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Ce que l’école devrait enseigner

L’ouvrage de Roger-François ­Gauthier s’ouvre sur un préambule qui pose très clairement le choix entre deux visions antinomiques de la société et de l’école. Tout est possible selon ce que l’école aura enseigné ou non : « Une population portant haut les valeurs démocratiques ou au contraire facile à asservir, une population absorbée par la compétition entre les individus ou laissant au contraire place à la coopération et à l’entraide, une population répartie en castes étanches ou permettant des transitions fluides aux différents âges de la vie. » La question est hautement politique et l’auteur demande à ce qu’on fasse des choix qui fassent sens dans la perspective d’une école à l’horizon 2024.

Et il pose une question qui lui semble trop rarement posée : celle des contenus à enseigner, qui ont acquis actuellement « une apparence trompeuse de normalité ». Au fur et à mesure des chapitres, il interroge les certitudes collectives qui transcendent les générations, les représentations associées à l’école, les fonctionnements de l’institution et les attendus de la nation. C’est décapant et éclairant, parce que cette relecture incisive de ce qu’on pensait immuable et figé permet enfin de se dégager du marasme ambiant pour envisager des solutions exigeantes, mais accessibles, si un projet politique englobant et explicite est construit et soutenu par l’ensemble des acteurs de l’école.

Un mot le guide dans cette relecture du paradigme de l’éducation : le mot curriculum, et tout ce qu’il implique, en termes de redéfinition des savoirs, d’évaluation des acquis des élèves, de la formation des enseignants, des finalités et valeurs de l’école.

L’auteur met en évidence la sacralisation en France de programmes « qui ne sont jamais évalués, quant à leurs effets sur les élèves réels, et qui ne préparent jamais à ce qui devrait aller de soi, à savoir leur révision régulière et dédramatisée ». D’où le découragement des enseignants devant des injonctions impossibles à respecter.

Or, il existe une alternative avec la logique curriculaire et une conception de l’école comme permettant l’accès à des savoirs qui répondent aux questions de notre époque. Et à cet égard, la notion de « fondamentaux » doit être revue et complétée (le vivre ensemble en fait partie).

Roger-François Gauthier évoque également les questions d’évaluation. Il dénonce en particulier « le recours permanent aux moyennes aveugles ». Pour lui, d’ailleurs, le problème n’est pas tant la note que le harcèlement permanent exercé par les pratiques d’évaluation vis-à-vis des élèves. Et de prôner des évaluations adaptées à la logique curriculaire : démarches pluridisciplinaires, oral, travail collectif, activité de création au sein d’un projet, et des examens par grands champs disciplinaires, avec plusieurs niveaux d’épreuves et un diplôme délivré sous forme d’unités, sans compensation possible.

Tout cela exige aussi une redéfinition du métier. L’enseignant doit acquérir une vision distanciée de sa discipline, connaitre son histoire, son épistémologie, les liens avec les disciplines voisines, avec l’enseignement supérieur et la recherche contemporaine, la réalité sociale et économique de la discipline. C’est à ce prix qu’on pourra construire une nouvelle identité du métier d’enseignant, « en phase avec des responsabilités curriculaires plus que disciplinaires ».
Tout cela en 130 pages, avec une écriture d’une concision impressionnante et une argumentation plus que convaincante. Nous aimerions préciser de tout acteur de l’école actuelle et future devrait lire cet ouvrage.

Francis Blanquart et Céline Walkowiak


Questions à Roger-François Gauthier

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Vous défendez, au chapitre 2, l’idée d’un enseignement curriculaire, mais sans rejeter non plus la nécessité de transmission des savoirs « mis à jour », pour reprendre votre expression. Comment concrétiser cette formule de « compromis » ?
La première question est de savoir si la société, de même que tous les professionnels de l’éducation, attachent une importance aux savoirs scolaires en eux-mêmes. Ou s’ils ne sont, comme c’est souvent le cas en France, que des prétextes à entrainement intellectuel et à épreuves de sélection des élèves.
Si on pense qu’avec ce que les élèves apprennent à l’école se jouent des choses irremplaçables pour chacun et pour la vie collective, alors la question de la pertinence et de la valeur de ces savoirs (au sens le plus large) pour les élèves, comme de la cohérence tout au long du cursus et jusqu’aux évaluations, devient centrale. Avec un enseignement curriculaire, c’est bien à l’équipement réel de tous les élèves qu’on s’intéresse. En lui-même.

À propos des savoirs à enseigner, vous regrettez que ne soit pas fait davantage un « inventaire critique de l’héritage scolaire », faute de quoi on peut « laisser les élèves perdre leur temps sur des savoirs morts ou ignorer des choses devenues indispensables ». Comment pourrait-on faire cet inventaire critique et au nom de quels principes éducatifs ?
Aucune époque scolaire n’a de fait repris l’héritage antérieur, mais les évolutions souvent hâtives ou les maintiens déraisonnables ont rarement résulté de décisions claires et muries, avec des évaluations objectives, qui poseraient aux programmes en vigueur un petit nombre de bonnes questions.

Questions posées en fonction de quelques principes, en effet, comme ceux que j’ai tenté de formuler. Si on enseigne quoi que ce soit sans le justifier, à soi-même et chaque fois que possible aux élèves, en le rattachant à des principes et en explicitant des choix, on conforte tous ceux qui de par le monde disent et vont dire de plus en plus souvent qu’on peut se passer de l’école. Apprendre n’est pour personne une petite affaire, n’est jamais un acte neutre : c’est une aventure difficile, individuelle et collective, qui nécessite un lieu légitimé et protégé d’élaboration complexe dans le temps. Ça s’appelle l’école.

Comment associer les enseignants aux choix faits dans les contenus à enseigner ? Quand on voit comment sont vécus les temps de concertation ou de consultation nationale, on peut douter de leur efficacité. Quels autres moyens ?
Ces consultations en effet sont depuis longtemps discutables : s’agit-il d’ouvrir le débat une fois toutes les x années à l’occasion d’un changement éventuel, que les personnels attendent rarement, puis de retourner au grand jeu sur le sacrosaint programme à boucler ? Ou bien ne faut-il pas que les réflexions sur le curriculum, sur la fonction sociale des savoirs scolaires, sur l’ensemble des choix dont le curriculum est porteur (y compris la structuration en socle, en disciplines), que la notion d’évaluation et de changement de programme, que tout cela soit dans l’équipement central et initial de tous les enseignants ?

Êtes-vous marginal dans votre réflexion, parmi les hautes instances de l’Éducation nationale ? L’école que vous imaginez et défendez a-t-elle une chance de voir le jour ? En aura-t-on le temps ?
Il ne faut pas avoir de complaisance à se trouver dans les marges, mais il faut accepter d’y aller quand on perçoit en effet qu’au cœur, règne quelque conformisme immobiliste. Dans votre question, il y a ces « hautes instances », qui ne me plaisent pas : les grandes décisions sur les curriculums ne doivent pas évoquer quelque liturgie secrète, mais être au centre d’un débat citoyen, comme c’est le cas, ou devraient l’être, sur les grandes questions relatives à l’environnement. Est-ce moins important ?

« Les chances que… » ? Les classes dirigeantes françaises, dit autrement, continueront-elles à se désintéresser de la question scolaire, dans l’illusion que cette école française convient bien à leurs enfants et au jeu social dans lequel elles s’inscrivent ? Ou bien surmonteront-elles leur propre myopie en voyant que leurs propres enfants eux-mêmes ne sont peut-être pas (prenons-les par ce qui leur parle !) préparés parfaitement au jeu du monde ? Et que notre école, notamment parce qu’elle crée de l’injustice en ne diffusant pas suffisamment la culture, sous toutes ses formes, ne prépare pas à la société les lendemains attendus ?

Propos recueillis par Céline Walkowiak et Francis Blanquart