes ces démarches qui leur rappellent qu’ils ont un intérieur. Déposer sa carapace, ne serait ce qu’un temps, se laisser influencer, modeler par une idée qui impose de délaisser ses certitudes équivaut à basculer dans la faiblesse. « Quand on a fait de la gonflette », comprendre musculation excessive, « il ne faut jamais s’arrêter sinon ça coule », ai-je souvent entendu dire. La dépendance, le respect de la loi, mais aussi la capacité a être seul, à supporter le doute et le manque, valeurs indispensables pour apprendre et penser, deviennent si nous n’y prenons garde, agents de féminisation, exercices réserves aux pédés et la pensée que nous aurions tendance à classer parmi les instruments permettant d’accéder à un pouvoir, à un plus, est vécue paradoxalement comme un exercice qui peut mutiler, réduire, placer du côté des faibles. La castration symbolique qu’impose le travail de la pensé est ici perçue comme une atteinte à l’intégrité du corps, comme une faille « j’suis pas une gonzesse » me dit Jean-Pierre lorsque le lui demande d’inventer une histoire et de l’écrire. Il lui faudra aussi plusieurs semaines avant d’enlever son anorak et ses gants dans notre groupe de travail.
D’ailleurs, la troisième épreuve imposée à Héraclès a beaucoup à voir avec la frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Sa dernière femme, Déjanire, croit fidéliser cet éternel coureur en lui donnant une chemise enduite d’un philtre d’amour qui s’avèrera être un poison violent qui va consumer sa peau. L’image est poignante en voulant enlever sa chemise, Héraclès arrache aussi sa peau, laissant sa chair à nu et le sang jaillir en soufflant et en bouillonnant. Toutes ses carapaces qui l’avaient empêché d’accéder à la pensée, à la reconnaissance du dedans, mais qui l’avaient peut-être aussi empêché de sombrer dans la folie, peuvent maintenant disparaitre. Grâce à la démarche accomplie par l’homme, le dieu peut enfin gouter à la tranquillité, se réconcilier avec lui-même et avec les siens, car ses souffrances ont pris fin avec la disparition de ce corps qui se consume sur un bucher. Maintenant vous allez peut-être me demander de m’expliquer sur les incidences que cette histoire peut avoir dans votre pratique pédagogique, où il n’est pas encore question de demander à des enfants d’aller chasser le serpent dans les marécages ou d’immoler leur corps par le feu, même si parfois cette idée ne nous serait pas désagréable, reconnaissons-le.
Je vous répondrais que les enseignements de ce mythe ne sont pas aussi éloignés qu’il y parait de notre pratique quotidienne ou tout au moins de la réflexion qu’elle devrait susciter en nous. Lorsqu’on a le souci d’être un éducateur près d’enfants violents et de les amener à se servir de leur pensée, je prétends qu’il faut être à la fois Eurysthée, Omphale et Déjanire. Eurysthée parce qu’il faut les aider à affronter les angoisses archaïques qui les dérèglent, Omphale parce qu’il faut les contraindre à sortir de cette toute-puissance fantasmée, de cet amalgame qu’ils font entre pensée et faiblesse, Déjanire parce qu’il faut les amener à restaurer les chemins de passage entre l’intérieur et l’extérieur, faire tomber les cuirasses.
Vous allez me dire que c’est beaucoup pour une seule et même personne ; c’est vrai, mais en fait, c’est moins qu’il n’y parait, car ces rôles sont très dépendants les uns des autres. Les progrès dans un domaine ont incontestablement des répercussions dans les deux autres. Dès qu’un enfant qui se défendait grâce à la violence commence à comprendre que la pensée est un moyen qui peut parfois être aussi efficace que l’acte pour lutter contre l’inquiétude, le processus de changement psychique est engagé. La toute-puissance n’est plus vitale, le monde intérieur peut commencer à être regardé. Mais avant d’en arriver là, tout un travail d’accompagnement aura été nécessaire. Quand un enfant choisit l’acte plutôt que la pensée, il ne faut pas simplifier les choses, il ne faut pas dire que c’est un manque d’entrainement ou de moyens, le problème est quand même plus complexe. S’il évite de penser, c’est souvent parce que cela représente un danger pour son équilibre personnel. Penser est un exercice périlleux pour ceux qui sont arrivés à un équilibre précaire en fermant les issues pour ne plus voir ce qui leur fait peur.
Si Héraclès pervertit la situation d’apprentissage, ce n’est pas parce que l’exercice est trop compliqué pour son entendement ou parce que la tête de Linos ne lui revient pas. C’est ce qu’il croit, mais en fait, il n’est pas capable d’assumer les sentiments que lui impose la rencontre avec le doute et avec le manque, il a peur d’apprendre. On peut faire l’hypothèse que des inquiétudes certainement très proches de celles qu’il a connues quand il était nourrisson et que des serpents tournaient autour de son berceau, ont effleuré sa conscience, lorsque Linos l’a mis en difficulté. Mais Héraclès qui ne veut rien avoir à faire avec des sentiments qui pourraient le déstabiliser, qui est à l’opposé de ceux qui se laissent gagner par la dépression, réussit en moins de temps qu’il ne faut pour le dire à faire basculer tout ceci dans le registre de la haine et de l’acte, à couper les liens avec ces peurs qui pourraient venir de l’intérieur, pour attaquer violemment celui qui les a fait naitre.
Lorsque la situation d’apprentissage génère des craintes aussi graves, ce qui semble bien être le cas pour la plupart des enfants violents, le pédagogue doit choisir résolument la voie proposée par Eurysthée plutôt que celle imposée à Linos. Il doit être capable de donner les moyens d’affronter de qui fait peur, de combattre le danger plutôt que de continuer les apprentissages à minima dans une atmosphère empoisonnée. Pour cela, il doit arriver à donner une forme négociable par la pensée à ce qui habituellement la dérègle.
Toutes ces images crues et déstabilisantes qui viennent d’angoisses archaïques mal maitrisées, parfois aussi d’expériences personnelles traumatisantes, qui empêchent l’élaboration, qui obligent à transformer la moindre déception en haine, doivent être élargies, doivent être reprises dans un scénario, dans des thèmes qui donneront un peu plus de champ au fonctionnement intellectuel. Avec les enfants violents, nous ne devons pas faire l’impasse sur la dévoration, sur la torture, l’inceste, l’émasculation, le conflit des générations, j’en passe et des meilleurs. Certes, cela n’est pas toujours au programme, on trouve rarement ces rubriques dans le sommaire de nos livres scolaires. Pourtant quoique l’on fasse, dès que l’on entre dans une relation d’apprentissage avec eux, ces préoccupations seront présentes. Et il ne faut pas compter sur les thèmes neutres, plats, sans évocation de sentiments pour détourner les attentions, pour avoir la paix, c’est le contraire. Plus un thème d’apprentissage est aseptisé, plus il appelle les infiltrations parasites. Le plus bel exemple à ce sujet nous est donné par les livres de ré-éducation pour les mauvais lecteurs, ces livres remplis de mots pleins de syllabes à répétition, écrites en gros caractères rouges, où l’insipide du texte le dispute à la pauvreté du vocabulaire utilisé. Il faut savoir que le canard qui va à la mare ou la poule qui picore du grain dur sont de véritables incitations à la débauche pour les enfants déstructurés qui passent le plus clair de leur temps devant ces phrases, à faire des sexes et des armes avec les lettres de l’alphabet. Seuls le sens et la charge affective qui se rattache aux mots, aux thèmes, peuvent concurrencer le parasitage des émotions violentes réveillées par la tentative d’organisation intellectuelle.
Bien entendu, ceci ne se fait pas sans régies précises ni sans précautions élémentaires, il ne s’agit pas de prendre les sujets d’étude dans ce que les enfants racontent de leur vie personnelle ou fantasmatique. Le sujet doit être chaud, pour contenir et filtrer les inquiétudes, mais il ne doit pas pour autant être brulant, sinon les conséquences seraient identiques.
Alors, où aller chercher ces représentations qui peuvent être porteuses des émotions, qui vont permettre de côtoyer les craintes sans pour autant en arriver à l’explosion ? Je dirais tout simplement que notre culture, ce patrimoine culturel que nous avons aussi le devoir de transmettre aux générations qui montent, est plein de ces histoires qui mettent en scène, qui mettent des mots sur toutes ces angoisses, sur toutes ces interrogations vives que certains, et particulièrement ceux qui sont violents, ne peuvent voir qu’à travers le miroir déformant d’un imaginaire pauvre et trop cru, d’un imaginaire qui n’a pas les moyens d’être un support pour une pensée véritable et que nous devons nous efforcer d’enrichir.
Les mythes, les contes, toute une partie de notre littérature, peut-être aussi notre peinture, notre musique sont pleins de ces histoires qui ont traversé les âges, qui sont venues traduire, représenter, organiser les inquiétudes, les craintes, de ceux qui sont passés avant.
Quelquefois, les images portées par les textes sont aussi très crues, pleines de violence, surtout quand il s’agit des mythes fondateurs de nos civilisations. Nous hésitons à les utiliser, mais il faut savoir qu’elles ne font que proposer une forme, donner une cohérence à des émotions qui de toute façon seront présentes, qui vont enfin pouvoir être côtoyées sans que cela débouche sur l’explosion.
Quand elles seront données dans un cadre rigoureux, avec des adultes qui comme Eurysthée sont garants des repères et des lois, ces enfants peuvent alors entrer dans un domaine qui leur fait si peur, car ils ont à leur disposition un scénario pour approcher leurs craintes, un filtre pour porter un regard sur leur monde intérieur, alors le vécu persécutoire de la situation d’apprentissage s’atténue, le rôle assigné au corps se modifie.
La coupure et l’acte qui étaient indispensables à la survie psychique peuvent faire place au lien. La rencontre avec le doute réclamé par la recherche ne sera plus vécue comme un travail pourri, l’approche du manque imposée par l’élaboration ne sera plus un exercice réserve aux faibles.
Sachons-le pour que d’autres Linos ne tombent pas au champ d’honneur de la pédagogie.

Serge Boimare
Directeur du Centre médico-psycho-pédagogique Claude Bernard, Paris